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Comment Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, étend son empire au-delà du luxe

Par Elsa Conesa  et Solenn de Royer

Enquête « LVMH, un Etat dans l’Etat » (1/2). Le milliardaire, PDG du groupe Louis Vuitton-Moët Hennessy, considéré à l’égal d’un chef d’Etat, est devenu le symbole d’une inversion du rapport de force entre le pouvoir politique et les groupes internationaux. Ce qui ne va pas sans faire grincer des dents.

 

Michelle et Barack Obama ne sont finalement pas venus. Personne ne sait s’ils étaient vraiment annoncés, mais qu’importe. La rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre chez les célébrités conviées le 20 juin à l’extravagant défilé Louis Vuitton sur le Pont-Neuf, à Paris. Et tout le monde y a cru. La marque, il y a seize ans, s’était bien offert une campagne de publicité avec Mikhaïl Gorbatchev, la main posée sur un sac Vuitton à l’arrière d’une voiture, devant le mur de Berlin… Comment résister au plus grand groupe de luxe du monde ?

 

Un sommet du G20 n’aurait pas été mieux sécurisé : nuée de berlines noires aux vitres teintées alignées sur les quais de Seine, transformés gracieusement pour le groupe en parking VIP, gardes du corps à oreillettes, dizaines de policiers mobilisés pour protéger l’aréopage de stars américaines, de Rihanna à Leonardo DiCaprio, venues admirer le premier défilé du créateur Pharrell Williams… Zélée, la préfecture avait bouclé tout le quartier, suscitant des embouteillages monstres. « Sachez que M. Arnault crée beaucoup d’emplois », s’est entendu répondre par un vigile une riveraine excédée.

 

Dans un pays comme la France, être l’homme le plus riche du monde (ou le deuxième, en alternance avec Elon Musk), confère un statut particulier. Personne ne le formule ainsi, mais nul ne le conteste : le PDG de LVMH, Bernard Arnault, est considéré à l’égal d’un chef d’Etat. Jamais, avant lui, la France n’avait occupé la première place de ces classements dont la presse américaine raffole. Tout aussi inédit, le fait qu’une entreprise atteigne une valorisation supérieure au budget de l’Etat, entre 400 et 500 milliards d’euros. « Pour la première fois en France, où il n’y a rien au-dessus de l’Etat, un particulier est plus puissant que le roi », résume l’économiste et philosophe Jérôme Batout.

Bernard Arnault, indissociable du groupe dont lui et sa famille sont propriétaires à 48 %, est le seul patron non américain à disposer d’une telle puissance de feu. Le symbole d’une inversion du rapport de force entre le pouvoir politique et les grands groupes, à l’œuvre au niveau mondial. « Les grandes entreprises sont des organisations dont la puissance excède désormais la seule sphère économique, écrit l’essayiste Olivier Basso dans son ouvrage Politique de la très grande entreprise (PUF, 2015). Elles participent à la création du monde dans lequel nous vivons. De fait, elles sont devenues des acteurs politiques. » Un pouvoir sans frontières, sans légitimation démocratique, et par nature concurrent des Etats. « Bernard Arnault est arrivé à un niveau de puissance économique tel qu’il a inversé le rapport de force avec le politique,abonde le député de Paris Gilles Le Gendre (Renaissance). Il n’y a pas d’autres cas dans l’histoire en France. »

L’homme des présidents

La puissance de LVMH et de l’homme qui le dirige est désormais un fait politique. En face, même à l’Elysée, certains conseillers ne sont pas dupes de leur propre pouvoir. L’intéressé, lui, fait mine de ne pas comprendre. Quand on le rencontre, mercredi 26 juillet, avenue Montaigne, au siège parisien de son groupe, Bernard Arnault vient tout juste de signer un chèque de 150 millions d’euros qui va permettre au Comité d’organisation des Jeux olympiques de boucler, enfin, son financement. Cela fait des mois que les pouvoirs publics remuent ciel et terre pour le convaincre. « La puissance n’est pas mon objectif, assure-t-il. Dans mon métier, cela ne veut rien dire. Ce qui compte, c’est le désir. »

 

Cette influence sans frontières se décline dans toutes les parties du monde, à commencer par les Etats-Unis. A deux reprises, c’est la Maison Blanche, et non l’Elysée, qui place le milliardaire français à la table présidentielle lors des dîners d’Etat organisés à Washington en l’honneur d’Emmanuel Macron, en 2018, sous Donald Trump, puis en 2022, avec Joe Biden. Bernard Arnault est depuis longtemps lié à M. Trump, auquel il était parfois comparé dans les années 1980. Mais, en réalité, cela fait quarante ans qu’il est reçu à la Maison Blanche. « J’ai connu personnellement tous les présidents américains depuis Reagan », admet-il. Le jeune patron de Dior avait observé, admiratif, l’ancien acteur américain « fermer la soirée en dansant ». Il n’avait pas encore les honneurs de la table présidentielle. « Je suis monté en grade depuis ». Il y a eu aussi cette réception sous Bill Clinton, avec Jacques Chirac, qui s’était endormi pendant le concert, réveillé par un coup de coude de Bernadette. Et lorsqu’il a revu Joe Biden, en 2022, l’ancien vice-président se souvenait avoir échangé avec lui dix ans plus tôt dans le secrétariat du bureau Ovale, alors occupé par Barack Obama. Le dirigeant le répète, il croit au temps long.

Cette antériorité lui permet de faire exempter ses champagnes des sanctions douanières décidées en 2019 par Donald Trump contre les vins français, sans l’aide de l’Etat ou de ses diplomates, lesquels admettent volontiers qu’ils n’y seraient sans doute pas parvenus seuls. « Je ne taxe pas [le champagne de Bernard Arnault] parce qu’il est venu aux Etats-Unis », explique Donald Trump en marge d’un déplacement au Texas pour inaugurer un atelier Vuitton, dont il veut faire le symbole de la renaissance industrielle du pays. Ses équipes s’inquiétaient de le voir s’afficher avec le président américain, en pleine campagne électorale. Mais Bernard Arnault embarque avec lui à bord de l’Air Force One. « Le président en fonction, c’est le président en fonction », tranche-t-il. Quelques jours plus tard, il se lançait à l’assaut du joaillier Tiffany.

 

Avoir des relations privilégiées avec les dirigeants russes et chinois, qui représentent à eux deux des centaines de millions de consommateurs nouvellement enrichis, est tout aussi stratégique. En 2016, Vladimir Poutine, qui vient d’annuler une visite en France après un différend diplomatique avec François Hollande sur la Syrie, accueille Bernard Arnault au Kremlin et le remercie publiquement, célébrant au passage le succès de l’exposition Chtchoukine à la Fondation Louis Vuitton, qu’il n’a donc pas pu voir à Paris. Entre eux aussi, c’est une vieille histoire : dès 2003, le président de la fédération de Russie était reçu en grande pompe à Saint-Emilion dans le vignoble Château Cheval-Blanc, alors propriété de Bernard Arnault et du milliardaire belge Albert Frère. Il était reparti avec une caisse de vin de différents millésimes correspondants à des dates-clés de sa vie – 1952, sa naissance, 1983, son mariage, 1985 et 1986, la naissance de ses enfants, et enfin 2000, l’année de son arrivée au Kremlin.

Chronique d’une mondialisation réussie

« Il faut parler avec les Russes, explique Bernard Arnault à Paris Match, en avril 2017, alors qu’il se trouve de nouveau à Moscou, au moment où Emmanuel Macron reçoit Vladimir Poutine à Versailles. Les liens entre nos deux pays dépassent les conjonctures politiques. Ils sont historiques, éternels. » Revenu en famille, il a été invité pour interpréter aux côtés de son épouse, Hélène Mercier, pianiste, et de son fils Frédéric un concerto pour trois pianos de Mozart avec l’Orchestre philharmonique de Moscou, dirigé par leur ami violoniste Vladimir Spivakov. La « wonder family », comme l’écrit alors Paris Match, est ovationnée par 2 000 mélomanes triés sur le volet, dans une maison de la musique flambant neuve. Depuis le début de la guerre en Ukraine, Bernard Arnault ne s’est plus exprimé sur la Russie.

 

En Chine, où LVMH réalise près de 30 % de ses ventes, soit quatre fois plus qu’en France, chaque déplacement du milliardaire provoque des attroupements. « Les gens veulent le toucher pensant qu’il apporte la fortune », vante l’un de ses conseillers. Quand le président Xi Jinping reçoit un ministre français, il s’extasie sur Baudelaire et… LVMH, considéré comme partie intégrante de la culture française. Dior est un nom aussi connu dans le monde que celui de Napoléon ou du général de Gaulle, a coutume de dire Bernard Arnault. A Pékin, les relations privilégiées qu’entretiennent de longue date Emmanuel Macron et Bernard Arnault confèrent à ce dernier une considération et un statut particuliers dans un pays où l’institutionnel et la proximité avec le sommet ont toujours été valorisés.

Un privilège évidemment regardé d’un très mauvais œil par les concurrents du groupe. Premières touchées par les tensions géopolitiques, toutes les enseignes hexagonales redoutent d’être un jour ou l’autre victimes d’un appel au boycott des autorités chinoises. Le distributeur Carrefour, dont Bernard Arnault a été actionnaire pendant près de quinze ans, a d’ailleurs failli en faire les frais en 2009. La Mairie de Paris venait de décorer le dalaï-lama, Pékin était furieux. « J’ai demandé au président Sarkozy d’intervenir pour essayer d’arranger ça », admet-il. A l’inverse, les déclarations controversées d’Emmanuel Macron sur Taïwan, en avril, ont servi les intérêts des grands groupes français présents en Chine, à commencer par ceux du luxe.

 

« LVMH, c’est 24 milliards d’euros d’excédent commercial chaque année, dans un pays qui fait plus de 80 milliards d’euros de déficit commercial », a rappelé Bruno Le Maire en 2022, en visitant un atelier Vuitton, dans le Loir-et-Cher. Séduit par cette chronique d’une mondialisation réussie, parfait contre-récit au déclin français, le ministre de l’économie aime croire que si la France « n’a pas les GAFA », elle a les géants de l’économie du luxe. La France racontée par LVMH n’est pas celle de Michel Houellebecq, mais celle d’Emily in Paris, « instagrammable », joyeuse et colorée.

Aux yeux du monde, l’Hexagone est désormais explicitement associé au luxe, sorte de Silicon Valley locale, dont l’extraordinaire croissance est plébiscitée par les marchés financiers : LVMH est dans le top 15 des capitalisations boursières mondiales, juste derrière les géants de la tech. Sa force de frappe financière est supérieure à celle des majors du pétrole américain. Elle pèse à elle seule deux fois plus que les quatre plus grands constructeurs automobiles allemands, cœur de la puissance industrielle et diplomatique européenne. La Bourse de Paris est devenue la capitale du luxe : LVMH représente près de 20 % de l’indice CAC 40, longtemps dominé par les banques, l’aéronautique ou la vieille industrie. Un bouleversement du modèle économique français.

« Outil vaudou »

Pour la première fois, l’entreprise la plus influente du pays n’a aucune relation d’affaires avec l’Etat, ne dépend pas de la commande publique, ni de son pouvoir de régulation. Elle vend des sacs à main, des vêtements, des parfums et des spiritueux à travers ses 75 marques (Dior, Vuitton, Berluti, etc.). Aucun de ses métiers n’est à proprement parler stratégique pour le pays. Avec 40 000 salariés en France, elle n’est pas non plus le premier employeur. Son influence provient donc presque exclusivement de sa richesse, « BA » ayant fait de l’accroissement de celle-ci le projet de toute une vie. « Bernard, vous avez l’air un peu triste », lui fait remarquer un jour le consultant Jean-Noël Tassez (aujourd’hui décédé), qui raccompagne le milliardaire à sa voiture après un dîner, à Saint-Tropez. « Tant que je ne serai pas l’homme le plus riche du monde, je ne serai pas vraiment heureux », répond Bernard Arnault, sans que son interlocuteur, médusé, comprenne s’il s’agit de premier ou de second degré.

 

Une telle hégémonie fait de son PDG une cible toute trouvée dans un pays cultivant la passion de l’égalité. « Le premier milliardaire du monde est français », répète l’« insoumis » Jean-Luc Mélenchon, qui voit là « la pire des offenses ». Dans les manifestations contre les retraites, l’effigie du milliardaire se confondait avec celle d’Emmanuel Macron, tous deux voués aux gémonies. « Cet homme n’est plus une personne, c’est un concept », analyse l’ancien conseiller d’Emmanuel Macron Sylvain Fort, pour qui Bernard Arnault est devenu « l’outil vaudou de la gauche radicale ».

Le siège de LVMH a même été brièvement envahi, le 13 avril, par des émeutiers, qui ont griffonné « Arnault crève ! » sur les murs. L’assemblée générale du groupe, le 20 avril, au Carrousel du Louvre, a dû mobiliser plusieurs cars de CRS et un canon à eau. Sans que personne ne semble s’en émouvoir, a regretté le PDG du groupe du luxe, qui déplore qu’aucun responsable politique n’ait réagi. Notamment à droite, où ses dirigeants redouteraient, comme les autres, de défendre « un des symboles du capitalisme mondial ». « J’ai reçu beaucoup de messages de sympathie, mais pas beaucoup de messages de personnalités gouvernementales ou d’élus. Je m’attendais à mieux », soupire l’intéressé. Le vice-président d’Havas Stéphane Fouks, qui le conseille depuis des années, se désole : « Bernard Arnault est une rock star à l’étranger, ici, c’est un bouc émissaire. »

 

Las des critiques, les dirigeants de LVMH achètent des pages de publicité détaillant la contribution du groupe au pays et aux « territoires », faisant parfois appel à des ministres en exercice pour porter leur voix, comme Bruno Le Maire dernièrement. « Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur le monde du luxe, pour notre pays, ce sont des centaines de milliers d’emplois », vante celui-ci dans un supplément publicitaire de 12 pages du Figaro, publié fin juillet. Les chiffres y sont martelés : plus d’une centaine de sites artisanaux, des rémunérations plus élevées que la moyenne nationale : 52 000 euros par an sans les primes, la participation et l’intéressement, selon Antoine Arnault, fils aîné du PDG et gardien de « l’image » de LVMH. Et, bien sûr, des recettes fiscales, que le groupe chiffre à 4,5 milliards, pour moitié sous forme de TVA.

« On ne fabrique pas des avions de chasse ou des chars d’assaut, mais on est le premier recruteur en France, l’un des premiers investisseurs, et probablement le groupe qui paie le plus d’impôts sur les sociétés », insiste le PDG, ajoutant être « certainement le premier contribuable français à titre privé ». Un peu de reconnaissance de ces politiques, dont il assure par ailleurs ne pas avoir besoin, serait appréciée. Bernard Arnault aurait-il l’ambition de devenir le premier milliardaire célébré dans un pays obsédé, depuis la Révolution, par l’abolition des privilèges ?

La conquête de Paris

En attendant, toute la stratégie de l’entreprise consiste à se présenter comme une composante du patrimoine français, quitte à s’en offrir des morceaux. Comme le nom « Vendôme », que le groupe a tenté de reprendre pour 10 000 euros à la petite commune du Loir-et-Cher, où Vuitton ouvrait deux ateliers de maroquinerie en 2018, afin de l’exploiter pour ses bijoux. Il a été débouté par l’Institut national de la propriété industrielle, saisi par ses concurrents Cartier et Van Cleef & Arpels, les élus de la ville n’y ayant, de leur côté, rien trouvé à redire.

Paris, où se mêlent la culture et l’histoire, le luxe, le rêve et le show-business, est l’écrin parfait pour LVMH, et donc une terre de conquête. « En Chine, Paris, c’est hyperfort et hyperattractif », souligne Bernard Arnault. Le groupe de luxe n’a de cesse de vouloir s’y étendre, raflant les plus beaux emplacements et modifiant la physionomie de la ville avec la bénédiction de la Mairie. Tous les lieux emblématiques de la capitale sont désormais dans son portefeuille : le bois de Boulogne, avec la Fondation Louis Vuitton et ses expositions spectaculaires, le Jardin d’acclimatation, et bientôt le Musée des arts et traditions populaires, qui mettra en valeur les métiers du groupe, le quartier du Pont-Neuf avec la Samaritaine, la place Vendôme, les Champs-Elysées, où LVMH envisage d’ouvrir un premier hôtel Vuitton… Même à Saint-Germain-des-Prés, berceau de la vie intellectuelle parisienne, une boutique Vuitton a remplacé la mythique librairie La Hune, il y a dix ans.

 

Le luxe fait rayonner Paris, affirment à l’unisson les dirigeants du groupe et les équipes de la Mairie, qui se renvoient les compliments. « Ce défilé sur le Pont-Neuf, c’est bien pour nos maisons, mais c’est aussi bien pour Paris », souligne ainsi Bernard Arnault. « Deux milliards de téléspectateurs, c’est spectaculaire ! Jamais nous ne pourrions nous payer une campagne pareille ! », s’enthousiasme à son tour le premier adjoint socialiste d’Anne Hidalgo, Emmanuel Grégoire, pour qui « être de gauche, c’est aider nos champions économiques et non pas, par aigreur ou par calcul, faire obstacle à leur développement ».

Les liens entre la Mairie de Paris et le groupe sont anciens et parfois incestueux. Le socialiste Christophe Girard fut ainsi « directeur de la stratégie mode » de LVMH pendant six ans, à l’époque où le groupe développait son projet de fondation, tout en étant l’adjoint du maire Bertrand Delanoë. Aujourd’hui, c’est le lobbyiste Marc-Antoine Jamet, secrétaire général du groupe, qui veille aux intérêts de LVMH dans la capitale, dont il a fait son terrain de chasse. Difficile de trouver un élu qui n’ait pas, un jour ou l’autre, eu affaire à cet homme qui pratique le mélange des genres à merveille. Tantôt à l’Elysée en tant que maire (socialiste) de Val-de-Reuil (Eure), le voilà à Pékin avec Emmanuel Macron comme secrétaire général de LVMH, commentant sur Twitter les interventions du président. Puis, à Paris, comme président du comité des Champs-Elysées pour défendre à l’Hôtel de ville l’ambitieux projet de rénovation imaginé par les enseignes de l’avenue, qui a d’ores et déjà été endossé par la Mairie. « Je fais du funambulisme entre travail et capital, marché et Etat, solidarité et entreprise », théorise l’intéressé en 2016, alors qu’il est décoré par son ami Bernard Cazeneuve. Le lobbyiste de LVMH est tellement présent dans les allées du pouvoir que nombre de jeunes élus sont persuadés qu’il a été député.

Amende symbolique

« Cette équipe est complètement naze », hurle-t-il quand les services d’Anne Hidalgo s’avisent de fermer la rue de Rivoli à la circulation, bloquant l’accès des cars de touristes à la Samaritaine. « C’est hors de question ! Les Chinois ne marchent pas 100 mètres ! », panique-t-il. C’est lui aussi qui supervise la privatisation du Pont-Neuf pour le défilé Vuitton, facturée 183 987,42 euros à LVMH, en vertu de la grille tarifaire votée en conseil municipal. Lui qui y assiste aux côtés de la maire de Paris, Anne Hidalgo. Au premier rang, Bernard Arnault, qui confie « apprécier » la maire de Paris, a préféré s’entourer des deux stars américaines Beyoncé et Jay-Z. « Est-il acceptable de privatiser tout un quartier pour 1 700 personnes triées sur le volet, qui, pour certaines, font un aller-retour en avion sur la journée ? », s’interroge David Belliard, adjoint écologiste chargé de la transformation de l’espace public, qui n’avait pas été consulté.

Quelques semaines plus tôt, une autre publicité de LVMH sur l’espace public avait été dénoncée par les élus écologistes : la statue à l’effigie de l’artiste japonaise Yayoi Kusama, érigée devant la Samaritaine, portant le logo de Vuitton. La marque a été sommée de retirer son célèbre monogramme et rappelée à l’ordre avec une amende symbolique, « de l’ordre de 45 euros », selon les services d’Anne Hidalgo, plus tout à fait certains de l’avoir finalement infligée. Il y a aussi ces berlines garées en permanence devant l’hôtel Cheval-Blanc, au-dessus de la Samaritaine, où « BA » reçoit ses invités de marque, que la police municipale verbalise avec constance, au grand dam d’Anne Hidalgo, qui tient à conserver de bonnes relations avec le milliardaire. « Il faut arrêter de les pourchasser ainsi », insiste son cabinet, systématiquement alerté par l’entreprise, auprès d’Ariel Weil, le maire de Paris Centre.

 

La droite parisienne commence à s’interroger, elle aussi, sur cette emprise croissante de LVMH sur la capitale. A l’automne 2022, les élus Les Républicains (LR) du Conseil de Paris se sont joints aux Verts pour demander l’interruption de travaux menés par le groupe dans l’ancienne école polytechnique, sur la montagne Sainte-Geneviève. L’entreprise va prendre à sa charge la rénovation de ce bâtiment classé, qui doit devenir un centre de conférences, sur lequel elle aurait un droit de tirage. Elle a récupéré à ce titre un permis de construire accordé à l’école grâce à une procédure dérogatoire. « On a le sentiment que Bernard Arnault fait ce qu’il veut à Paris, explique l’élue Anne Biraben (LR). Parfois, vous devez remplir douze formulaires pour acheter une gomme, mais là, l’Etat délègue sans problème la restauration d’un monument historique. »

L’opposition s’inquiète aussi de l’influence de LVMH sur d’autres chantiers, comme celui du Louvre, où est envisagée l’ouverture d’une nouvelle porte d’accès. Le groupe de luxe, qui en est l’un des grands mécènes, entend faciliter la circulation des visiteurs depuis le musée jusqu’à la Samaritaine, et compte bien peser sur les arbitrages. « Les milliardaires veulent toujours faire des travaux pour tout transformer, admet l’ancien adjoint d’Anne Hidalgo Jean-Louis Missika. Ce sont souvent des quartiers protégés. C’est une négociation permanente. On leur dit parfois non. » Mais aussi, très souvent, oui, la ville y trouvant son intérêt. La Mairie assure ainsi avoir fait « une bonne affaire » en cédant à LVMH, sans appel d’offres, le Musée national des arts et traditions populaires, qui aurait nécessité 20 millions d’euros de désamiantage. « Le non-dit derrière tous ces projets, c’est quand même la paupérisation des moyens du secteur public », déplore Emmanuel Grégoire.

Opérations immobilières

Bernard Arnault a d’ailleurs toujours considéré que « ce qu’il est convenu d’appeler le “bien public” n’est pas du seul ressort de la responsabilité des gouvernements », expliquait-il, il y a plus de vingt ans, dans un entretien aux Echos à propos de son projet de fondation. Laquelle devait témoigner « du fait que le groupe n’a pas seulement une identité financière ». Celle-ci a bénéficié de 518 millions d’euros de déductions fiscales pour un budget total chiffré à 790 millions d’euros, selon la Cour des comptes. Un coût si élevé pour les finances publiques que le gouvernement a dû modifier la loi sur le mécénat pour ramener la réduction d’impôt de 60 % à 40 %, en 2020.

Certaines opérations immobilières parisiennes impliquant le leader du luxe se règlent directement au sommet de l’Etat. C’est Matignon qui bloque, en 2016, le rachat par LVMH de l’hôtel de l’Artillerie, mis en vente par le ministère de la défense et convoité par Sciences Po. Bernard Arnault a lui aussi vu l’extraordinaire potentiel pour ses marques de cet ancien couvent du XVIIe siècle, au cœur de la rive gauche. D’emblée, il propose 100 millions d’euros, au moins 15 millions de plus que Sciences Po, et se montre prêt à aller plus loin. Des prix fous circulent − trois ou quatre fois supérieurs à l’offre de Sciences Po. Son budget est vu comme sans limite.

« BA » et ses émissaires font le siège des décideurs – Elysée, ministère des armées, Mairie de Paris. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, cherche à en tirer le meilleur prix ; François Hollande est embarrassé ; Anne Hidalgo tergiverse. « Sciences Po doit reprendre l’Artillerie », tranche finalement Manuel Valls, alors premier ministre. L’école du pouvoir cherche depuis des années à s’agrandir. Pour la prestigieuse institution aussi c’est un enjeu d’image. « En plein cœur de Paris, c’était un atout pour notre enseignement supérieur, fait valoir aujourd’hui l’ancien premier ministre. Un projet porteur pour l’aura internationale de la France ». Une autre forme de rayonnement.

 


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https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/08/08/bernard-arnault-et-les-politiques-la-puissance-d-un-groupe-au-c-ur-de-la-republique_6184752_823448.html

Bernard Arnault et les politiques, la puissance d’un groupe au cœur de la République

Enquête« LVMH, un Etat dans l’Etat » (2/2). Le milliardaire a cultivé des relations avec tous les présidents depuis son entrée dans le monde des affaires, il y a plus de quarante ans. Son carnet d’adresses, sans égal au sein du pouvoir, lui assure un rayonnement discret mais efficace.

Une divine surprise. Ce lundi 21 juin 2021, Emmanuel et Brigitte Macron arrivent sous la lumineuse verrière de la Samaritaine, qui ouvre enfin ses portes, après seize ans et 750 millions d’euros de travaux. La visite a été tenue secrète jusqu’au dernier moment. Convié par son nouveau propriétaire, Bernard Arnault, Emmanuel Macron se dit « fier »d’inaugurer ce « trésor patrimonial », savourant les applaudissements des 800 employés, debout sur le double escalier restauré à la feuille d’or.

 

C’est la première fois qu’un président en exercice se déplace pour l’ouverture d’un grand magasin. Depuis que le PDG du groupe LVMH a racheté ce joyau Art déco, ce dernier est dévolu au luxe : 600 marques de prestige, un hôtel cinq étoiles et un restaurant gastronomique, tournés vers le tourisme haut de gamme davantage que vers les Parisiens. « Le groupe LVMH illustre le génie français », se félicite le chef de l’Etat, avant de déambuler avec le milliardaire entre les souliers griffés et les sacs en cuir exotique.

 

Depuis 2017, Emmanuel Macron s’affiche volontiers aux côtés de « [son] cher Bernard », l’homme le plus riche du monde après Elon Musk. « Est-ce la place du président de la République, garant de l’intérêt général, d’aller inaugurer un grand magasin ? », soupire l’ex-conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, qui n’est pas seul à s’interroger. Peu de grands patrons ont droit à pareils égards. L’éternel rival François Pinault, dont l’intimité avec Jacques Chirac est avancée pour minimiser la proximité entre MM. Arnault et Macron, n’a pas eu l’honneur d’accueillir le chef de l’Etat pour l’inauguration de sa Bourse de commerce, en 2021.

 

Tissés quand Emmanuel Macron est secrétaire général adjoint de l’Elysée, leurs liens se renforcent grâce à leurs épouses, qui se croisent à Franklin, le très chic lycée jésuite dans l’ouest de Paris, où Brigitte enseigne à deux des cinq enfants Arnault, Frédéric et Jean. En 2017, le chef d’entreprise, qui déteste pourtant s’exposer, appelle à voter en faveur du candidat d’En marche ! Et ne cesse de le défendre depuis. « C’est une personnalité hors du commun, répète-t-il au Monde.Son orientation économique est en ligne avec ce que je pense être bon pour la France. » Si François Pinault estimait, en 2018, que « Macron ne comprend pas les petites gens », Bernard Arnault, lui, pense « tout le contraire ». A le voir à la télévision « se promener comme ça en France, se faire critiquer, garder son sang-froid et répondre », il le trouve même « extraordinaire ».

Points de convergence

Brigitte Macron est par ailleurs très liée à la fille du milliardaire et compagne de Xavier Niel (actionnaire à titre individuel du Monde), Delphine Arnault. La directrice générale adjointe de Louis Vuitton a rajeuni son look et l’invite à ses défilés. Le soir de la victoire de son mari, le 7 mai 2017, Brigitte Macron porte un strict manteau bleu marine au col argenté signé Louis Vuitton. « Nous sommes très fiers d’habiller la première dame », se réjouira Bernard Arnault devant ses actionnaires. Les maisons concurrentes, qui critiquent mezza voce un contrat de quasi-exclusivité, n’ont pas fini de s’agacer. Les liens entre l’épouse du président et la numéro deux de Vuitton sont si étroits qu’au dîner d’Etat en l’honneur du président chinois, le 25 mars 2019 à l’Elysée, « Brigitte » va chercher « Delphine » pour la conduire jusqu’à la table présidentielle et la présenter à Xi Jinping, sous les yeux médusés des autres convives.

 

C’est encore la famille Arnault qui mobilise son carnet d’adresses pour le gala des pièces jaunes, que Mme Macron parraine, assurant la présence d’artistes maison comme Pharrell Williams ou le groupe de K-pop Blackpink, venus le 28 janvier pour l’édition 2023. Après le concert au Zénith, ces derniers prennent la pose en coulisses devant le président de la République, qui les photographie avec son smartphone. Une scène immortalisée en miroir par Alexandre Arnault, l’un des fils de « BA », qui poste la photo sur Instagram. « La France vous aime, Bernard ! », s’exclame Brigitte Macron à l’occasion d’une visite avec Bernard Arnault à Roubaix, où son Institut des vocations pour l’emploi, intégralement financé par LVMH, a ouvert une antenne sur le campus Jean-Arnault, père de Bernard. « C’est moi qui ai eu l’idée de cette association », précise le dirigeant.

« Je n’ai pas d’amis, je suis le président », avait dû se défendre Emmanuel Macron en 2018 face au journaliste Jean-Jacques Bourdin. Le chef de l’Etat et le patron de LVMH se retrouvent néanmoins plusieurs fois par an à la Fondation Vuitton pour une visite privée, suivie parfois d’un dîner. Il arrive aussi que le chef de l’Etat inaugure lui-même une exposition, comme celle de la collection Morozov, l’événement artistique et diplomatique de la rentrée 2022, dont il a préfacé le catalogue, avec Vladimir Poutine. « Il est aussi venu au concert avec Alexandre Kantorow », précise Bernard Arnault, qui avait invité le pianiste prodige pour l’ouverture de l’exposition. Le piano est une passion qu’il partage avec M. Macron, dans lequel il semble se reconnaître, sans le dire. « Je crois être assez bon dans mon domaine, et lui est exceptionnel dans le sien. »

 

Signe d’une convergence plus vaste entre la famille Arnault et la Macronie, le groupe de luxe s’est adjoint les services des meilleurs collaborateurs du président. Comme Ismaël Emelien, stratège de la campagne de 2017, dont LVMH achète depuis son départ de l’Elysée en 2019 les prestations de conseil en matière d’environnement. Ou l’ancien conseiller spécial Clément Léonarduzzi, conseil du groupe de luxe chez Publicis avant et après son passage à la présidence. A l’inverse, le responsable de la stratégie extérieure, Jean-Charles Tréhan, l’homme de confiance du PDG qui fait la pluie et le beau temps sur les médias du groupe, a été approché par l’Elysée en 2019, quand Macron cherchait un nouveau communicant. S’il n’a pas rejoint le palais, son entregent lui permet de distiller analyses et petits secrets à nombre de journalistes parisiens sur le microcosme politico-médiatique. « LVMH, c’est un Etat dans l’Etat », observe un proche du groupe.

Multiples attentions

Objets de multiples attentions, les ministres sont régulièrement invités aux événements de la Fondation Louis Vuitton, comme le concert privé du rappeur américain Jay-Z, devant lequel se sont déhanchés la ministre de la culture, Rima Abdul Malak, et le ministre de la mer, Hervé Berville, le 14 avril, alors que défilaient les opposants à la réforme des retraites. Plusieurs ministres parmi les plus en vue, comme Gérald Darmanin et Sébastien Lecornu, cultivent une relation personnelle avec le milliardaire ou l’un de ses cinq enfants, qui servent de relais utiles et discrets dans le monde politique et médiatique. Gabriel Attal, lui, a déjeuné deux fois avec « BA », curieux de connaître l’étoile montante de la Macronie.

 

Mais le PDG n’a pas apprécié d’être assimilé à un fraudeur fiscal par l’ex-ministre du budget, quand celui-ci a ciblé les « ultrariches » dans son plan de lutte contre la fraude. « J’ai protesté auprès de lui, admet Bernard Arnault, qui a fait intervenir son fils Antoine. Et d’ailleurs vous observerez que, à la suite de ma protestation, il a rectifié de lui-même. »Quelques semaines plus tard, Attal se rachète en effet dans Challenges. « Je ne peux pas laisser dire que les riches ne contribuent pas pleinement à la nation. Par exemple, Bernard Arnault est le plus gros contribuable français », vante-t-il.

 

L’empressement de Clément Beaune à vouloir taxer les jets privés a tout autant agacé avenue Montaigne, où se trouve le siège du groupe. Le ministre des transports, qui, comme M. Attal, se positionne pour la Mairie de Paris en 2026, a, lui aussi, tenu à s’expliquer auprès d’un des fils Arnault, Frédéric, croisé peu après dans un dîner parisien. « Je n’ai pas parlé des “ultrariches” », se défend-il, assurant qu’il pensait plutôt aux footballeurs. Les politiques savent qu’à tout moment ils peuvent avoir besoin du réseau du groupe, de ses journaux ou de son argent.

Tout l’hiver, les pouvoirs publics ont ainsi tenté de convaincre le milliardaire d’intégrer le quintette de « sponsors premium » des Jeux olympiques afin de boucler leur financement. Un moyen de pression que LVMH utilise pour peser dans certains arbitrages. « J’ai un peu l’impression qu’on a envie de mettre trois heures de colle au premier de la classe parce qu’il a eu une bonne note », prévient Antoine Arnault sur RTL, le 16 octobre, alors que la majorité débat au Parlement de la taxation des superprofits.

 

Mais ce sont surtout les mots d’Emmanuel Macron qui manquent de provoquer une crise politique : le 22 mars sur TF1, il raille le « cynisme » de « ces grandes entreprises prêtes à racheter leurs propres actions » lorsqu’elles réalisent des marges élevées. Ulcéré, le PDG de LVMH interrompt aussitôt les discussions avec le Comité d’organisation des JO, qui le courtise depuis des mois. Le silence ne dure pas, mais l’avertissement est clair. Le 25 juillet, le groupe de luxe finit par officialiser son partenariat, au terme d’interminables négociations qui ont viré au supplice chinois pour les pouvoirs publics. « C’est la seule chose qu’on m’ait vraiment demandée, et à laquelle finalement j’ai cédé », sourit Bernard Arnault.

Champion français

De son côté, LVMH n’a pas craint de faire appel à l’Etat pour ce qui reste à ce jour sa plus grosse acquisition : le joaillier américain Tiffany. Au printemps 2020, le groupe de luxe, qui a conclu le rachat de cet emblème new-yorkais juste avant la crise sanitaire, comprend très vite que Tiffany ne vaut plus les 16 milliards de dollars promis. L’Etat pourrait-il avoir son mot à dire sur l’opération, voire empêcher la vente ? Plusieurs avocats influents sont consultés : François Sureau, apprécié tant d’Emmanuel Macron que de Bernard Arnault – celui-ci aimerait d’ailleurs le voir entrer au gouvernement –, et Antoine Gosset-Grainville, ancien directeur adjoint de cabinet de François Fillon à Matignon, reconverti dans les affaires. Ce dernier est envoyé en éclaireur à Bercy.

 

Bruno Le Maire sait qu’il va irriter à la fois Emmanuel Macron et Bernard Arnault, mais il refuse d’intervenir. Le ministre de l’économie reçoit longuement le PDG de LVMH dans son bureau du sixième étage. L’échange est glacial. « La différence entre vous et moi, c’est que moi, je n’ai rien, lui dit-il. Ou plutôt, si, j’ai deux choses qui ont du prix : ma popularité et mon honneur. Si je perds ça, je n’ai plus rien. » Des propos que Bruno Le Maire n’a pas souhaité confirmer au Monde.

C’est finalement Jean-Yves Le Drian, le ministre des affaires étrangères, qui accepte, au titre du commerce extérieur, dont il a la tutelle, de signer une lettre, datée du 31 août 2020, demandant au groupe de luxe de « différer » l’acquisition de Tiffany du fait de « menaces de taxes sur les produits français ». Dix jours plus tard, LVMH annonce renoncer. « Il nous est interdit de conclure l’accord », déclare Jean-Jacques Guiony, son directeur financier.

Le ministre n’est pas un intime de Bernard Arnault, mais il ne peut rien refuser à l’Elysée. Selon plusieurs sources, c’est le puissant secrétaire général, Alexis Kohler, qui a demandé à M. Le Drian d’intervenir, ce que l’Elysée a toujours nié. Le PDG de LVMH admet, quant à lui, être « allé voir » les deux ministres, mais pour qu’ils protègent son groupe contre de nouvelles taxes américaines. La lettre, qu’aucun autre groupe français présent aux Etats-Unis n’a reçue, n’a jamais été rendue publique, malgré les demandes répétées de plusieurs médias.

 

L’affaire est rapidement ébruitée outre-Atlantique. Mais en France, le monde politique reste silencieux. Les groupes d’opposition sont alertés par la communicante Anne Méaux, proche de François Pinault. Le député (Les Républicains) du Lot, Aurélien Pradié, un franc-tireur qui ne cache pas ses liens avec le fondateur de Kering, est le seul à réagir. Ses collègues du groupe LR tentent de le dissuader. « Je vais organiser un déjeuner avec mon ami Nicolas [Bazire] », propose même le sarkozyste Brice Hortefeux, qui connaît le bras droit de « BA » depuis les années Balladur. Même les élus socialistes, comme le député des Landes Boris Vallaud, en sont convaincus : quand on prétend faire de la politique industrielle, il faut soutenir les champions français.

Une forme d’anoblissement

Le 22 septembre 2020, Aurélien Pradié interroge Jean-Yves Le Drian à l’Assemblée : « Quels intérêts la France a-t-elle servis dans cette affaire ? » Le ministre, les yeux rivés sur sa fiche, évoque la menace de « représailles à la taxe française sur les services numériques ». Est-ce l’effet de ce que le Quai d’Orsay appelle aujourd’hui « la lettre maudite » ? Quelques semaines plus tard, les deux groupes s’entendent sur un prix légèrement revu à la baisse. Et puis « l’affaire tombe aux oubliettes », soupire le député du Lot, qui dénonce une instrumentalisation inédite de la diplomatie française.

 

Dans la sphère politique, Bernard Arnault fascine autant qu’il inquiète. Parmi les nombreuses personnes contactées par Le Monde, celles qui ont accepté d’être nommément citées se comptent sur les doigts d’une main. Les politiques sont pourtant les premiers à se précipiter aux événements du groupe, où l’on croise le Tout-Paris. « J’ai dîné avec ma femme hier chez Bernard Arnault », s’est vanté un jour l’ex-ministre de la justice Dominique Perben, époustouflé par les tableaux de maître et la présence, à ses côtés, de Caroline de Monaco.

Le maire (LR) de Meaux, Jean-François Copé, habitué depuis vingt ans des dîners et soirées musicales du milliardaire, raconte y avoir croisé Tony Blair, l’ancien premier ministre britannique, ami et partenaire de tennis de « BA ». « Il claque des doigts et tout le monde débarque », s’amuse la directrice générale de l’agence Hopscotch, Patricia Chapelotte, qui décèle chez lui « une jouissance à montrer où se situe la vraie puissance ». Etre reçu dans son hôtel particulier ou au siège du groupe serait une forme d’anoblissement. Le député des Alpes-Maritimes Eric Ciotti a été convié à déjeuner avenue Montaigne dès le lendemain de son élection à la tête de LR. « Ce sont eux qui demandent à le voir », assure l’entourage de Bernard Arnault. L’idée qu’il puisse être ainsi courtisé amuse beaucoup le PDG, qui fréquente peu les cercles parisiens. « Je suis flatté que vous puissiez le penser », répond-il en haussant les sourcils.

Difficile d’imaginer aujourd’hui que, lorsqu’il s’est lancé dans la reprise de Boussac au début des années 1980, Bernard Arnault s’inquiétait de ne connaître personne à Paris. Loin de l’establishment, le jeune patron arborait alors un look provincial, blazer à boutons dorés et cravate club. Droite ou gauche, il apprend toutefois vite à ménager ses appuis. C’est la gauche mitterrandienne qui lui met le pied à l’étrier, après l’avoir suffisamment inquiété pour qu’il s’exile trois ans aux Etats-Unis. A Matignon, Laurent Fabius lui permet de reprendre Boussac en 1984 – et sa pépite Dior – avec plusieurs centaines de millions de francs de subventions, et des engagements en matière d’emplois que l’entreprise ne tiendra pas. Quarante ans plus tard, François Hollande, le président qui n’aimait pas les riches, inaugure, lyrique, sa fondation au bois de Boulogne, en 2014 : « Plus qu’un fantastique musée, c’est un morceau d’humanité, qui montre à tous que le rêve peut, à force de génie et de volonté, devenir réalité. »

 

En 2012, les relations entre le milliardaire et le pouvoir socialiste sont pourtant polaires. Bernard Arnault demande à être reçu par François Hollande et Jean-Marc Ayrault, et tente de les dissuader de créer cette taxe à 75 % sur les revenus de plus de 1 million d’euros, promise pendant la campagne. Les autres patrons se contentent de faire passer des messages par le biais de l’Association française des entreprises privées, leur puissant lobby. A la rentrée suivante, la presse révèle que « BA » a déposé une demande de naturalisation en Belgique. Pour Matignon, il ne fait aucun doute que c’est une mesure de rétorsion. Face au tollé, Arnault recule. « Je n’avais pas du tout envie de quitter la France », répète-t-il aujourd’hui, invoquant « une question de fondation, pour les enfants ».

Stratégie de recrutement

La suite du quinquennat, centrée sur les baisses d’impôts, sera plus sereine. « Est-ce qu’il y a des sujets sur lesquels on peut vous aider dans votre combat pour l’industrie ? », propose même le PDG à Arnaud Montebourg à l’issue d’un petit déjeuner avenue Montaigne, pendant l’été 2013. Ce dernier lui tend la liste d’entreprises en difficulté qu’il a préparée. L’imprévisible ministre du redressement productif avait marqué des points en visitant un atelier Vuitton quelques semaines plus tôt, s’extasiant sur les sacs à main. « La France a besoin de vous ! », avait-il déclaré devant les caméras, sous le regard médusé d’Antoine Arnault. « Arnaud Montebourg est un soutien de l’économie », vantera ensuite le patron de LVMH.

François Hollande, qui a quitté l’Elysée il y a six ans, voit toujours le milliardaire. Lorsque, en février, l’ex-président déclare dans Challenges qu’une hausse des impôts est inévitable, « BA » saisit l’occasion d’un déjeuner pour lui rappeler combien son groupe contribue à l’économie. « Il faut comprendre que nous créons beaucoup de richesses en France, c’est anormal de nous faire payer plus d’impôts », se désole-t-il devant l’ancien chef de l’Etat. Il continue aussi de déjeuner avec Nicolas Sarkozy plusieurs fois par an, même si les liens sont moins étroits que par le passé.

Leur amitié remonte à l’époque où Edouard Balladur, dont Bernard Arnault s’était hasardé à prédire un peu vite la victoire à la présidentielle en 1995, était premier ministre et Sarkozy ministre du budget. Ce dernier est alors régulièrement convié sur le yacht de l’homme d’affaires. Fasciné par sa fortune et sa réussite, il choisit même « [son] ami Bernard » comme témoin lorsqu’il épouse Cécilia. Et le convie bien sûr au Fouquet’s le soir de sa victoire, avec son ami intime Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Edouard Balladur, recruté en 1999 par Bernard Arnault pour piloter sa holding familiale.

 

En 2007, la fortune du milliardaire pèse dix fois moins qu’aujourd’hui. Mais à l’Elysée, Nicolas Sarkozy veille sur ses intérêts, faisant pression sur les héritiers de la famille Hermès pour qu’elle cède aux avances de LVMH, ou sur le gendarme de la Bourse, qui enquête sur l’opération. Sarkozy facilite aussi sa reprise du quotidien Les Echos, contre l’avis de sa rédaction. Les collaborations avec le pouvoir sont multiples. Bernard Arnault « prête » au président son directeur juridique, Patrick Ouart, nommé conseiller à l’Elysée en 2007. Symétriquement, LVMH achète à partir de 2013 les services de l’ancien responsable du renseignement, Bernard Squarcini, aujourd’hui soupçonné d’avoir profité de sa position pour obtenir des informations confidentielles au bénéfice du groupe.

 

Tous ces présidents, « j’ai eu l’occasion, et la chance peut-être, de tous les connaître relativement bien », euphémise le milliardaire. A l’entendre, ce sont eux qui viennent le consulter depuis quarante ans qu’il est dans les affaires. Lui n’a « rien à demander au gouvernement ». Cette proximité au plus haut niveau s’est toujours doublée d’une stratégie de recrutement de hauts fonctionnaires, anciens ministres ou élus, plus volontiers pratiquée par des entreprises ayant affaire avec l’Etat. Un stagiaire de l’ENA est régulièrement placé aux affaires publiques. Outre Nicolas Bazire, pilier du groupe depuis vingt-cinq ans, LVMH s’appuie aussi pour son lobbying parisien sur le socialiste Marc-Antoine Jamet, engagé du temps de la splendeur des réseaux fabiusiens. « C’est dommage, tu sais, il t’en veut », glisse un jour ce dernier à l’ex-ministre de l’économie Michel Sapin, qui a refusé de recevoir personnellement Bernard Arnault à Bercy pour parler d’un sujet fiscal.

« Plus besoin de faire du lobbying »

Si d’autres groupes piochent dans le monde politique – Kering a recruté l’ex-conseiller de Macron, Sylvain Fort –, LVMH a largement distancé ses rivaux, qui conviennent être bien moins introduits dans les cercles du pouvoir. Avenue Montaigne, la teinte politique des recrutements tend toutefois à diminuer à mesure que le poids de la France reflue dans l’activité du groupe. Et que le pouvoir politique s’affaiblit. « Nous sommes si gros, si puissants que nous n’avons même plus besoin de faire du lobbying, ça se fait tout seul », sourit un membre de l’équipe dirigeante de LVMH.

Ces amitiés et réseaux ne disent pas grand-chose des convictions du milliardaire. Comme la majorité des patrons, il est libéral et hostile à la pression fiscale. Davantage que d’autres, il tend à voir la France comme un pays « socialo-marxiste »et « antiréussite », comme il l’a déclaré sur France Inter. C’est pour tenter de faire contrepoids à une presse jugée trop perméable aux idées de gauche qu’il a investi dans les médias, dont la fragile économie est déjà dépendante de ses budgets publicitaires colossaux, y compris outre-Atlantique.

 

La rédaction du Parisien, qu’il possède depuis 2015, se désole ainsi qu’aucune « une » n’ait été consacrée aux manifestations contre la réforme des retraites cet hiver, sauf pour parler des violences. Il y a eu aussi ce titre jugé impertinent lorsque Emmanuel Macron a attrapé le Covid (« Macron reconnaît un moment de négligence », disait la « une »), qui a valu à son directeur de la rédaction, Jean-Michel Salvator, une convocation avenue Montaigne. « Si vous ne vous sentez pas capable de faire ce job, on va trouver quelqu’un qui le sera », l’avertit Bernard Arnault. Radio Classique a, de son côté, renoncé aux interviews politiques en 2022, alors que démarrait la campagne présidentielle, soumise à des règles de pluralisme. Le milliardaire mélomane ne supportait plus d’entendre gloser des politiques de gauche sur son antenne.

« Mot magique »

Posséder Paris Match ou Le Journal du dimanche, sur lesquels Vincent Bolloré vient de mettre la main en prenant le contrôle de Lagardère, lui aurait permis d’accroître encore son influence sur la sphère politique, même s’il nie s’y être intéressé. Bernard Arnault garde aussi un œil sur le magazine Point de vue, l’un des trois titres français les plus lus à l’étranger, s’il venait à être cédé par son rival, François Pinault. Celui pour qui Dior est un « mot magique », évoquant « à la fois Dieu et or », a un faible pour les têtes couronnées, dépositaires d’une partie de l’histoire du Vieux Continent. En 1997, il était au premier rang aux funérailles de Lady Di, assis devant l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing.

 

Prudent, Bernard Arnault refuse de s’exprimer sur la droitisation des médias possédés par Vincent Bolloré. « Moi, je ne me mêle pas des affaires des autres », répète-t-il. Selon certains de ses proches, il est un téléspectateur fidèle de CNews, cette « Fox News » à la française qui incarne le virage éditorial voulu par l’industriel breton. Début juin, le PDG de LVMH a discrètement convié Pascal Praud, l’animateur vedette de la chaîne, pour « un thé » avenue Montaigne. Ce dernier avait tressé les louanges du géant du luxe au lendemain de la tentative d’invasion de son siège, détaillant sa contribution à l’économie française. « Je voudrais convaincre les sans-culottes de l’avenue Montaigne que non seulement LVMH n’est pas le problème, mais qu’il est sans doute la solution pour la France », avait-il conclu. « Vous êtes le seul à avoir dit ça », le remercie « BA ». L’entourage du grand patron hésitera pourtant à confirmer l’entrevue. Le groupe préfère se tenir à distance des discours clivants qui risqueraient de déplaire à ses clients.

Le scénario, redouté dans les milieux d’affaires, d’une victoire de l’extrême droite en 2027 s’apparente pour lui à « de la politique-fiction ». Difficile, pourtant, d’imaginer qu’un groupe aussi dépendant de l’image de la France n’ait pas évalué ce risque. « Quand je regarde le programme économique de Mme Le Pen ou celui de M. Mélenchon, je suis terrifié », confirme Bernard Arnault. Pas au point d’envisager l’exil, comme il y a quarante ans, lorsque la gauche est arrivée au pouvoir. « En 1981, j’étais libre comme l’air, je n’avais pas vraiment commencé dans les affaires. Aujourd’hui, je suis quand même un peu attaché à la France… » Vus de son bureau de l’avenue Montaigne, au neuvième étage du siège, les politiques ne sont, de toute façon, que de passage.