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Le cinéaste Jacques Rozier, figure de la Nouvelle Vague, est mort

L’auteur de cinq longs-métrages aussi désordonnés que lumineux parmi lesquels « Adieu Philippine » ou « Vive le cinéma/Jeanne Moreau » est mort le 2 juin, à l’âge de 96 ans.

Par Isabelle Regnier

 

Jacques Rozier au festival de cinéma d’Alès, en mars 1996.

 Jacques Rozier au festival de cinéma d’Alès, en mars 1996. PATRICE TERRAZ / DIVERGENCE

 

Jacques Rozier est mort, vendredi 2 juin, à l’âge de 96 ans, a confirmé au Monde sa collaboratrice samedi. Ce grand rêveur devant l’Eternel n’aura offert finalement au cinéma que cinq longs-métrages (Adieu Philippine, Du Côté d’Orouët, Les Naufragés de l’île de la Tortue, Maine Océan, Fifi Martingale) et une poignée de courts, autant de films libres comme le vent, désordonnés et cacophoniques comme la vie, autant d’invitations à larguer les amarres, à célébrer, dans un esprit d’aventure échevelé, les puissances utopiques de la fiction.

On aurait aimé s’abandonner encore et encore au magnétisme de ses échappées océanes, affranchies du diktat du temps et de la grise routine urbaine, dont chacun de ses films finissait par épouser la forme. On aurait voulu naviguer, au moins encore une fois, aux côtés de ses personnages poétiques, qu’un petit grain de folie et un arrachement à leur milieu d’origine faisaient dérailler dans un élan de fantaisie sans équivalent. Lui qui n’aspirait à rien d’autre qu’à faire un grand cinéma populaire, mais dont les films ne furent jamais célébrés qu’à l’intérieur des cercles cinéphiles, n’aurait pas demandé de mieux. Mais cette rareté, il le savait, aura été le prix de son insolente liberté.

 

Comme Jean Vigo, grand magicien du naturalisme dont il fut le descendant légitime, Jacques Rozier aura été une comète dans le ciel du cinéma – comète à combustion lente, dont la poétique lumineuse, mélange de fantaisie onirique et de matérialisme forcené, ne manque pas d’opérer chez qui s’y abandonne une légère altération de la perception.

Comète dans le ciel du cinéma

Cette alchimie trouve ses racines dans une inspiration ouverte à tous les vents, puisant aussi bien dans la poésie et la littérature que dans la chanson populaire, le théâtre de boulevard, la réalité prosaïque de la vie de bureau et des vacances organisées. L’hétérogène, le frottement, le hiatus en étaient la sève, qu’il obtenait en confrontant de jeunes acteurs inconnus à des vedettes populaires qu’il sortait de leur zone de confort (Pierre Richard, Jacques Villeret, Luis Rego, Jean Lefebvre, Bernard Menez…), en télescopant des séquences documentaires prises sur le vif avec des moments de comédie pure, en mixant toutes sortes de langues, d’accents, de sons dans une vrombissante cacophonie…

Le mouvement naissait du départ, de la fuite, de l’abandon de la ville pour le bleu infini de la mer, le territoire utopique des îles où échouaient tous ses films. Sur ces lieux enchanteurs, coupés du monde, Rozier installait son petit théâtre, débauche d’intensité désordonnée vouée à se diluer, in fine, dans le trop-plein, le ratage ou l’inachèvement, qui refabriquait en plus beau, et en plus fou, le cocktail de joie et d’amertume qui fait la saveur de la vie. Ses films célébraient l’esprit de leur époque, de la société de consommation triomphante, de l’enthousiasme et du désir qu’elle attisait furieusement, sans rien occulter de sa superficialité ni de son toc. Peuplés de personnages inassignables, bourrés de contradictions, ils s’offraient au spectateur comme autant d’invitations à se les approprier, sans jamais imposer de lecture univoque.

Le mouvement naissait du départ, de la fuite, de l’abandon de la ville pour le bleu infini de la mer, le territoire utopique des îles où échouaient tous ses films.

Sur ses tournages, Rozier opérait en grand cuisinier (qu’il était par ailleurs), concoctant des ambiances en manipulant son monde pour faire monter la sauce jusqu’à ce qu’elle déborde dans le film et produise le cas échéant des scènes d’anthologie confinant au sublime. Est-il possible d’oublier l’interminable préparation du congre par Bernard Menez, l’employé de bureau falot que martyrisent, dans Du côté d’Orouët, trois espiègles jeunes filles en fleur ? Commencée au milieu de l’après-midi, la scène fut finie de tourner à 4 heures du matin, comme le raconte Jean-François Stévenin, dans Jacques Rozier, le funambule (ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Burdeau et unique monographie du cinéaste à ce jour, coédité en 2001 par le Centre Pompidou et Les Cahiers du cinéma), qui était assistant réalisateur sur le film.

De la durée, de l’épuisement aussi, naît une forme de disponibilité qui permet d’informer la fiction par la réalité du tournage et de lui donner cette spontanéité si émouvante – les rapports entre les filles et Bernard Menez, l’ivresse qui montait, l’épuisement qui gagnait, la léthargie chaotique qui s’installait, tandis que le congre, à force de mariner dans le bouillon, se décomposait dans une atroce bouillie.

Artisan bricoleur

Débordements, sorties de route incontrôlées, engorgement… Les tournages servaient avant tout à faire dérailler le programme, qui transformaient le cinéaste, au montage, en artisan bricoleur. Répugnant à trancher dans une matière qu’il vénérait par-dessus tout, il réageançait ad libitum ses éléments à coups de frottements, de hiatus, de faux raccords, jusqu’à trouver la recette miracle, une forme de langage partagé. La manière, on le comprend, prenait du temps, un temps que ne pouvaient lui accorder, dans l’économie du cinéma, les producteurs. De Georges de Beauregard à Paulo Branco en passant par Humbert Balsan, ceux qui se sont risqués à le produire se sont tous arraché les cheveux, et aucun n’a jamais fait plus d’un film avec lui.

Capable qu’il était de vivre de peu, parfois même chez les autres (il fut longtemps hébergé chez son complice, le cinéaste Pascal Thomas), en « gitan », disait-il, Rozier vivait hors du temps, à l’image de ses personnages, et en acceptait les conséquences. Au Monde, en 2005, il confiait ainsi : « J’envie les cinéastes qui tournent régulièrement. Le cinéma, c’est comme la peinture, le sujet n’a pas tellement d’importance, mais c’est difficile à expliquer aux producteurs, et je ne suis pas du genre à aller tirer les sonnettes. Je n’ai aucun regret, c’est mon destin, je fais ça parce que je ne peux pas faire autrement. »

Ceux qui se sont risqués à le produire se sont tous arraché les cheveux, et aucun n’a jamais fait plus d’un film avec lui.

Fils d’un inventeur, comme Orson Welles, aimait-il à souligner, né à Paris le 10 novembre 1926, il n’avait qu’un pied dans le cinéma, territoire sanctifié où son désir régnait en maître. Avec l’autre, il évoluait dans la télévision, qui lui permettait de gagner sa vie, d’assouvir une passion pour la technique remontant à l’enfance, d’explorer avec avidité le potentiel de la vidéo, mais aussi d’exprimer sa créativité dans les formats les plus divers. C’est ainsi qu’il négociait sa liberté, selon une éthique toute personnelle élaborée dès sa sortie de l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques, l’actuelle Fémis, qu’il avait intégré en 1949, après quelques errements en fac de pharmacie, et un début de cursus de droit).

Inspiré du néoréalisme italien

Après avoir décroché un stage sur le tournage de French cancan, de Jean Renoir, il a démarré une carrière d’assistant sur les plateaux de télévision, où s’élaboraient, au début des années 1950, les premières émissions de direct – expérience qui lui inspirera la première partie, très documentaire, d’Adieu Philippine. Entre-temps, il aura réalisé deux courts-métrages merveilleux, Rentrée des classes et Blue-jeans, qui contiennent en germe toute son œuvre à venir.

« Blue-jeans » témoigne d’une aptitude, tout à fait nouvelle pour l’époque, à saisir la jeunesse du moment dans ses gestes, son parler, ses modes de vie.

A la croisée de Zéro de conduite, de Jean Vigo, et d’Une partie de campagne, de Jean Renoir, le premier suit la virée buissonnière d’un jeune écolier, le jour de la rentrée des classes, qui décide sur un coup de tête de jeter son cartable à l’eau et de se laisser porter par le courant à sa suite. Avec un ton qui annonce celui de la Nouvelle Vague, et un style inspiré du néoréalisme italien, Blue-jeans chorégraphie le petit marathon de drague de deux jeunes gens dans les rues de Cannes. Témoignant d’une aptitude, tout à fait nouvelle pour l’époque, à saisir la jeunesse du moment dans ses gestes, son parler, ses modes de vie, le film est sélectionné à Venise, repéré par Jean Douchet, qui en fera l’éloge dans la revue Arts, et par Jean-Luc Godard qui présentera bientôt Rozier au producteur d’A bout de souffle, Georges de Beauregard. Ensemble, les deux hommes mettront en chantier Adieu Philippine.

Symptomatique du penchant de l’auteur pour les équilibres instables, ce premier long-métrage fusionnait un projet de film à la tonalité sombre sur les dernières semaines d’un jeune conscrit appelé en Algérie, dans une société française massivement encline à fermer les yeux sur la question, et une comédie musicale frivole sur fond de marivaudage. Pour restituer au mieux la saveur du langage de la jeunesse, Rozier tenait en outre à travailler sans dialogues écrits, en enregistrant les improvisations de ses acteurs en son direct, pour les postsynchroniser dans un deuxième temps. Mais la disparition de toute une partie des sons témoins a entraîné la postproduction dans un long enlisement, qui poussera le producteur à bout et le conduira à résilier le contrat qui le liait.

Révolution cinématographique

Racheté par Carlo Ponti, Adieu Philippine sera finalement présenté à Cannes, mais pas avant 1963, année qui marque la fin de la Nouvelle Vague. Ce film, qui capture avec une grâce inouïe le mouvement d’une société française en pleine transformation (exaltation de la jeunesse, de la sensualité des corps, développement de la télévision, des villages de vacances, guerre d’Algérie…), avec sa dernière scène qui voit les deux jeunes filles courir sur le quai pendant que le bateau emmène leur ami vers le large, au son d’une déchirante chanson italienne, est, avec A bout de souffle, le plus rayonnant emblème de cette révolution cinématographique. Mais si Rozier en a incarné l’esprit tout au long de sa carrière, il se posait d’emblée, par ce retard à l’allumage, dans une forme de décalage qui le rattachait aux grands orphelins de la modernité cinématographique que furent Jean Eustache et Maurice Pialat.

Il consacrait une partie de son énergie à récupérer les droits de ses films, sur lesquels il veillait jalousement, enchaînait courts-métrages et projets pour la télévision, naviguant entre les genres au gré des propositions et de ses envies.

Six ans passeront avant qu’il réalise Du côté d’Orouët, et quatre encore avant qu’il sorte en salle, en 1973. Les Naufragés de l’île de la Tortue suivra en 1976, sous la houlette d’un voyagiste illuminé interprété par Pierre Richard, qu’une croisière organisée sur le thème de la robinsonnade aura tôt fait de transformer en despote de pacotille. En 1986, Maine Océan réunissait deux contrôleurs de la SNCF interprétés par Bernard Menez et Luis Rego, une avocate exaltée jouée par Lydia Feld (compagne et coscénariste du cinéaste), et Rosa-Maria Gomes, une sublime Brésilienne qui entraînera tout ce petit monde dans une fabuleuse samba désarticulée.

Entre ces longs-métrages, Rozier ne chômait pas. Consacrant une partie de son énergie à récupérer les droits de ses films, sur lesquels il veillait jalousement, il enchaînait courts-métrages et projets pour la télévision, naviguant entre les genres au gré des propositions et de ses envies. Une visite sur le tournage du Mépris pouvait ainsi donner lieu, en plus du documentaire initialement prévu sur l’art de la mise en scène de Jean-Luc Godard (Le Parti des choses, 1963), à un deuxième film imprévu, inspiré par les nuées de paparazzi qui gravitaient autour de Brigitte Bardot (Paparazzi, 1963).

Imagination, inventivité

Après avoir réalisé un portrait de Jean Vigo, pour la série « Cinéastes de notre temps », en 1964, une commande pour une émission sur les célébrités lui offrait l’occasion d’inviter Orson Welles à la table de Jeanne Moreau, et de produire ainsi un document extraordinaire (Vive le cinéma/Jeanne Moreau, 1965). Qu’il réponde à une commande du magazine Elle(Dans le vent, 1962, un documentaire sur la mode de la cape), ou qu’il s’investisse dans des séries comiques (Nono, Nénesse, 1975, où Jacques Villeret et Bernard Menez jouent le rôle de bébés géants, Marketing Mix, 1978, où le même Menez incarne un cadre dynamique expérimentant les méthodes de marketing dernier cri…), il s’investissait avec autant d’imagination et d’inventivité dans les projets, n’hésitant pas à subvertir jusqu’au non-sens les codes d’émissions de variété dont il lui arrivait de prendre les commandes – Ni Figue ni raisin n°8 (de Corinthe), 1965.

Il enchaînait courts-métrages et projets pour la télévision, naviguant entre les genres au gré des propositions et de ses envies.

Les années passant, l’espace de liberté qu’offrait la télévision s’amenuisait, et l’énergie tous azimuts de Jacques Rozier s’est comme diluée. A l’issue d’une interminable gestation, Fifi Martingale fut présenté au festival de Venise en 2001, où il reçut un accueil bien mitigé, et ce film, qui aura donc été son dernier, n’a jamais trouvé jusqu’à présent le chemin des salles. Venant clôturer la vie d’un cinéaste qui l’accorda comme peu d’autres à l’éthique qui le guidait dans son art, cette fin de carrière en peau de chagrin exhale ce même parfum amer qui imprègne la fin de ses films.

Signe d’une grandeur d’autant plus admirable qu’elle est infiniment humble, cette révérence silencieuse n’aura pas empêché, ces dernières années, toute une génération de cinéaste (de Sophie Letourneur à Guillaume Brac, en passant par Antonin Peretjatko) de reprendre son flambeau, s’inspirant aussi bien de ses méthodes de tournage, de son art de l’échappée, de son goût pour le bricolage « low-fi »… Pour un artiste qui a consacré son œuvre, et sa vie entière, à poursuivre une utopie, on peut difficilement imaginer plus belle postérité.

 

Jacques Rozier en dates

10 novembre 1926 Naissance à Paris

1962 « Adieu Philippine »

1965 « Vive le cinéma/Jeanne Moreau »

1973 « Du côté d’Orouët »

1976 « Les Naufragés de l’île de la Tortue »

2001 « Fifi Martingale »

2023 Mort à l’âge de 96 ans