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Nitrites dans les charcuteries : « En dépit de la certitude de leur effet délétère, le gouvernement se refuse à agir avec fermeté »

Chronique

auteur

Stéphane Foucart

L’absence de volonté des pouvoirs publics sur le dossier n’incline guère à l’optimisme sur leur capacité à prendre à bras-le-corps les questions environnementales, s’inquiète dans sa chronique Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

 

Quelques secondes suffisent parfois à capter l’ambiance morale et politique d’une époque. Une séquence vidéo d’une demi-minute à peine, qui circule ces jours-ci sur les réseaux sociaux, remplit assez bien cet office. On y voit, dans une salle de l’Assemblée nationale, le député Charles Sitzenstuhl (Renaissance), assis derrière un pupitre, dire : « Le texte est rejeté ! » C’était le 12 avril. Il dit cela en classant ses papiers, comme on boucle un bilan comptable avant de passer à autre chose, et son visage est celui de l’indifférence. Le texte en question est la proposition de résolution du député du Loiret Richard Ramos (MoDem), visant à porter à Bruxelles la volonté de la France de débarrasser les viandes transformées des sels nitrités.

« Le texte est rejeté », donc. Comme l’ont été, avant lui, les amendements et la proposition de loi portés par M. Ramos, visant à bannir ces colorants et conservateurs cancérogènes de la charcuterie. Dans la salle de l’Assemblée, où le vote des députés Renaissance achève d’enterrer toute volonté de régler ce problème de santé publique, on s’attend à un mouvement d’indignation. Il ne se passe rien.

Seul Richard Ramos semble comprendre la nature et les conséquences de ce qui vient d’être commis. Blême, il prend la parole pour remercier les députés des groupes ayant soutenu sa résolution et, dans une syntaxe rendue incertaine par la colère et l’effarement, il dit simplement à l’adresse des élus Renaissance : « Vous continuerez à ce que les pauvres puissent mourir. » Il ne fait aucun doute que M. Ramos a raison. Chaque année, la consommation de charcuterie cause en France plus de 4 300 cancers essentiellement colorectaux, selon l’estimation publiée en 2018 dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire, la revue éditée par Santé publique France.

« Cancérogènes avérés »

Alors, à quoi pensaient les députés du parti présidentiel, en torpillant la mesure portée par l’opiniâtre député du Loiret ? Pensaient-ils aux milliers de femmes et d’hommes qu’ils assignent par leur vote à la souffrance et à la mort ? A la solitude et au désarroi des malades à l’annonce de leur diagnostic ? Pensaient-ils aux chimiothérapies débilitantes, aux traumatismes des chirurgies viscérales et aux mutilations qu’il faut souvent endurer pour survivre à ces maladies ? Pensaient-ils plutôt à leur ancienne collègue, Martine Leguille-Balloy, députée (Renaissance) de Vendée jusqu’en 2022 et présidente depuis quelques semaines de la Fédération des industriels charcutiers traiteurs ? A quoi pensaient-ils ? Peut-être à rien, après tout.

 

Pour éviter d’agir, il n’est plus possible de se réfugier, comme d’usage, derrière le doute et l’incertitude scientifiques. La messe est dite, et il n’y a plus nulle part où se cacher. En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer a classé les charcuteries parmi les « cancérogènes avérés ». Et, en 2022, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail a établi le lien entre la présence de sels nitrités dans les viandes transformées et leur potentiel cancérogène.

Fin mars, une opinion scientifique de l’Autorité européenne de sécurité des aliments a encore enfoncé le clou. Ceux qui souhaitent en savoir plus sur l’étendue du scandale se référeront à la remarquable et méticuleuse enquête de Guillaume Coudray sur le sujet (Nitrites dans la charcuterie : le scandale, Harper Collins, 242 p., 19 euros).

Extension du marché des viandes transformées

En dépit de la certitude de l’effet délétère, de sa quantification et de la capacité avérée des industriels à produire des charcuteries sans recourir à ces substances – plusieurs gammes de produits sans nitrites sont déjà disponibles –, le gouvernement et la représentation nationale se refusent à agir avec fermeté. Les industriels se refusent à régler le problème. Pourquoi ? La seule explication rationnelle est la suivante : le risque sanitaire que représentent les additifs nitrés n’est en aucun cas, pour les industriels, un inconvénient. C’est, au contraire, une formidable occasion d’étendre le spectre du marché des viandes transformées. Aux produits nitrités « premier prix » vers lesquels se tourneront les pauvres s’ajoutera progressivement un marché de produits non traités, à forte valeur ajoutée et réservés aux mieux informés, aux plus fortunés.

Du strict point de vue du marché, cette diversification de l’offre est bien plus désirable qu’un nivellement par le haut, qui risquerait de limiter la consommation de cochonnailles et fermerait des occasions de développer des produits haut de gamme au pouvoir d’attraction d’autant plus fort qu’il est garanti par une meilleure sécurité sanitaire. C’est à cette aune qu’il faut comprendre l’indignation et la colère de M. Ramos : le risque de cancer dû à la mauvaise alimentation pèsera démesurément sur les catégories défavorisées.

 

La réponse du gouvernement à ce problème de santé publique est un simple plan d’actions volontaires sans aucune mesure d’interdiction. Cela n’incline guère à l’optimisme sur sa capacité à prendre à bras-le-corps les deux grandes questions environnementales que sont le dérèglement climatique et l’écroulement de la biodiversité.

 

Il est certain que la résolution de ces crises, ou l’atténuation de leurs effets, ne peut passer que par la réduction de la taille de certains marchés dont les opérateurs sont des léviathans : industriels du pétrole et du gaz, de la chimie, des plastiques, des transports, de l’agro-industrie, etc. Comment espérer réguler de tels monstres économiques pour atteindre des objectifs apparemment lointains et impalpables, lorsque des milliers de vies humaines peuvent être, aussi tranquillement, mises en balance avec les intérêts des marchands de saucisson ?