Interdit, Denis Lefèvre relit l’étude graphologique réalisée en 1946 sur le prêtre Henri Grouès, dénichée dans ses archives : « C’est un homme indépendant qui n’admet pas qu’on lui dicte une attitude et s’impose avec violence à autrui. » L’analyse, que Lefèvre avait publiée en 2011 dans son livre Les Combats de l’abbé Pierre, devine derrière la plume du religieux une grande générosité, mais aussi une tendance à la brutalité. Le journaliste ne peut s’empêcher d’y voir un signe qu’il n’a pas su repérer. « Tout était là, le don de soi et la violence. Pourtant, quand je l’ai lue à l’époque, j’en ai juste conclu que l’abbé Pierre était un homme d’excès. »
Denis Lefèvre rencontre le cofondateur d’Emmaüs alors que ce dernier est déjà vieux, et quasiment canonisé par une France admirative de sa lutte contre la misère. Il écrira trois livres concernant sa vie. Le premier narre l’histoire d’Emmaüs. Les deux autres, dont l’un dévoile ses carnets de jeunesse, viennent encore grossir la pile d’ouvrages contant le destin d’Henri Grouès. Aucun des trois n’évoque les fautes de l’abbé : « Jamais je n’ai imaginé qu’il était un prédateur sexuel. J’ai complètement raté le truc, j’ai fait l’éloge du héros comme tout le monde ! »
L’étrangeté sympathique de ce prêtre sans soutane
Pendant toutes ces années où il incarnait la charité à la une des journaux, en librairie et sur les écrans, l’abbé Pierre agressait des femmes. Depuis la révélation de vingt-quatre témoignages accusant le prêtre d’agressions sexuelles, l’icône se désagrège et Denis Lefèvre se questionne : pourquoi lui et tant d’autres journalistes n’ont-ils pas sondé davantage les zones d’ombre de l’abbé ? Dans cette mystification collective, la fabrique médiatique si friande de héros populaires porte évidemment une part de responsabilité. Pendant que des cadres d’Emmaüs et des évêques manœuvraient secrètement pour éviter le scandale, des médias édifiaient une figure semblant si bien incarner la bonté qu’il devenait sacrilège d’interroger ses facettes plus obscures.
L’abbé Pierre était une icône médiatique. La célébrité du capucin élu député s’envole au cœur de l’hiver 1954, quand il lance son appel à la solidarité avec les sans-abri sur Radio Luxembourg. Dès le lendemain, pour la presse et pour tout le pays, il incarne « l’insurrection de la bonté ». La verve rebelle et persuasive, le pseudonyme hérité de la Résistance, la barbe, la cape qu’il ne quittera bientôt plus, l’étrangeté sympathique de ce prêtre sans soutane au service des pauvres : tout est réuni pour en faire le parfait « bon client » d’une presse en quête de voix fortes et de visages identifiés par le grand public.
L’affection des médias et des Français à son égard perdurera jusqu’à sa mort. Même après son éloignement des micros à la fin des années 1950 – on sait désormais que son entourage, sans y parvenir, tente alors confidentiellement de contrôler sa faculté de nuire –, les plateaux télé des années 1980 et 1990 lui offrent leur lumière, sans se questionner outre mesure sur cette curieuse discrétion des deux décennies précédentes. Sans relâche, le sondage annuel du Journal du dimanche vérifie sa popularité. Et, en 1996, son soutien aux thèses négationnistes de Roger Garaudy ne fait qu’écorner son image. L’abbé Pierre reste l’abbé Pierre.
« Comme beaucoup d’icônes populaires, il a émergé dans un contexte social particulier qui lui a donné une grande longévité publique, explique le professeur Marc Lits, membre de l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme de l’Université catholique de Louvain. En 1954, il est le premier à dire, au cœur des Trente Glorieuses, que tout le monde ne bénéficie pas de l’abondance économique. Il visibilise des gens dont on ne parle pas, et offre aux journalistes une incarnation qui leur permet de construire un récit pour traiter un sujet peu alléchant : la pauvreté. » Le jeu médiatique se pratique à plusieurs : en quête de soutien pour Emmaüs et les sans-abri, l’abbé emmène les journalistes sur le terrain. Grâce à lui, les exclus gagnent une voix. Sans lui, ils la perdent. « Les caméras de télévision ne se déplaçaient que s’il était là », raconte Denis Lefèvre. On le fait même débarquer d’un hélicoptère, en décembre 1994, afin de lancer, avec l’association Droit au logement et devant les objectifs parisiens, le squat de la rue du Dragon.
Nous les journalistes, nous ne fabriquons pas des monstres, mais nous construisons la popularité qui les protège.
Pour le journaliste en quête d’incarnation efficace, la figure du grand témoin inspirant est commode. Pour la presse catholique, l’abbé Pierre est une aubaine. « En pleine chute du nombre de prêtres et de pratiquants, on voulait retenir les derniers en vulgarisant le discours théologique via des exemples humains, rappelle Isabelle de Gaulmyn, longtemps journaliste au quotidien La Croix. C’était la mode des incarnations : l’abbé, Sœur Emmanuelle, Jean Vanier… On les mettait en avant pour inciter les lecteurs à suivre leur modèle. Ça marchait en kiosque, mais cette paresse médiatique était dangereuse. On en a fait des saints difficilement critiquables. »
Passé lui aussi par plusieurs rédactions chrétiennes, Luc [le prénom a été changé] porte un regard lucide sur ce qu’il appelle « la starification spirituelle », qu’il a expérimentée avec Jean Vanier, un laïc canadien révéré par les médias chrétiens pour son œuvre auprès des personnes porteuses d’un handicap mental. Après sa mort, deux enquêtes commandées par la fédération associative qu’il avait fondée ont révélé que Vanier avait dissimulé les violences sexuelles de son mentor spirituel et utilisé lui-même son emprise pour agresser de nombreuses femmes. Face à Luc, il avait toujours nié.
« À côté de nous, il y avait dans des cartons des lettres prouvant qu’il mentait ! Quand j’ai appris la vérité, je me suis senti complice, j’ai été le maillon d’une chaîne qui a construit sa légende factice. Nous les journalistes, nous ne fabriquons pas des monstres, mais nous construisons la popularité qui les protège. Avec l’abbé ou Jean Vanier, on était sûrs de vendre nos journaux, nos livres, nos émissions. Ces bons clients étaient presque devenus des marques. » Luc s’impose désormais des règles de prudence pour jauger un personnage charismatique : supporte-t-il la contradiction ? Accepte-t-il de respecter une autorité ? Prudence partagée par les rédactions chrétiennes, qui ont développé au fil des affaires impliquant des clercs, et grâce à la parole des victimes, une attention nouvelle aux phénomènes d’emprise psychique et spirituelle.
Pas sûr, cependant, que nous soyons prêts à questionner la perfection de nos héros. Pourquoi aimons-nous tant les idéaliser ? Le philosophe Marc Crépon esquisse une hypothèse : « Entourés par le mal et les divisions, nous avons besoin de figures rassembleuses qui nous permettent de croire en la possibilité du bien. L’abbé Pierre nous prouvait que la solidarité et la générosité ne sont pas des idées abstraites, et que nous pouvons transcender notre existence au service des autres. C’est pourquoi la révélation de ses crimes est, pour beaucoup, insoutenable. »
De grandes responsabilités
Que se passe-t-il quand un journaliste gratte le vernis d’une personnalité qui semble incarner la sagesse et la bonté et découvre des faits qui brouillent cette image ? La sidération. Élodie Emery se souvient du trouble qui a accompagné la diffusion sur Arte de son documentaire Bouddhisme, la loi du silence, coréalisé avec Wandrille Lanos. Cette enquête prouve – grâce à une archive vidéo de 1993 facilement accessible en ligne – que le dalaï-lama connaissait de longue date les violences commises par plusieurs maîtres bouddhistes. « Depuis la diffusion, je continue à rencontrer régulièrement des gens qui ont envie que je leur dise que le dalaï-lama reste un homme formidable. Le bien qu’il a pu faire est réel, mais il est déjà écrit dans des centaines d’articles et de livres dithyrambiques à son égard ! »
Son enquête montre aussi que Matthieu Ricard, figure du bouddhisme et de l’altruisme, était informé des violences perpétrées par le gourou belge Robert Spatz. Si le moine assure avoir exprimé sa « condamnation » dans une interview et une lettre adressée aux victimes, elle fut minime à l’aune de la gravité des faits… et de sa notoriété. « Certes, il n’est pas l’auteur des crimes de Robert Spatz, mais “with great power comes great responsibility” [un grand pouvoir implique de grandes responsabilités] : quand on a une telle aura, on a le devoir de dire à haute voix ce qui ne va pas. Pour se défendre, il rappelait combien d’enfants il avait aidés avec son association. Mais ce n’était pas le sujet ! Il a exigé d’Arte que son entretien n’apparaisse pas dans le film. » La journaliste est surtout déçue par ses confrères qui se sont peu emparés du sujet. « La plupart ont continué à l’interviewer comme un prophète de la bienveillance, sans creuser. Le système médiatique trouve confortable de valoriser des personnages identifiés comme “les gentils” sans interroger leur complexité. »
Roland Barthes suspicieux
Dans ses Mythologies, dès les années 1950, Roland Barthes s’interrogeait sur le succès de l’abbé Pierre. Il y voyait une « affiche de la charité » masquant « la réalité de la justice ». Cette réalité, à rebours des récits médiatiques consacrant en une un héros performant, est faite de combats menés collectivement, laborieusement, par des monsieur et madame Tout-le-Monde discrets et imparfaits. Aux caméras de savoir les voir, aux plumes de savoir porter leurs voix. Au pluriel.