La France continue à exporter des milliers de tonnes de pesticides ultratoxiques, malgré l’interdiction de cette pratique
La France est devenue, le 1er janvier, le premier pays à prohiber l’exportation de pesticides interdits en Europe. Mais des failles permettent aux géants de l’agrochimie de poursuivre ce commerce décrié.
Par Stéphane Mandard
Un agriculteur pulvérise des pesticides sur un champ de blé, à Arapongas (Brésil), le 6 juillet 2022. RODOLFO BUHRER/REUTERS
C’est une pratique qualifiée d’« odieuse » par les Nations unies, mais que la France et les pays européens ont décidément du mal à arrêter : l’exportation de pesticides dont l’usage est interdit dans l’Union européenne (UE) en raison de leur dangerosité pour la santé ou pour l’environnement.
Pionnière, la France est devenue, le 1er janvier 2022, le premier pays à prohiber ce commerce controversé depuis son territoire. Pourtant, près d’un an après l’entrée en vigueur de la loi, elle continue à exporter massivement des pesticides interdits. Entre janvier et septembre, plus de 7 400 tonnes de substances ultratoxiques ont été acheminées principalement vers le Brésil mais également en Ukraine, en Russie, au Mexique, en Inde ou en Algérie.
Fongicides, herbicides, insecticides : au total, 155 demandes d’autorisation correspondant à une quinzaine de molécules interdites ont été approuvées par les autorités françaises, selon les données compilées par l’association suisse Public Eye et Unearthed, la cellule investigation de la branche britannique de Greenpeace.
Le rapport, publié mercredi 30 novembre et auquel Le Monde a eu accès, met en lumière les failles de la législation. La principale réside dans la loi elle-même. L’interdiction, prévue dans la loi sur l’alimentation promulguée en 2018, s’applique aux produits phytopharmaceutiques « contenant » des substances non autorisées en Europe, mais pas aux substances actives elles-mêmes. Aussi, les industriels peuvent en toute légalité continuer à exporter des produits interdits sous forme pure. Et ils ne s’en privent pas.
Ainsi, la firme américaine Corteva a été autorisée à exporter près de 3 000 tonnes de picoxystrobine, un fongicide interdit en Europe depuis 2017 en raison notamment de son potentiel génotoxique. Première destination, le Brésil et ses cultures de soja où les exportations françaises représentent environ 85 % du volume de picoxystrobine utilisée chaque année. Un business juteux puisque, selon les estimations de l’analyste financier S&P Global, les ventes du fongicide rapportent chaque année 260 millions d’euros à Corteva.
Une autre faille apparaît dans un décret d’application de la loi. Publié le 23 mars 2022, celui-ci introduit une dérogation : les pesticides dont l’autorisation a expiré sans avoir fait l’objet d’une interdiction formelle au niveau européen ou dont les industriels n’ont pas présenté de demandes de renouvellement peuvent continuer à être exportés. Le texte prévoit des « délais de grâce ». Ces derniers doivent être fixés par arrêté conjoint des ministères chargés de l’agriculture et de l’environnement, « sur la base d’une évaluation de l’impact de la mesure d’interdiction », précise le décret. Huit mois plus tard, l’arrêté n’a toujours pas été publié. Il le sera « prochainement », assure-t-on au ministère de la transition écologique.
Du fipronil toujours fabriqué
En attendant, la brèche est exploitée par des fabricants, qui préfèrent souvent retirer leur demande de renouvellement quand une de leur substance est sur la sellette pour s’éviter la mauvaise publicité d’une interdiction officielle. Ainsi, Bayer, BASF, Syngenta ou encore Nufarm ont reçu un feu vert des autorités françaises pour près de cent demandes d’exportation d’insecticides considérés comme des « tueurs d’abeilles » et faisant peser une grave menace pour la biodiversité. Elles concernent trois néonicotinoïdes (imidaclopride, thiaméthoxame et clothianidine) et le très ancien fipronil.
Interdit en agriculture depuis 2005 en France, le fipronil y est pourtant toujours produit. En mai, des militants de la Confédération paysanne ont découvert plusieurs bidons de 700 litres de Régent, une de ses formulations commerciales, dans un entrepôt de BASF, près de Lyon, alors que la loi prévoit en théorie son interdiction, y compris son stockage, depuis le 1er janvier. Au total, plus de 1 800 tonnes d’insecticides toxiques pour les pollinisateurs ont été autorisées à l’exportation vers la Russie, l’Ukraine, le Japon, les Etats-Unis, le Guatemala ou encore l’Indonésie.
Au-delà des lacunes de la loi se pose la question de son application. La direction générale de la prévention des risques, administration sous tutelle du ministère de la transition écologique, a validé près de trente demandes d’autorisation d’exportation pour des pesticides interdits formellement par les autorités européennes. Ces exportations concernent six molécules et représentent un peu plus de 2 200 tonnes de produits phytopharmaceutiques. Ainsi de la fénamidone, un fongicide interdit depuis 2018 et longtemps utilisé contre le mildiou sur le raisin ou les pommes de terre. La France en a autorisé plus de 1 300 tonnes à destination du Mexique, de l’Algérie, de l’Inde et de l’Egypte. « Certaines substances sont aussi des produits biocides, non couvertes par le champ de la loi », justifie-t-on au ministère de la transition écologique.
Malgré ces failles, depuis l’entrée en vigueur de la loi, les demandes d’exportations de pesticides interdits depuis le territoire français ont sensiblement diminué. Le volume approuvé entre janvier et septembre (7 457 tonnes) est revenu au niveau de 2018 (7 663 tonnes) après avoir atteint 28 479 tonnes (dont quelque 18 000 tonnes pour le seul fipronil) en 2021 à mesure que l’UE allongeait la liste des substances interdites. Mais cette baisse ne signifie pas que les géants de l’agrochimie ont renoncé à cette pratique. Ils ont trouvé la parade : les industriels contournent l’interdiction française en exportant ces pesticides dangereux depuis d’autres pays.
Exportation depuis l’Allemagne
Il en va ainsi de Syngenta. Pour cinq pesticides interdits (thiaméthoxame, propiconazole, chlorothalonil, diquat et pymétrozine), la multinationale avait notifié l’exportation de 1 941 tonnes en 2021. Le volume est tombé à moins de cinq tonnes en 2022 et ne concerne plus que le seul thiaméthoxame. Or, pour la première fois, en 2022, Syngenta a fait des demandes d’exportations de chlorothalonil, diquat et pymétrozine aux autorités allemandes et ses exportations de thiaméthoxame et propiconazole depuis l’Allemagne ont fortement augmenté.
Interrogée par Le Monde, Syngenta ne répond pas sur ce changement de stratégie et se contente de préciser : « Afin de garantir le respect des normes de production strictes et la qualité de nos composés, nous ne produisons que dans quelques endroits dans le monde, d’où nous exportons vers plus de 90 pays. » La société semble avoir anticipé la loi française pour son très toxique herbicide, l’atrazine. Depuis son interdiction en 2004, l’ancienne firme suisse (désormais chinoise) en exportait chaque année depuis la France, jusqu’à 1 000 tonnes. En 2021, elle a cessé et exporte désormais depuis l’Allemagne. Le gouvernement allemand a annoncé qu’il interdirait cette pratique à partir du printemps 2023.
« La loi est une avancée qui doit être consolidée par le biais d’une mise en œuvre de plus en plus ambitieuse, reconnaît-on dans l’entourage du ministre de la transition écologique, Christophe Béchu. Mais ce n’est pas suffisant, il faut étendre cette interdiction au niveau européen. » Sous la pression des lobbys de l’agrochimie, cet engagement a été retiré du programme de travail de la Commission européenne pour 2023.
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