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Les métropoles européennes face à une gentrification galopante

Flambée des prix de l’immobilier, politiques volontaristes de rénovation urbaine, « airbnbisation »… Partout en Europe, les agglomérations connaissent de profondes mutations. Au risque d’une certaine uniformisation et d’une exclusion d’une partie de la population.

Par Emeline Cazi, Yan Gauchard(Nantes, correspondant), Alexandre Lenoir, Claire Mayer(Bordeaux, correspondante) et Gilles Rof(Marseille, correspondant)

 

Dans le quartier du Cours Julien, à Marseille, le 30 avril 2023.

Dans le quartier du Cours Julien, à Marseille, le 30 avril 2023. STUART FREEDMAN / IN PICTURES VIA GETTY IMAGES

 

Et s’il ne fallait pas s’arrêter uniquement au visage subitement pris par une rue commerçante ? Si tout était plus complexe que les conclusions hâtives que l’on pourrait tirer en comparant les enseignes d’une rue comme celle de l’Eglise, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), avec les magasins présents il y a encore quelques années ? Car, effectivement, cette allée semi-piétonne, à deux pas de la mairie de cette ville de la proche banlieue de Paris, où s’installent nombre de familles de l’est de la capitale, n’a plus rien à voir avec son allure d’il y a dix ans.

Au Royal, « spécialités orientales », avec ses tables en plastique dressées dehors, ont succédé L’Atelier, un fournil où les boules de pain (khorasan, pavot, olives de Kalamata) ne se cuisent pas aux aurores et s’achètent avec un shortbread aux fruits rouges. Un peu plus loin, il y a l’Archi-Boucher, littéralement un architecte devenu boucher à 46 ans, dont la vitrine, façon verrière industrielle, a remplacé l’entrée du garage de l’Eglise.

 

Il faudrait aussi citer, en lieu et place du Bureau information jeunesse, La Petite Epicerie, où les figues, les tomates, les chèvres, les boudins, et peut-être même les paquets de chips, arrivent tout droit du producteur ; la poissonnerie et ses palourdes « sauvages » qui a succédé à la bibliothèque sonore ; « l’artisan québabiste » au serrurier. Deux fois dans l’année, des parents patientent une heure devant la librairie jeunesse pour inscrire leur enfant au club de lecture et à la soirée Harry Potter.

Dans ce quartier, terminus de la ligne 9 du métro parisien, la véritable bascule s’est opérée, il y a six, sept ans, quand La Petite Epicerie a ouvert, que le déménagement du Méliès, « plus grand cinéma public d’art et essai d’Europe », a consacré le réaménagement de la place, et que le promoteur Nexity livrait sur les vestiges de l’ancien garage une résidence de standing et son quota de logements sociaux. Le magasin Biocoop a suivi de peu. « Gentrification ! », dénonceront certains, sans renoncer à leur tournée fournil, boucher, fromager du samedi.

Concept né dans les années 1960

« Nous n’avons pas vocation à dresser des ponts-levis et des herses à l’entrée de la ville. Montreuil est attractive, nous devons avoir une capacité d’accueil, répond Gaylord Le Chequer, l’adjoint au maire (PCF) chargé de l’urbanisme. Mais il faut permettre à ceux, déjà là, de continuer à y vivre. » Il pense notamment aux jeunes adultes de la cité de la Noue, toujours chez leurs parents faute de trouver un studio à un prix décent. En proche banlieue est de Paris, les prix des appartements à l’achat sont en moyenne passés de 4 000 euros le mètre carré à plus de 5 000 euros en cinq ans.

 

L’élu sait aussi le défi que représentent l’arrivée du tramway et le prolongement de la ligne 11 du métro. Les promoteurs défilent et déroulent leurs offres. Pour lutter contre la spéculation et répondre à la crise climatique, les urbanistes font le pari de « planter d’abord, construire parfois », même si l’équation financière reste encore à trouver.

Montreuil, ses voisines de l’Est parisien, des exemples parmi d’autres anciennes villes ouvrières profondément transformées depuis que les usines ont fermé une à une. Il n’existe pas de schéma universel, implacable de la gentrification. Ce phénomène, pour la première fois documenté dans les années 1960, à Londres, par la sociologue Ruth Glass, a d’abord décrit l’évolution de la composition sociale d’un secteur délaissé, convoité par des plus jeunes et des plus diplômés.

A la fin des années 1970, le géographe écossais Neil Smith propose une autre lecture : c’est le capital qui réinvestit les centres urbains, et non les gens. La dépréciation bien avancée des logements d’un quartier attire les investisseurs qui visent la culbute financière. La réalité est certainement entre les deux, et surtout bien plus diverse, se sont accordées les générations suivantes. Mieux vaut parler de « gentrifications », au pluriel, insistent le collectif de chercheurs (Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau et Hovig Ter Minassian) dans leur ouvrage du même nom (Editions Amsterdam, 2016). Rien ne sert d’opposer anciens et nouveaux, complète le géographe Jean-Pierre Lévy en préambule. Les « gentrifieurs » d’hier seront peut-être les « gentrifiés » de demain. La gentrification participe « au fait urbain contemporain et la comprendre, c’est comprendre la ville ».

C’est de cette réalité complexe, avec ses côtés pile, ses nombreux revers, qui n’épargne aucune métropole d’Europe dont Le Monde a voulu rendre compte. La vitesse du processus, la forme qu’il prend, dépend du contexte local. Le rapport à la propriété n’est pas le même à Berlin, capitale de locataires, qu’en France, où plus de la moitié des ménages (57,7 %) possède sa résidence principale. Londres a bradé ses logements sociaux ; Paris, qui en compte 25 % en 2023, vise 40 % de logements publics d’ici à 2035.

Si le phénomène est ancien, il revêt de nouveaux aspects, notamment avec l’explosion des meublés touristiques, qui ont même gagné le quartier anarchiste d’Exarcheia, à Athènes, les faubourgs espagnols de Naples, en Italie, associés dans les esprits au crime organisé. L’« airbnbisation » des villes serait-elle le stade ultime de la gentrification ?

A Paris, le seuil des 10 000 euros du mètre carré a été franchi. Or, si les cheminées ont disparu du paysage, les hommes et les femmes qui font tourner la société postfordiste, les plus précaires qui préparent la ville à l’aube quand les cadres dorment encore, n’ont pas disparu. Mais ils ne s’y logent plus.

Anciennes usines transformées en incubateurs de start-up

En France comme ailleurs, les métropoles sont les plus concernées, là où prospère l’industrie de services et du tourisme. Lille, avec ses 236 000 habitants, est un parfait exemple de l’embourgeoisement des lieux populaires qui a suivi la transformation de l’économie : en trente ans, la part des emplois tertiaires a augmenté de 30 % sur la ville, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).

 

Bois-Blancs, à la périphérie mais facilement accessible à vélo ou en métro, est emblématique de cette métamorphose. Depuis les années 2000, ce quartier est devenu la terre d’accueil des jeunes actifs. On les retrouve attablés sur des péniches-restaurants ou à la terrasse des bars qui bordent « la gare d’eau », l’ancien port industriel devenu une halte nautique. C’est au bord des canaux que s’est implanté en 2009 le pôle d’excellence numérique EuraTechnologies. Logé dans une usine textile, l’incubateur de start-up a créé 7 000 emplois en quatorze ans. Autour, les prix se sont envolés : une « semi-bourgeoise » en briques des années 1930, 105 mètres carrés avec jardin, vendue 200 000 euros en 2008, a été acquise au double en mai.

Paris et l’Est parisien sont souvent désignés comme le fief des « bobos », avec tout ce que cela sous-entend : les « classes créatives » et intellectuelles chassent les plus précaires. La métropole parisienne n’est toutefois pas l’agglomération la plus ségréguée de France. Elle arrive en cinquième place derrière Rouen, Lille, Tours et Marseille-Aix, selon une étude publiée en février par l’Atelier parisien d’urbanisme et l’Insee.

Bien sûr, l’Ouest demeure un ghetto de riches, qui ne cesse de se conforter. Bien sûr, les écarts de revenus sont élevés dans le Grand Paris. Mais en regardant comment les ménages cohabitent à une échelle très fine (des carreaux de 200 mètres sur 200 mètres), et son évolution sur quinze ans, « 69 % des carreaux qui étaient mixtes le sont encore », relèvent Emilie Moreau et Clément Boisseuil, deux des auteurs de l’étude. « La mixité se maintient, y compris à Paris, notamment grâce au parc social. Et, ailleurs, les dynamiques de gentrification ne sont pas aussi massives » que la production universitaire en donne l’air. Montreuil la caricaturée, qui comptait 32,6 % de logements sociaux en 2019, en affichait 37,6 % en 2022.

Les politiques de « rénovation », de « réhabilitation », de « résorption » de l’habitat insalubre, accélèrent tout de même la gentrification, comme en attestent les dernières études. La volonté de « gentrifier » n’est jamais exprimée publiquement. Tout au plus certains élus ont-ils défendu la « mixité sociale à l’envers » pour rééquilibrer des rues comme celle de la Goutte-d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris, et « casser le ghetto ». Mais même quand l’arrivée des plus riches n’est pas formulée clairement, « il a été montré que les quartiers en régénération sont, à un moment donné de leur trajectoire, le lieu d’investissements publics lourds qui conduisent la plupart du temps à créer les conditions d’ancrage ou d’accélération du processus », notent les auteurs de Gentrifications.

A Bordeaux, c’est net : la ligne de front suit les livraisons des secteurs mis en chantier sous l’ère d’Alain Juppé. Sur la rive gauche de la Garonne, à Bacalan, entre 2011 et 2019, les cadres sont passés de 10 % à 18 %. « L’augmentation la plus forte se fait même seulement dans la moitié de cette zone, celle dite “des Bassins à flots”, où sont construits les nouveaux logements, précise Laurent Chalard, docteur en géographie à l’université Paris-IV-Sorbonne. La proportion de cadres y est passée de 14 % à 24 %. » Cela risque de ne pas s’arrêter là. L’opération Euratlantique, 730 hectares autour de la gare Saint-Jean, entend devenir le plus grand projet d’aménagement urbain et de développement économique de France, derrière celui du Grand Paris.

Des villes comme Malaga, en Espagne, ont connu une lune de miel, une fois leur centre réhabilité. Puis les touristes, attirés par les nouveaux musées, et les retraités expatriés ont fini par débarquer. La déconvenue est sévère. Alors que des universités privées s’installent encore, les anciens d’un quartier de pêcheurs craignent de devoir partir.

Dans le centre d’Athènes, devenu le terrain de jeu d’investisseurs étrangers transformant des immeubles entiers en studios réservés à la location saisonnière, la spéculation menace les étudiants, les familles immigrées, les personnes à bas revenu… et provoque des conflits.

A Marseille, la situation se tend aussi. L’écrivain Hadrien Bels en a fait un excellent roman, Cinq dans tes yeux(L’Iconoclaste, 2020), inventant le terme « venants » pour décrire les nouveaux venus qui s’installent au Panier (2earrondissement), au Camas (5e), ou autour d’Endoume (7e).

Clivages entre populations

En mars de cette année, des appartements loués sur Airbnb ont été vandalisés, leurs murs couverts de tags. En juin, une polémique a agité la rue d’Aubagne (1er) où, en 2018, l’effondrement de deux immeubles a fait huit victimes. Sous la menace d’habitants, un « repas de rue » organisé par un café-cantine, ouvert en 2020, a été annulé. Il proposait une bouillabaisse à 48 euros à quelques mètres d’un marché à la sauvette. « Un crachat sur les populations locales qui n’arrivent pas à se loger dignement », décryptait Kevin Vacher, sociologue et pilier du Collectif du 5-Novembre, créé après la catastrophe. La municipalité dénombre 11 000 appartements loués sur Airbnb. C’est 20 % de plus qu’en 2022.

Le « clivage » entre les Parisiens descendus du TGV et les populations historiques est réel, reconnaît Sophie Camard, la maire (Printemps marseillais) des 1er et 7e arrondissements, qui voit tout de même d’un bon œil l’arrivée de jeunes couples. « On ne peut pas accepter de devenir exotique dans sa propre ville », s’agace Jean-Laurent Feurra, fils d’un couple de poissonniers du quartier Bompard (7e), qui vient de fermer boutique. Réalisateur dans l’audiovisuel et enseignant, il dit « ne plus reconnaître personne » dans les rues de son enfance, entend « l’accent disparaître » et s’étonne qu’on lui demande, dans les dîners, s’il est « un vrai Marseillais ». Il n’est pas contre l’ouverture de librairies et de cafés là où ils manquaient, mais il déteste « la mentalité de colons des nouveaux venus », l’arrogance ultime étant ces commerçants qui disent vouloir « faire vivre le quartier ».

Outils juridiques de régulation

En France, les villes disposent d’un arsenal juridique pour réguler le logement sur leur territoire, et n’ont de cesse de le renforcer. En complément de la loi Solidarité et renouvellement urbain, qui impose 25 % de logements sociaux à toute ville de plus de 3 500 habitants, Paris et Lille imposent un quota dans chaque opération.

A Lille, cette « servitude de mixité sociale » oblige les promoteurs à prévoir entre 30 % et 35 % de logements sociaux pour tout programme de plus de dix-sept logements. A Montreuil, c’est 40 % au-delà de vingt-cinq appartements. En 2016, Lille fut aussi la première, après Paris, à tester l’encadrement des loyers. Deux ans plus tard, elle innovait avec le bail réel solidaire, un outil antispéculatif permettant à un primo-accédant d’acquérir un logement sans le foncier, qui reste la propriété des pouvoirs publics. Autre instrument censé endiguer la gentrification lilloise, La Fabrique des quartiers, une société publique qui réhabilite l’habitat insalubre et revend à prix maîtrisé.

Nantes, en plein développement, a opté pour la bonne vieille zone d’aménagement concerté (ZAC) pour densifier les 25 hectares autour de la place de la République, au sud-ouest de l’île de Nantes. Quatre mille nouveaux habitants sont attendus à l’horizon 2030. Même si des restaurants et des commerces branchés ont déjà ouverts, les élus espèrent que cet outil largement éprouvé les aidera à maîtriser la mutation de cette friche. Le cahier des charges est ferme. « Sur chaque ZAC, l’objectif est de produire 35 % de logements sociaux et de 15 % à 20 % d’habitations en bail réel solidaire », rappelle Thomas Quéro, adjoint (PS) à la mairie, chargé des projets urbains. Les résultats sont là. Grâce au bail réel solidaire, le prix des logements en accession abordable plafonne autour de 2 800 euros le mètre carré, quand le prix moyen du neuf atteint 6 145 euros le mètre carré. Dans une étude publiée en 2022, l’Insee a reconnu que les ZAC « encouragent la construction de quartiers mixtes » et « limitent la gentrification qui s’observe à l’échelle de la métropole ».

Une bonne partie du marché échappe toutefois à la régulation. « Les politiques publiques ne ciblent pas assez un phénomène grandissant : 70 % du marché immobilier lillois est capté par les investisseurs, qui louent ensuite à des étudiants ou à des jeunes professionnels. Les biens y offrent une rentabilité locative bien supérieure », constate Fabien Desage, spécialiste des politiques du logement à l’université de Lille. La difficulté, reconnaît Stéphane Pfeiffer, adjoint au maire (EELV) de Bordeaux chargé de l’habitat, « c’est que produire du logement social dans le centre ancien coûte tellement d’argent que l’on n’arrive pas à tenir le rythme ». Et que la part de logement social ne compensera jamais l’expansion du marché libre.

« Droit à la ville »

Préempter, maîtriser le foncier a un coût, de fait. Cela vaut pour le résidentiel comme pour les commerces. Car il ne s’agit pas seulement de veiller à loger tous les profils dans un même quartier, il faut que ces derniers puissent se nourrir, boire un café, « avoir le droit à la ville ».

Plus que d’autres, les habitants déjà là « doivent faire face, plus localement, à la forte augmentation des prix de certains commerces ou de services de proximité », notent les auteurs de Gentrifications. Montreuil a délibéré pour préempter les commerces, mais n’a, pour le moment, ni l’outil ni les finances pour s’y employer.

Le résidentiel, enfin, ne fait pas tout. Aides-soignantes et ingénieurs peuvent vivre côte à côte, le rapprochement physique n’abolit pas forcément les distances sociales. L’école en est l’exemple le plus flagrant. Il n’y a qu’à regarder le taux d’évitement de certains collèges au moment de l’entrée en 6e. Pour accompagner les efforts des villes, il faudrait que ces établissements reçoivent des moyens à la hauteur de leurs besoins. A défaut, les plus favorisés fuient, les autres subissent.

 

Karim Bouamrane, le maire (PS) de Saint-Ouen-sur-Seine, dont la ville, au nord de la capitale, connaît une ascension fulgurante avec le prolongement de la ligne 14 et la construction du village olympique, y veille particulièrement. Aux jeunes du Vieux-Saint-Ouen, il veut montrer la voie qui mène à la médecine. Une convention avec le futur hôpital universitaire est en préparation. Les élèves iront en stage « le plus tôt possible, pour qu’une fois au lycée ils aient le parcours en tête ». Cela vaudra pour les six établissements supérieurs (ingénieurs, finances, cybersécurité, sport) installés, ou d’ici peu, sur la commune.

Sa dernière prise ? Le danseur Benjamin Millepied, ancien directeur de la danse à l’Opéra de Paris, soucieux, lui aussi, des classes populaires, qui prévoit d’installer son futur campus dans l’ancienne patinoire de la ville.