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Agressions et « ratonnades » en toute impunité : comment la jeunesse d’extrême droite s’organise

Mediapart s’est procuré des échanges de messages inédits qui démontrent qu’une agression raciste a eu lieu en marge de la manifestation néonazie du 6 mai à Paris. Elle résulte d’une politique de la violence, consciente et méthodique, pour laquelle l’extrême droite entraîne des recrues parfois mineures.

Sarah Benichou

6 août 2023

AttaquesAttaques contre des mosquées ou des locaux du Planning familial ; agressions de militants antifascistes ou d’étudiants dans des lycées ou universités ; attaques à l’encontre du maire de Saint-Brévin (Loire-Atlantique) ou d’un militant de La France insoumise à Rochesson (Vosges) : ces derniers mois, les actions violentes de groupuscules d’extrême droite se multiplient.

Mediapart a obtenu une série d’éléments, de communications et d’échanges inédits qui révèlent les coulisses de ces agressions minutieusement préparées et les consignes dispensées par les leaders, entre janvier et mai 2023. Fenêtre sur l’environnement de ces adolescents qui entretiennent une fascination pour les armes, le Troisième Reich et des tortionnaires des guerres coloniales, l’empilement de messages montre comment des militants néonazis aguerris forment les plus jeunes, non seulement à attaquer mais, surtout, à s’organiser pour le faire et le refaire. Sans se faire prendre.

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La « Division Martel », fin avril 2023. © Document Mediapart

Les images ont choqué. Samedi 6 mai dernier, plusieurs centaines d’hommes aux visages masqués ont marché en rangs dans les rues de Paris, sous une marée de drapeaux noirs floqués de croix celtiques. Le photographe de Mediapart avait dû quitter les lieux sous la protection de la police, après avoir immortalisé la présence de deux anciens trésoriers de Marine Le Pen parmi les manifestants. Le service d’ordre du « Comité du 9-Mai » (C9M) – organisateur de l’événement – lui avait indiqué qu’il n’était « pas en mesure d’assurer sa sécurité ».

Réflexe d’autopréservation

Deux jours plus tard, le préfet de police, Laurent Nuñez, expliquait qu’il s’était refusé d’interdire la marche, incapable de démontrer qu’elle était susceptible de provoquer des « troubles à l’ordre public ». Quant à la préfecture, elle se félicitait : « La manifestation a fait l’objet d’un encadrement adapté par les forces de l’ordre, pour éviter tout risque de débordement ou d’affrontements. »

Selon les éléments dont dispose Mediapart, une agression en groupe, accompagnée de propos racistes et d’appels à la violence, a pourtant été perpétrée le 6 mai, en fin d’après-midi, à quelques encablures du point de dispersion (voir la vidéo ci-dessous). Parmi les agresseurs, des membres de l’une des formations militantes ayant apporté son concours au service d’ordre du C9M.

Au pied du 126, boulevard du Montparnasse (XIVarrondissement), le samedi 6 mai en fin d’après-midi, un jeune homme est recroquevillé au sol, sur son flanc gauche. Il protège sa tête de ses bras alors que deux hommes – parmi un attroupement d’une dizaine – lui assènent leurs derniers coups de pied à la tête.

Sur le trottoir opposé, une trentaine de personnes, visiblement galvanisées par la manifestation, assistent à la scène. Un homme interpelle les agresseurs d’une invective raciste : « Hey, les gars, on n’est pas avec un bougnoule : c’est un contre un, pas dix contre un, merde ! » De l’autre côté de la chaussée fuse un « Sale Arabe ! »

Juste avant l’attaque, le groupe avançait d’un pas décidé vers le métro Vavin en hurlant « Siamo tutti fascisti ! » (« Nous sommes tous fascistes ! », en italien). Certains tendaient le bras, mimant des saluts nazis.

Fortuite, cette agression a provoqué un réflexe d’autopréservation. Très rapidement informé, le Comité du 9-Mai a pris des dispositions : en prévision d’une éventuelle arrestation, l’un des assaillants s’est vu refuser l’entrée au concert qui s’est tenu dans la soirée, afin de protéger les autres participants. « Mal masqué » et ayant laissé certains de ses tatouages visibles, l’homme était identifiable.

Les jours suivants, l’agression a également fait émerger de fortes tensions au sein de l’extrême droite parisienne. Des remontrances ont été adressées aux agresseurs, le soir du 8 mai, par la voix d’un homme qui se présente comme porte-parole et émissaire diplomatique du Comité du 9-Mai et du Groupe Union Défense (GUD) – une formation qui occupe une place centrale et historique dans l’extrême droite française.

Choisir ses cibles et son moment

Dans une note vocale envoyée via Telegram, longue de près de cinq minutes, l’homme qui se présente comme le leader incontestable de la mouvance détaille les règles de ce qu’il appelle « le jeu ».

Honoré de l’attention portée par un « chef », un destinataire de la leçon l’a archivée dans la mémoire de son téléphone. Dans son répertoire, l’homme est enregistré comme « Marc Hassin », pseudonyme utilisé par Marc de Cacqueray-Valménier, figure clé de la dynamique de recomposition qui anime la mouvance après les diverses dissolutions qui l’ont visée depuis 2019.

 

Aujourd’hui associé au GUD, l’homme de 24 ans a déjà été condamné plusieurs fois pour violences et se trouve actuellement sous contrôle judiciaire, comme l’auteur de la note vocale indique l’être. Autre similarité évoquée dans le message : une incarcération l’année dernière, pour violation d’un contrôle judiciaire. Sollicités par Mediapart, Marc de Cacqueray-Valmenier et son avocat n’ont pas souhaité répondre à nos questions. 

La première règle consiste à préserver les militants, mais surtout la structure politique – ici le C9M – de toute compromission dans des actions violentes, afin de pouvoir continuer à investir l’espace public. Se référant à l’argumentaire de Laurent Nuñez, le leader explique que « si c’est “juste” un gauchiste qui filme, on peut pas prendre le risque d’avoir des mecs en garde à vue, et de se faire interdire la manif ». Cogner oui, mais sans se faire attraper ni éclabousser la vitrine.

La seconde : choisir ses cibles. Parmi elles, les « antifas » ou « extrêmegauchistes » – que ce cadre distingue des « gauchistes », catégorie qui apparaît comme rassembleuse de toutes celles et ceux qui ne les approuvent pas. Concernant les deux premières catégories, l’homme formule, sans ambiguïté, un appel au meurtre : « Si t’as un groupe d’antifas à proximité, on les tue. »

Ce ne sont pas le déséquilibre des forces, le déploiement de violence ou le racisme qui ont fait des remous : le leader expose plutôt une froide économie de la violence politique par laquelle jouer avec les limites imposées par la loi. Il répète que cette « bagarre » n’est « pas dramatique » – parce qu’elle n’a pas été médiatisée – et que la victime « méritait des tartes ». Il délivre ses consignes quant au choix des cibles et de circonstances favorables pour les agresseurs : « On va pas tarter le premier mec avec des lacets rouges qu’on voit quand l’idée c’est de fumer, vraiment, des militants antifas. »

Des actions comme ça, des Français qui niquent des Maghrébins, c’est pas tous les jours qu’il y en a… Les patriotes qui voient ça, ils bandent dessus… ça nous ferait des recrues !

« Bigeard », 18 ans, au sujet de l’attaque raciste du 20 avril.

Cette tactique de l’agression, où l’impunité est un objectif et la mort de l’adversaire pas un tabou, a été envoyée à un groupe d’une quinzaine de membres, dont certains n’ont pas plus de 16 ans. Apparue à Paris en septembre 2022, la « Division Martel » s’est déjà illustrée dans une quinzaine d’actions de la mouvance d’ultradroite, selon Libération.

« La div », comme la surnomme ses partisans, s’est notamment fait connaître au mois de juin après l’interpellation de douze personnes – dont neuf mineurs – dans le cadre d’une enquête ouverte suite à une agression raciste ciblant de jeunes Arabes, le 20 avril dernier, devant le lycée Victor-Hugo (Paris IIIe). Après la révélation des faits par Le Parisien, StreetPress avait documenté le profil particulièrement jeune des mis en cause, âgés de 15 à 20 ans.

Selon les échanges analysés par Mediapart, la « ratonnade » était un guet-apens organisé via Instagram et des boucles Telegram, sous le patronage du GUD. Une vingtaine d’assaillants armés de béquilles et de bombes lacrymogènes se sont rués contre deux lycéens, auprès de qui un rendez-vous avait été fixé.

« Des actions comme ça, des Français qui niquent des Maghrébins, c’est pas tous les jours qu’il y en a… Les patriotes qui voient ça, ils bandent dessus », résumait début mai un membre de la Division Martel – âgé d’à peine 18 ans – qui se surnomme « Bigeard ».

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Bilan de la ratonnade envoyé sur l'un des groupes Telegram utilisé par la Division Martel, qui rassemble 40 personnes dont au moins un organisateur de la manifestation néonazie du 6 mai. « 413 » est une autre manière d'écrire « Division Martel » ou « DM » : D est la quatrième lettre de l'alphabet, M la treizième. © Document Mediapart

Au sein de la boucle Telegram utilisée pour en tirer le « bilan », Mediapart a identifié au moins un membre de l’organisation de la manifestation du 6 mai, mais également un certain« kleber buckner », pseudonyme de Kléber Vidal, 26 ans, condamné en juin 2022 à 3 ans de prison dont deux fermes pour sa participation à l’agression collective sauvage d’un ancien dirigeant du GUD en 2015.

Plus fréquemment désignées par l’insulte raciste « bougnoules », ou comme « les arabes », « les maghrébins », « les sarrasins », les « sous-races » ou « les musulmans » constituent une cible singulière de la demi-douzaine d’agressions collectives évoquées dans les échanges internes à la Division Martel durant les cinq premiers mois de l’année 2023. Lors de celles-ci, l’objectif est de « gagner » et « l’honneur c’est de la faiblesse ».

Pariant sur la surprise et l’isolement des victimes, l’agression ne doit durer qu’une à deux minutes, et doit être réalisée par une équipe mobile. Elle est lancée par le signal d’une personne désignée en amont. Comme un chef d’orchestre, celle-ci distille « les instructions » et sa parole ne peut être contredite. Se masquer, pour ne pas être identifiable, est une règle absolue.

 

Il suffit d’un prétexte pour qu’une personne, ou un groupe, se transforme en cible : un comportement considéré comme portant atteinte à la dignité d’un membre du groupe, de la mouvance ou du « WP »(abréviation de « white power », « pouvoir blanc » en anglais).

Puis se discute le « châtiment mérité ». Telegram est le support de prédilection de ces discussions. Explicites, parfois sadiques, les idées fusent au milieu de remarques ou de « blagues » racistes, sur fond d’homophobie, de virilisme et d’apologie du viol.

Humaniser une future victime passe pour un manque de conviction, voire une connivence avec « l’ennemi ». Un exemple parmi d’autres, celui qui suggère de voler un fauteuil roulant, plutôt que de tabasser et « casser les bras » d’un homme handicapé, s’expose à des rappels à l’ordre sous forme de surenchère. 

Méthodologie de la « ratonnade »

Vient ensuite l’organisation concrète de l’« action » : définir une date, compter ses troupes, solliciter des participants dans son entourage, créer une boucle Telegram dédiée, sous un intitulé censé induire en erreur (« Club de potterie [sic] », par exemple), et réaliser un repérage du lieu où doit se tenir l’agression – si possible à l’heure et au jour envisagés pour l’attaque, la semaine suivante.

Se répartissent également les rôles de chacun pour le jour J : le guet, les attaquants – qui peuvent être affublés de béquilles, matraques télescopiques, parapluies ou bombes lacrymogènes – et les « PNJ » (abréviation de l’expression « personnage non joueur », dans le lexique des jeux vidéo) qui grossissent les troupes mais sur lesquels on ne compte pas pour porter les coups. Eux peuvent brandir une pancarte avec un slogan – comme « Jambon hooligan » lors de l’assaut du 20 avril devant le lycée Victor-Hugo – ou filment l’attaque.

Cette coordination virtuelle s’appuie sur de nombreuses rencontres physiques où ces jeunes hommes tissent des liens et côtoient les « chefs ». Déjeuners et rendez-vous au café s’intercalent avec des séances de musculation, des week-ends passés chez des particuliers ou, encore, les mobilisations de l’extrême droite comme celles contre l’accueil des réfugiés à Saint-Brévin (Loire-Atlantique) et les rendez-vous sportifs publics, autour de la pratique des sports de combat, organisés par le GUD.

Tous ces moments constituent des occasions de croiser les membres d’autres groupes de la mouvance, qui seront sollicités pour participer aux « actions ». Consécration : s’entraîner au combat collectif dans les bois – « une forêt » – sous la houlette de Marc de Cacqueray-Valménier.

Entre deux rencontres, on se demande si « les chefs » ne seraient pas des « indics », mais on s’échange aussi des vidéos négrophobes ou des idées d’armes artisanales, comme cette catapulte à confectionner avec des élastiques de musculation pour envoyer des pierres « sur la tête des antifaS » ou, « plus hardcore […] tu balances des fioles d’essence [et t’]allumes une lampe torche, tu fonces vers eux ».

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Marc de Cacqueray-Valmenier, au côté de membres de la Division Martel dans une salle de sport ou une forêt de région parisienne au printemps 2023. Au centre, l’un des membres de la division Martel se prend en photo en classe. © Document Mediapart

Présumés innocents, trois mineurs sont poursuivis suite à l’agression raciste du 20 avril devant le lycée Victor-Hugo. Ils devront répondre de « violences précédées, accompagnées ou suivies de propos racistes » devant le tribunal pour enfants de Paris le 12 septembre 2023. Pierre C. (18 ans) et Louis N. (20 ans) seront, eux, jugés le 7 mai 2024 au tribunal de grande instance de Paris pour le même chef d’inculpation, assorti de celui de « participation armée à un attroupement ».

Pierre C. avait déjà été interpellé le soir de la finale France-Maroc, à Paris, le 14 décembre 2022, au côté d’une quarantaine de militants d’extrême droite, dont sept seront jugés en septembre. Ils sont soupçonnés d’avoir projeté une « ratonnade » à l’encontre des supporters marocains sur les Champs-Élysées. À cette date, Pierre C. était encore mineur.