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Les paysans bretons dans la spirale du productivisme

Par Nicolas Legendre  (Rennes, correspondant)

 

Enquête« En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (3/5). Sur le premier territoire agricole de France, les paysans ont été contraints ces dernières décennies d’investir, et donc de s’endetter, pour se moderniser et survivre au modèle dominant : le productivisme. Une fuite en avant qui a provoqué une profonde crise morale et nombre de faillites.

« Ça fait quoi d’aller au boulot le matin en sachant qu’on a 4 millions d’euros de prêts sur le dos ? » En guise de réponse, Yannick, éleveur de porcs dans les Côtes-d’Armor, offre un rire nerveux. Puis il dit : « J’ai pris le risque, donc j’assume. » Et de préciser : « Faut être capable d’assumer… » Comme beaucoup de ses confrères, Yannick a investi pour mettre ses infrastructures aux normes, agrandir son élevage, acheter de nouvelles terres. Sa banque l’a encouragé. L’Etat, indirectement, l’a encouragé. Sa coopérative l’a encouragé. Cette dernière, basée en Bretagne, est un mastodonte de taille mondiale.

Yannick possède des parts du capital de la « coop », mais ses marges de manœuvre vis-à-vis d’elle sont limitées. Il doit lui acheter ses porcelets, les aliments pour les engraisser et les services vétérinaires ad hoc. Interdiction d’aller voir ailleurs, sous peine de sanction. Lorsque Yannick ne peut pas régler ses achats rubis sur l’ongle, la « coop » lui octroie des facilités de paiement… moyennant des intérêts. Aux prêts de long terme, contractés auprès des banques, s’ajoutent donc des crédits de court terme. Les « ouvertures de crédit » (« OC », dans le jargon) s’empilent.

Chaque créancier prend des garanties. Qui s’accumulent, elles aussi. « La maison est hypothéquée, le cheptel est hypothéqué, les bâtiments sont hypothéqués », soupire Yannick. Comble de l’hypothèque : la coopérative a nanti les parts sociales de l’éleveur en échange d’un différé de paiement (avec intérêts) sur des livraisons d’aliments. S’il ne parvenait pas à régulariser sa situation, il pourrait perdre sa participation au capital de la « coop », fruit de plusieurs décennies de labeur. Ces fardeaux le hantent : « J’en suis à 100 % d’endettement. La “coop” paie mal, et c’est à l’éleveur de trouver les moyens de subvenir. Dans le même temps, les dirigeants se font mousser en achetant des filiales un peu partout… On nous dit : “Vous n’êtes pas contents ? Allez bloquer les supermarchés !” Mais pendant que je bloque des supermarchés, je ne fais pas mon boulot de paysan ! C’est un cercle vicieux. »

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Ce « cercle » n’est pas « vicieux » pour tout le monde. La modernisation perpétuelle des exploitations et l’endettement chronique de leurs propriétaires ont fait prospérer des industries et services devenus des poids lourds de l’économie régionale : banques, firmes agrochimiques, coopératives, fabricants d’équipements en tout genre… Cet écosystème peut être comparé à un échafaudage dont les paysans constitueraient le soubassement. Depuis les années 1960, l’édifice n’a cessé de s’élever, faisant de la Bretagne le premier territoire agricole de France et l’un des principaux d’Europe. Mais cet essor s’est effectué, dans bien des cas, au détriment de l’équilibre économique et psychologique des paysans eux-mêmes. Au détriment, donc, des fondations de l’édifice, bien plus fragile qu’il n’y paraît.

Recette miracle

L’augmentation colossale des quantités de viande, de lait et de légumes produits en Bretagne dans la seconde moitié du XXe siècle s’est accompagnée d’une hausse tout aussi spectaculaire des volumes transformés localement par l’entremise de l’industrie agroalimentaire. Pour écouler ces denrées, il a fallu conquérir des marchés, y compris lointains, et baisser les coûts de production pour accroître la compétitivité. Cela alors que les acteurs de la grande distribution s’engageaient, de leur côté, dans une impitoyable course au moins cher, avec une conséquence identique : la contraction des prix payés aux producteurs.

Circuits longs obligent, les intermédiaires (transporteurs, grossistes…) se sont multipliés. Les montants payés aux paysans ont stagné ou baissé. Qu’à cela ne tienne : ces derniers ont été encouragés à produire davantage, avec moins de main-d’œuvre mais un recours massif aux intrants de synthèse, ainsi qu’à des machines et infrastructures toujours plus coûteuses, souvent acquises à crédit. La logique d’économie d’échelle a été présentée comme une recette miracle : exploiter une plus grande surface et/ou élever davantage d’animaux devaient diminuer les coûts de production, offrir de meilleures rémunérations et améliorer la qualité de vie.

Les fermes se sont agrandies. Les paysans se sont raréfiés. Les emplois agricoles détruits ont été en partie transférés, statistiquement parlant, dans les usines agroalimentaires. La construction de voies rapides a facilité le transport des marchandises nouvellement produites. L’aménagement de ports en eaux profondes à Brest, Lorient, Saint-Malo, Saint-Brieuc et Roscoff a permis l’exportation des choux-fleurs et cochons bretons, ainsi que l’importation d’engrais pour fertiliser les terres et d’aliments pour nourrir le bétail – notamment le soja en provenance d’Amérique.

Abattoirs, concessions de machines agricoles, usines et plates-formes logistiques ont fleuri dans la campagne. Des banques et des cabinets de gestion ont construit des sièges rutilants aux abords des métropoles régionales. Autour de Loudéac, de Vitré, de Pontivy, de Lamballe ou de Landerneau, l’agriculture est devenue une industrie lourde. Ce n’est pas un hasard si le président de la coopérative Coopagri (rebaptisée par la suite Triskalia, puis Eureden) parlait, dans les années 1990, de « minerai » pour désigner la viande, le lait et les légumes produits dans la région.

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Les piliers de l’« échafaudage breton » ont été l’argent public et les capitaux privés. L’Etat a distribué des prêts bonifiés et mis en œuvre des dispositifs de défiscalisation destinés à faciliter, par exemple, l’acquisition de matériels, ce qui a contribué à moderniser les fermes et à rendre certains travaux moins pénibles. Mais cela a également favorisé un suréquipement récurrent : tracteurs trop puissants par rapport aux besoins réels des paysans, machines peu utilisées… Les institutions européennes, quant à elles, ont largement encouragé ce modèle, notamment en subventionnant les exportations de viande ou en attribuant des « primes à l’hectare » qui ont incité les agriculteurs à accroître leurs surfaces.

La main au portefeuille

Les collectivités locales ont également mis la main au portefeuille. Elles ont cofinancé l’aménagement de routes et de ports, et contribué au renflouement de coopératives et d’entreprises en difficulté, comme Brittany Ferries, Unicopa ou D’Aucy, par le biais d’effacements de dettes ou de prises de participation. Elles ont aussi subventionné la construction d’infrastructures telles que la plate-forme logistique de la SICA Saint-Pol-de-Léon, plus importante coopérative légumière française, pour laquelle le conseil régional a versé 10 millions d’euros en 2021.

 

Sans oublier la prise en charge – avec plus ou moins d’efficacité – des « externalités négatives » de l’agriculture et de l’élevage industriels : dépollution de l’eau, arrachage puis, quelques décennies plus tard, replantation de haies, ramassage et traitement des algues vertes… Au total, plusieurs dizaines de milliards d’euros d’argent public ont ainsi été injectées. Les banques, de leur côté, ont rivalisé d’inventivité pour huiler le moteur : financement de « cathédrales » porcines ou laitières – ainsi que l’on nomme les plus grands élevages –, avances avec intérêts sur les primes de la politique agricole commune…

Les nombreuses crises traversées par les filières laitière, porcine et de la volaille ont fait office de purges : elles ont éliminé les entités les plus fragiles sans pour autant briser la colonne vertébrale agro-industrielle. L’échafaudage a tenu bon, au prix d’une casse sociale considérable et d’une indéniable surenchère financière.

Les chiffres le prouvent : le taux moyen d’endettement des fermes bretonnes n’a cessé de croître depuis les années 1980. Il atteignait 57 % en 2020, contre 42,9 % à l’échelle nationale. D’après la direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt, les paysans bretons sont les plus endettés du pays. Entre 2010 et 2020, alors que le nombre de chefs d’exploitation (âge moyen : 50 ans) a diminué de 22 % en Bretagne, le total d’accompagnements effectués par l’association Solidarité Paysans, qui vient en aide aux agriculteurs en difficulté, a bondi de 20 %.

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Dès lors, beaucoup d’acteurs s’interrogent sur la durabilité du « modèle » breton. Et les confidences livrées sous le couvert d’anonymat divergent parfois radicalement des propos tenus en public. Des élus, syndicalistes et entrepreneurs qui prônent officiellement une « évolution progressive » des pratiques se montrent beaucoup plus virulents en privé. « Soit ce modèle explose, soit on change, on n’a pas le choix », affirme un patron du secteur agroalimentaire. « On est la population active la plus âgée : après nous, c’est les curés !, s’exclame un éleveur finistérien. C’est ça, la réussite agricole ? C’est minable. La région se porte bien ? Parce que les paysans sont le pétrole de l’agroalimentaire. Sauf que la source est en train de se tarir… »

« Aujourd’hui, une ferme qui ne se modernise pas est condamnée, déplore un ancien cadre de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor. J’ai toujours connu la logique de l’agrandissement, le culte de la croissance, etc. Mais j’ai lu quelque part que les arbres ne montent pas au ciel… Près de chez moi, un gars est passé à 220 hectares. Il arrache les plots en passant dans le bourg avec sa moissonneuse-batteuse, tellement elle est grande. On va dire qu’il faut des outils performants parce que les paysans sont moins nombreux. Mais pourquoi sont-ils moins nombreux ? On dit qu’il faut installer les jeunes, mais quand une ferme se libère et qu’un jeune est intéressé, il y a souvent déjà un voisin plus gros qui lorgne la terre… »

Double peine

Cette fuite en avant – qui ne concerne pas que la Bretagne – a nourri une profonde crise morale. En faisant de la compétitivité une valeur cardinale, le modèle industriel a exacerbé la concurrence des paysans entre eux. Il a contribué à déliter les « liens du sol » qui cimentaient une profession historiquement marquée par l’individualisme, mais aussi par des formes de solidarité et de travail en commun.

La course à l’agrandissement a entraîné une guerre des terres. Le paysan breton est devenu un loup pour le paysan breton : c’est à celui qui aura le plus d’hectares – pour produire davantage de maïs, pour épandre davantage de lisier ou, depuis peu, pour cultiver des végétaux destinés à être méthanisés. « Ils ont habitué les paysans à être cannibales, à bouffer le voisin, se désole une ancienne cadre d’une banque agricole. Le système a validé cette violence. Il a mis des prolétaires à se battre entre eux. Celui qui s’agrandissait, qui rachetait des fermes, était un gagneur. »

Les « gagneurs », cependant, ne sont pas nécessairement ceux qui vivent le plus confortablement, ni les plus heureux. « C’est un cercle vicieux, jusqu’au moment où ça disjoncte, confie Michel Douguet, vétérinaire dans le Finistère. Je connais plusieurs grandes fermes de 150 hectares où il y a beaucoup de souffrance. Les gens sont bousillés par le principe de Peter : ils sont allés au-delà de leurs capacités. Le “meilleur” éleveur que j’ai, il a seulement 25 hectares et quarante vaches. Il est très perfectionniste, hyper exigeant avec lui-même. Il a moins de surface, mais une bien meilleure maîtrise. Il n’achète pas de fourrage à l’extérieur. Il n’est pas suréquipé et il a beaucoup de temps libre. »

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A l’inverse, agrandissement et endettement vont souvent de pair, avec des marges de manœuvre réduites. « Globalement, aujourd’hui, on est asservis à nos coopératives, affirme un élu de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Elles régissent tout chez toi : tes ventes, tes achats. Il y a une nécessité, pour ces structures, de faire du chiffre d’affaires. Et si t’as pas les résultats, tu crèves. Sauf que tu travailles sur du vivant ! »

Autre écueil : les fermes toujours plus grandes s’avèrent plus difficiles à transmettre. Leur coût les rend inaccessibles pour de nombreux jeunes désireux de s’installer. Dans certains cas, c’est donc la double peine : pour les aspirants agriculteurs, mais aussi pour les cédants qui, après avoir investi et travaillé toute leur vie afin, notamment, de financer leur retraite, ne parviennent pas à vendre leur ferme.

Parfois, le paysan est pieds et poings liés. Quand les firmes ou coopératives qui achètent sa production sont aussi ses créancières, quand ces dernières, ainsi que les banques et la Mutualité sociale agricole, sonnent le rappel des dettes, le château de cartes vacille. Aux hypothèques sur les bâtiments s’ajoutent les warrants, les mises en garantie du cheptel, du matériel ou des récoltes (actuelles ou à venir), mais aussi les différés de paiement avec intérêts, les prêts de long terme et de court terme, ainsi que les plans d’apurement ou de restructuration, qui peuvent conduire à rembourser essentiellement des intérêts sans parvenir à se « libérer » d’une dette.

« On joue à la roulette russe »

« Beaucoup de producteurs sont en surfinancement, résume Véronique Le Floc’h, éleveuse dans le Finistère, présidente nationale de la Coordination rurale, syndicat minoritaire. C’est du crédit revolving : on s’achète notre droit à vivre. On joue à la roulette russe ! » Un ancien patron d’un grand groupe agroalimentaire breton ajoute : « Pourquoi les banques acceptent de prêter à un agriculteur en difficulté infiniment plus longtemps qu’à un industriel en difficulté ? Parce qu’elles savent qu’elles pourront, si besoin, se payer sur la terre. La terre a de la valeur. Alors qu’une vieille usine… »

Dès lors, changer de modèle d’élevage et/ou de culture, pour gagner en autonomie, en qualité de vie ou en revenus, peut relever de la mission commando. D’abord parce que le paysan concerné doit se former et, éventuellement, trouver de nouveaux débouchés. Ensuite parce que le poids des investissements et des engagements contractuels peut l’« enfermer » dans la case productiviste. De même, s’opposer aux choix stratégiques des dirigeants d’une coopérative s’avère hasardeux lorsque cette même coopérative est l’un de vos créanciers. « Vous leur livrez votre lait et vous leur devez de l’argent, résume Patrick Bougeard, agriculteur breton retraité, président de Solidarité Paysans de 2014 à 2019. Votre liberté de parole est donc relativement restreinte… »

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Denis Cohan en sait quelque chose. Ce quinquagénaire nous reçoit dans la jolie longère qui jouxte ses bâtiments d’élevage, à Saint-Gilles (Ille-et-Vilaine), près de Rennes. Il élève depuis plus de vingt-cinq ans des porcs et des volailles dans des bâtiments hors-sol, possède une vingtaine de vaches allaitantes et cultive 40 hectares de céréales, qu’il a récemment convertis en bio.

Longtemps, il a été sous contrat avec la firme finistérienne Doux, géant mondial de la volaille. En 2012, l’entreprise, criblée de dettes, minée par les erreurs stratégiques de ses dirigeants et plombée par la fin des subventions européennes à l’exportation, est placée en redressement judiciaire. Pour les éleveurs comme M. Cohan, c’est un choc moral et financier. Doux lui doit alors 20 000 euros, que l’éleveur n’a toujours pas entièrement recouvrés onze ans plus tard. C’est aussi le début d’un tumultueux voyage dans les méandres du capitalisme mondialisé.

A partir de 2013, l’entreprise Glon-Sanders, filiale du conglomérat Sofiprotéol, devenu par la suite Avril (présidé par Xavier Belin, le numéro un de la FNSEA de 2000 à 2017), reprend une partie des sites Doux. M. Cohan collabore avec cette firme jusqu’en 2021. Le 28 février de cette année-là, il reçoit un courrier lui indiquant que Glon-Sanders cède son activité volaille à une autre société, propriété d’une holding détenue par deux coopératives danoise et allemande et une multinationale belge.

« La nouvelle société s’engageait à nous faire un contrat, mais en payant la production 10 % moins cher, détaille l’éleveur. Et ils nous ont demandé de réinvestir 150 000 ou 200 000 euros dans les bâtiments pour les adapter aux souches de poules qu’ils voulaient qu’on élève… Ils voulaient des bâtiments sombres, alors qu’on a aujourd’hui des bâtiments clairs et lumineux, plus respectueux du bien-être animal ! J’ai voulu aller voir ailleurs, mais aucune autre firme n’a accepté de me prendre en contrat, soi-disant parce qu’elles étaient “partenaires” de la société en question et ne pouvaient pas lui faire de concurrence. »

« J’ai fait le deuil »

M. Cohan a élevé deux lots de poules pour le repreneur, sans effectuer les investissements exigés. Un jour, un cadre de la société en question lui a rendu visite à la ferme. Cette rencontre lui a laissé un goût amer : « Il m’a dit en gros : “Soit vous investissez, soit on vous vire.” Le mec ne m’a même pas demandé comment j’allais ! Il est reparti comme il est venu. J’ai refusé de réinvestir. Trois jours après, je recevais un recommandé. C’était fini. J’ai eu quelques nuits un peu difficiles. J’ai hésité à continuer la volaille. Mais j’arrête. J’ai fait le deuil. On aura un bâtiment vide devant la maison. Une friche industrielle. Finalement, on n’a pas notre mot à dire. J’ai la chance de ne plus avoir de dettes. Mais quand tu as investi il y a deux ou trois ans… Je connais un éleveur qui a 1,3 million d’euros sur le dos. Pour lui, c’est marche ou crève. J’ai des collègues plus jeunes, endettés, qui ne prennent que trois ou quatre jours de vacances par an. C’est un truc de fou. »

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La spirale de l’endettement atteint son paroxysme lorsqu’un agriculteur qui ne parvient plus à rembourser ses dettes est contraint d’abandonner tout ou partie de sa ferme. Cela peut se faire dans le cadre d’un actionnement d’hypothèque ou d’une annulation de créance, moyennant l’entrée d’un tiers au capital de l’exploitation. Dans certains cas, le paysan jette l’éponge et change de profession. Dans d’autres, il devient salarié du nouveau maître à bord. Combien d’exploitations ont ainsi été « aspirées », ces dernières années, en Bretagne ? Aucune statistique n’existe à ce sujet.

Les fermes, cependant, n’ont pas le monopole des difficultés financières. Les entreprises agroalimentaires les plus focalisées sur les produits bas de gamme et les plus dépendantes de l’export évoluent également sur un fil. Elles pâtissent de marges faibles, d’une valeur ajoutée limitée et d’une forte exposition à la concurrence internationale. Ces fragilités ont entraîné moult débâcles depuis les années 1960 : naufrage des volaillers Doux et Tilly-Sabco, démembrement et restructuration des coopératives Cecab et Unicopa, restructuration des groupes Le Méliner et Entremont Alliance, fermeture de l’abattoir Gad, des conserveries Minerve et Boutet-Nicolas, liquidation et revente de la charcuterie industrielle Jean Caby, difficultés récurrentes du fabricant de lait en poudre Synutra

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A ces turbulences s’ajoute un processus de concentration. Au gré des fusions et rapprochements, les principaux acteurs de l’agro-industrie sont devenus toujours plus gros et toujours moins nombreux. A elles seules, en 2019, les dix principales entités économiques bretonnes du secteur représentaient 16,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et plus de 43 000 emplois, soit environ les trois quarts du nombre total d’emplois régionaux dans l’agroalimentaire, selon la chambre régionale d’agriculture. Le poids financier et social de ces mastodontes rend les transformations périlleuses : il faut du temps à de tels paquebots pour changer de direction – à supposer que cela soit possible. Et si l’un de ces colosses s’enrhume, c’est, potentiellement, toute l’économie régionale qui tousse.

Question « explosive »

Depuis plusieurs décennies, des élus, des agronomes, des économistes et autres responsables d’institutions agricoles, partisans d’une « autre voie » pour les filières bretonnes, ont proposé des solutions à ces problèmes structurels : des cheptels proportionnés au territoire, moins de dépendance aux intrants et à l’alimentation animale importée, plus d’autonomie des paysans, des animaux élevés sur litière ou à l’extérieur et plus de valeur ajoutée.

D’après Jean-Charles Larsonneur, député (Horizons) du Finistère, une telle évolution est « techniquement faisable », à condition que les producteurs soient « accompagnés ». « La vraie question, ajoute-t-il, concerne l’écosystème qui vit grâce au modèle actuel : les dizaines de milliers d’emplois dans le machinisme, le marketing, les chaînes de distribution en circuit long, les start-up qui travaillent sur l’agriculture de précision, et tout le système bancaire breton… Comment on passe de ça à autre chose sans tout péter ? Il y a tant d’imbrication ! Pourrait-on conserver un tel niveau de développement et de pouvoir d’achat en Bretagne si on changeait de modèle ? Pour beaucoup de gens, la réponse est non. Mais la question n’est même pas officiellement posée ! On ne tente pas de trouver des pistes concrètes ni de dégager un horizon. Parce que poser une telle question, c’est déjà explosif ! »

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Cette imbrication est – selon le point de vue – l’atout majeur ou le talon d’Achille de l’économie bretonne. Une chose est sûre : elle n’est pas étrangère au soutien apporté, de longue date, par la puissance publique comme par les banques, à l’échafaudage agro-industriel, malgré le mal-être paysan, malgré les pollutions, malgré la vulnérabilité de l’édifice. Elle explique aussi, peut-être, le vertige qui semble saisir un certain nombre de responsables dès lors qu’il s’agit de « dégager un horizon ». Interrogé par Le Télégramme, en janvier 2022, à propos d’une éventuelle réduction d’ampleur du nombre d’animaux d’élevage en Bretagne, le préfet de la région, Emmanuel Berthier, a employé un truisme révélateur : « L’agriculture doit continuer à produire de façon productive, c’est un des fondements de l’économie bretonne. »