FOCUS
Ces victimes civiles que l'Occident ne saurait voir
Par Emmanuel HADDAD
Outre des combattants et autres membres du parti chiite, les attaques israéliennes aux bipeurs et aux talkies-walkies ont fauché des enfants et des professionnels de santé, tout en brouillant la frontière entre cibles militaires et civils.
Une ambulance descend toutes sirènes hurlantes la rue du Caire et se fraie un chemin parmi les centaines de proches de victimes attroupés devant l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth. Au milieu de la foule, un quadragénaire taiseux collé à la grille le séparant des urgences où son frère est hospitalisé. Le regard éteint, il refuse de parler à la presse,à l’instar des autres parents de membres du Hezbollah, mais son silence en dit assez:en montrant ses yeux et ses mains, il fait comprendre que son frère a perdu les siens dans l’explosion de son bipeur à 15h30, six interminables heures plus tôt ce 17 septembre. À ses côtés, une femme épuisée explique à sa mère dans un appel vidéo qu’elle n’a toujours pas pu voir son frère hospitalisé. «Ça fait plus de trois heures que j’attends, mais je ne sais encore rien du sort de mon proche», raconte lui aussi Jalal Saarour, sans préciser son lien avec le blessé. «Les urgences ont été inondées de victimes et les médecins peinent à les identifier car les blessures au visage les ont défigurés», dit-il pour justifier une attente qui n’en reste pas moins insoutenable. «Autour de moi, il y a des centaines de parents qui ne savent rien du sort de leurs enfants», dit-il. Lui restera jusqu’à 3 heures du matin pour apprendre que son proche est encore en soins intensifs.
Avant l’attente anxieuse, il y a eu la panique collective. Mardi, en quelques minutes, des centaines de Libanais, en grande majorité des membres du Hezbollah, ont perdu leurs yeux, leurs mains, ou ont été défigurés à jamais par l’explosion de leur bipeur. Selon le ministère de la Santé, 12 personnes ont été tuées dans l’attaque, dont deux enfants et deux professionnels de santé, et 2 750 blessées, dont 300 dans un état grave. Mercredi, de nouvelles explosions de talkies-walkies utilisés par des membres du parti chiite ont tué au moins quatorze personnes et fait plus de 450 blessés. Une nouvelle onde de choc pour le Liban, pas encore remis du chaos provoqué par l’attaque sans précédent de la veille.
Entre effroi et exploit
Bien sûr, la prouesse et la sophistication de ces attaques inédites à bien des égards, à commencer par leur mode opératoire et l’ampleur des dégâts infligés au parti de Dieu-ainsi confronté à la «plus grande faille sécuritaire»de son histoire, selon les mots de plusieurs experts -, n’échappent à personne. De même, beaucoup d’observateurs cherchent à savoir si ces deux attaques constituent une nouvelle étape dans le conflit d’attrition en cours depuis neuf mois ou le préalable à une opération militaire de grande envergure. Mais au Liban, c’est surtout l’ampleur du bilan humain et le climat de terreur psychologique qui marquent les esprits. Revendiquée comme particulièrement ciblée-cet outil de communication démodé étant utilisé par les membres du Hezbollah dans l’espoir d’échapper à la surveillance d’Israël -, l’«attaque au bipeur»s’est en réalité révélée indiscriminée dès lors que la plupart des explosions ont eu lieu dans des lieux publics, fauchant également ceux qui se trouvaient à proximité des appareils maudits.
À Saraïn, village de la Békaa, «Fatima Abdallah faisait ses devoirs sur la table du salon. Elle a entendu le bipeur de son père sonner et a voulu le lui apporter. Il a explosé dans ses mains et elle est morte sur le coup», témoigne par exemple Ayhab Abdallah, maire de la bouigade où les funérailles de la fille de 10 ans ont eu lieu mercredi matin dans une ambiance de plomb. L’autre enfant tué mardi, Mohammad Bilal, était originaire de Ghobeiri, dans la banlieue sud. Livreur de poches de sang et de courrier à l’hôpital Rassoul al-Aazam, Mohammad Noureddine a été tué par l’explosion du bipeur qu’il utilisait pour rester joignable dans toutes les branches de l’établissement. Atta Ali Mubarak al-Dirani, infirmière à l’hôpital Dar el-Amal de Baalbeck et originaire du village voisin de Kasarnaba, est décédée des suites de ses blessures. Dans un pays à l’histoire jalonnée par les épisodes traumatiques, de la guerre civile aux conflits répétés avec Israël en passant par la double explosion au port de Beyrouth et la crise financière, cette forme de violence inédite marque une nouvelle étape dans l’incertitude du quotidien.
Pourtant, l’effroi ressenti par les Libanais n’a pas beaucoup filtré dans les médias occidentaux. Beaucoup ont gardé le silence sur les victimes civiles des attaques. «La seule certitude que l’on a ce matin, c’est le bilan:des milliers de miliciens sont aujourd’hui blessés, peut-être 5 ou 10% des combattants potentiels ont été neutralisés», explique le correspondant de Radio France à Jérusalem. Les médias «ont tenu pour acquis que ^opération” était une attaque neutre ou légitime contre un ennemi», dénonce ainsi la poétesse américaine Emily Bludworth de Barrios sur X. À l’inverse, la plupart ont tenu à souligner «l’exploit technique»réalisé par les services de renseignements israéliens, voyant dans la stupeur provoquée par cette opération un juste retour des choses après le traumatisme du 7 octobre. Le New York Post y est même allé d’un euphorique «Bee Bee Boom !»en une, accompagné de la photo d’un jeune ayant la hanche en sang après l’explosion de son bipeur. «Digne d’un film d’espionnage»«Les attentats d’hier ont semé la terreur au Liban», écrit pour sa part Nadim Houry, directeur du centre de réflexion Arab Reform Initiative, décrivant sur X «les centaines de détonations au moment où les gens vaquaient à leurs occupations quotidiennes». Et de déplorer:«L’incapacité de l’opinion publique occidentale à y voir de la terreur est stupéfiante et reflète Paltérité” qui domine aujourd’hui.»Un biais cognitif qu’il explique d’abord par «la déshumanisation en cours à Gaza»qui menace de s’étendre au Liban à mesure que le conflit s’y propage. En parallèle, «le discours de lutte antiterroriste n’a eu de cesse de miner le principe de protection des civils et de justifier ce genre d’attaques. Certains dans les médias montrent même une forme d’excitation face à ce qu’ils considèrent comme une prouesse technologique», ajoute-t-il pour L’OLJ. Ainsi, la chaîne américaine Sky News parle «d’une attaque audacieuse, de haute technologie et ciblée contre le Hezbollah», le quotidien belge Le Soir évoque une cyberattaque digne d’un film d’espionnage, tandis que sur Europe 1, l’avocat et chroniqueur William Goldnadel, connu pour ses positions pro-Israël, évoque «une prouesse technologique unique avec une opération extrêmement ciblée, difficilement critiquable moralement». Si Nadim Houry reconnaît l’indéniable faille sécuritaire provoquée par l’attaque pour le parti chiite, il en dénonce le mode opératoire:«Avoir un bipeur du Hezbollah suffit-il à être une cible légitime ? Si c’est le cas, le demi-million de réservistes israéliens le sont aussi. Par ailleurs, les membres du parti, dont beaucoup ne sont pas combattants, n’ont pas été ciblés sur la ligne de front. Et si leurs enfants jouaient avec à la maison ?»interroge-t-il.
Au fil de la journée de mercredi, le mutisme de pays comme la France ou l’Allemagne sur ces attaques-Paris ayant néanmoins voté mercredi pour la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU appelant à des sanctions et un embargo sur les armes contre Israël -, a laissé néanmoins place à quelques condamnations, plus ou moins véhémentes. Le secrétaire général de l’ONU, Antonios Guterres, a ainsi rappelé que les «objets civils»ne doivent pas être transformés en armes. Le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, a, lui, été plus loin, dénonçant «une violation du droit international»dont «les responsables devront rendre des comptes», sans pour autant les nommer. Plus incisive encore, Petra de Sutter, vicePremier ministre belge, a condamné sur X «une attaque terroriste massive»et exigé une enquête internationale. «Le silence n’est pas une option», a-t-elle prévenu. Un avertissement repris par Nadim Houry, qui précise:«À l’instar de la généralisation des attaques de drones, ce genre d’opérations nous rend tous plus vulnérables en brouillant la frontière entre cibles militaires et civiles. Pourtant, j’ai entendu très peu de voix critiques demandant si on accepterait que de telles attaques indiscriminées aient lieu ailleurs.»
Illustration(s) :