Une allée de maisons dans le Tiny Home Village du quartier de Westlake, à Los Angeles, le 19 juillet 2023. Le site accueille des personnes sans-abri. Il est entouré d’une palissade pour le protéger des regards de l’extérieur. SINNA NASSERI POUR « LE MONDE »
A Los Angeles, la maison individuelle, un modèle même pour les sans-abri
Par Isabelle Regnier (Los Angeles, envoyée spéciale)
Série« Los Angeles, rêve d’architecte » (3/6). La Cité des anges compte 42 000 personnes sans abri, dont une petite partie est relogée dans des bicoques de 5 mètres carrés. La nouvelle maire a fait de leur hébergement sa priorité, mais la tâche s’annonce rude, dans une ville où les logements sociaux n’existent pas.
Au cœur de Westlake, quartier populaire et à majorité latino du centre de Los Angeles, une cinquantaine de minuscules maisons ont été installées sur une parcelle en lisière d’un parking. C’est un village pour sans-abri. Une palissade empêche de voir l’intérieur. Ailleurs, on suspecterait une activité honteuse ou secrète. Mais, à Los Angeles, la moindre terrasse de café est bardée de rouleaux de barbelés, les galeries d’art prospèrent à l’ombre des hangars, les villas aux façades aveugles signalent la richesse des propriétaires. La clôture est signe de distinction.
« Elle garantit la sécurité des habitants, assure Deborah Weintraub, l’architecte en chef de la ville qui pilote ces Tiny Home Village qu’on voit fleurir depuis deux ans en différents points de la ville. L’autre jour, l’un d’eux m’a lancé : “Ça y est, on a notre propre gated community [quartier résidentiel fermé]. C’était une blague, mais il y avait une pointe de fierté dans sa voix. »
D’un village à l’autre, le design peut varier, mais le modèle est le même : des bicoques en plastique préfabriquées, 5 m2 de surface, un ou deux lits à l’intérieur, une tablette et une grosse poubelle pour ranger ses affaires. Les douches sont collectives. Conçus pour des séjours de trois ou quatre mois, ils sont une alternative aux grandes tentes et petites chambres d’hôtel qui résumaient, jusque-là, l’offre d’hébergement temporaire de la ville. « Le but est que les gens se stabilisent pour évoluer ensuite vers un logement permanent. » A Westlake, les maisons sont blanches, mais le sol est bariolé, ainsi que les tables de pique-nique et leurs parasols. « La couleur, c’est la meilleure manière de faire quelque chose avec rien, se félicite Michael Lehrer, l’architecte du lotissement. C’est l’idée du sigle Hollywood planté sur la colline, qu’on voit de très loin dans la ville : quelque chose de très simple, avec un impact très fort. » Il part du principe que les résidents apprécieront.
Risque de récidive
Les couleurs s’adressent aussi aux riverains, souvent hostiles à l’implantation de populations défavorisées : c’est le phénomène nimby – pour not in my backyard, « pas dans mon jardin ». Tout, dans le projet, vise donc à le rendre acceptable : l’implantation sur un terrain inexploitable, le faible coût des maisons (10 000 dollars, soit un peu plus de 9 000 euros), le caractère démontable de l’ensemble… « On vend le truc comme provisoire, explique l’architecte. C’est plus facile à pérenniser quand les gens ont vu que ça se passait bien… »
Dans le village de Westlake, les journalistes n’ont pas le droit de parler aux résidents. La visite se fait en compagnie d’un employé d’Urban Alchemy, l’ONG chargée de la gestion du site. « Ne vous fiez pas à l’entrée ultrasécurisée : on n’est pas en prison, ici ! », claironne-t-il. Les résidents sont libres d’entrer et de sortir à leur guise, mais, à l’intérieur, il y a des règles. Pas de drogue. Les armes, que chacun dans ce pays, sans-abri ou non, a le droit de posséder, doivent être déposées dans un casier à l’entrée. Prise de tension et de température toutes les heures, y compris pendant le sommeil. Et toutes les demi-heures pour ceux qui souffrent d’addictions sévères. « C’est pour leur sécurité, se défend le guide : on ne veut pas se retrouver avec un mort ! »
Les règlements varient d’un village à l’autre, nous assure Deborah Weintraub, pour qui ces villages « ont le mérite de sortir les gens de la rue ». L’expérience a toutefois prouvé que, sans accompagnement médical, sans prise en charge psychologique, le risque est fort qu’ils y retournent vite. Ce n’est pas en trois mois qu’on guérit d’une addiction aux opiacés, ni des dommages causés par des années à vivre dans des cartons.
Une tâche immense
Karen Bass, maire démocrate de Los Angeles depuis près de neuf mois, a promis des solutions plus durables. Originaire de la ville, cette femme noire a centré sa campagne sur la crise des sans-abri et y consacre en 2023 pas moins de 1,3 milliard de dollars, soit 10 % de son budget. En juin, la municipalité avait déjà acheté des dizaines d’hôtels et de motels pour reloger 14 000 personnes. Des critiques ont fusé pour dénoncer une politique du chiffre au détriment de l’accompagnement ou de la prise en compte des cas individuels. Mais la maire assume : « On ne peut pas se permettre d’attendre l’étude qui détaillerait le plan parfait. On fabrique l’avion alors qu’on est déjà en vol. »
La tâche est immense : 42 000 personnes sans domicile fixe sont recensées dans Los Angeles. Les racines du problème sont profondes. Elles remontent à la fin des années 1960, quand Ronald Reagan, alors gouverneur de Californie, a pris un ensemble de mesures qui ont eu pour effet de vider les hôpitaux psychiatriques de leurs patients, et d’entraîner la fermeture de nombre d’entre eux. Depuis, des personnes atteintes de troubles psychiques graves échouent en nombre dans la rue. Les coupes dans les programmes fédéraux d’aide sociale, décidées par le même Reagan une fois devenu président des Etats-Unis, au début des années 1980, ont aggravé la situation. Et il y a eu l’épidémie de crack, la crise des opioïdes dans les années 2010, puis le Covid-19…A quoi il faut ajouter une crise du logement sévère. Il y a 4 millions d’habitants dans la ville, 10 millions à l’échelle du comté et une population qui continue de croître. Dans une ville qui s’est construite sur la promesse de la maison individuelle pour tous, les résistances à l’immeuble collectif restent fortes et il n’y a plus de logements sociaux depuis les années 1950. Le principe du affordable housing (« logement bon marché ») qui les a remplacés laisse de côté les ménages les plus modestes. Quand les loyers montent brutalement, des familles se retrouvent à la rue.
Un urbanisme répressif
C’est dans le quartier de Skid Row, gigantesque territoire situé en plein cœur de Downtown, au pied du Walt Disney Concert Hall, que se concentrent les sans-abri. La nuit, ils déambulent hagards entre les braseros, les bras en l’air, les yeux exorbités, comme les zombies. Les premiers centres d’hébergement ont ouvert là au milieu des années 1970. Dans son essai City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur (La Découverte, 2006), l’historien et géographe Mike Davis montre que le quartier est devenu, au cours de la décennie suivante, le laboratoire d’un urbanisme répressif qui gagnera ensuite le monde entier : arrosage automatique dans les parcs pour empêcher les sans-abri de s’installer, suppression des bancs, des points d’eau, des toilettes publiques… Officieusement toutefois, Skid Row restait pour les autorités le périmètre des sans domicile fixe. On y renvoyait tous ceux qui tentaient de s’établir ailleurs. Mais, aujourd’hui, le quartier ne suffit plus. Les tentes et maisons en carton prolifèrent aux quatre coins de Los Angeles comme dans de nombreuses grandes villes des Etats-Unis, de San Francisco à Portland, de Philadelphie à New York.
La récente faillite du Skid Row Housing Trust, acteur majeur du logement pour sans-abri à Los Angeles, est un autre signe du désastre. Cette ONG a été créée à la fin des années 1980 pour sauver de la démolition les vieux hôtels de Skid Row, les restaurer et y loger des personnes sans domicile en échange d’un loyer minimal. Elle a contribué à imposer l’idée d’un droit au logement. En s’appuyant notamment sur une étude qui montrait que les sans-abri les plus enferrés dans leur situation – ceux qui enchaînent les séjours en prison, les problèmes d’addiction… – coûtaient 100 000 dollars par an à la communauté, soit beaucoup plus qu’un logement.
Au cours des années 2010, l’ONG a mis en place un nouveau modèle de logements, pérennes, intégrant des espaces collectifs, des services médicaux, des services de santé mentale, des services d’aide administrative… Tout un dispositif d’accompagnement destiné à aider les résidents à regagner progressivement une autonomie. L’architecture y jouait un rôle stratégique.
Gouffre financier
Michael Maltzan fait partie des architectes sélectionnés pour concevoir les bâtiments. Grand admirateur des pionniers de la modernité architecturale, cet architecte très en vue aujourd’hui a toujours considéré le logement collectif comme le secteur le plus noble de la discipline et voulait depuis longtemps s’y investir. Mais à Los Angeles, le secteur n’existait pratiquement pas. Aussi la première commande que lui a passée le Skid Row Housing Trust lui est apparue comme un défi aussi excitant que celui que représenterait, quelques années plus tard, le monumental viaduc de la 6e Rue : un programme d’un genre nouveau, qui appelait des formes urbaines inédites. Il en fera quatre au total, imposantes structures aux façades de métal blanc dont la géométrie se découpe dans le ciel de la ville. A l’intérieur, des balcons partagés, corridors couverts, cours communes, grands escaliers. Pour ces populations abîmées par des années de « survie en milieu hostile » et « habituées à être invisibilisées », ces espaces semi-publics « où l’on peut voir et être vu » sont précieux, soutient-il. « Ils aident à restaurer la confiance. »
Les projets ont montré les limites du système de crédit d’impôt destiné au affordable housing. Le risque d’impayé est plus fort pour ces populations très précaires et ces projets demandaient de réunir beaucoup d’investisseurs – par exemple pas moins de dix-huit pour les Rainbow Apartments contre deux ou trois en moyenne pour les projets destinés à des populations de classe moyenne. Ce qui a demandé un temps fou et une dépense d’énergie considérable.
Avec le Covid-19, le système a commencé à craquer. Dans les nouveaux ensembles de logements, les travailleurs sociaux et les psychologues ont pour nombre d’entre eux arrêté de venir. Quant aux vieux hôtels, dont le modèle était devenu obsolète, ils se dégradaient irrémédiablement. Les recettes ne couvraient plus les dépenses, les pensionnaires désertaient, les investisseurs aussi, la gestion ne suivait plus… Un gouffre financier s’est creusé qui a conduit à la faillite.
Un administrateur a été nommé au printemps pour redresser les comptes de Skid Row Housing Trust, mais la situation n’a fait qu’empirer. Le ver est dans le fruit. Michael Maltzan le résume à sa manière : « La logique financière n’est pas très adaptée à l’instabilité des populations qui vivent là. » Et, aujourd’hui, l’ensemble des bâtiments du trust risque d’être mis à la vente ; 1 500 anciens sans-abri seraient alors renvoyés à la case départ.
<img src="https://img.lemde.fr/2023/07/30/0/0/6655/4437/630/0/75/0/2cf1773_1690743502441-nasseri-le-monde-homeless-5185.jpg" alt="Le parking à vélos du Tiny Home Village, dans le quartier de Westlake, Los Angeles, le 19 juillet 2023.">