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Andreas Malm / Mediapart / 2023-03-27

SamediSamedi 25 mars dernier, des milliers de personnes ont manifesté à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, contre la généralisation des mégabassines, des réserves artificielles de stockage d’eau pour l’irrigation agricole. Leurs opposant·es reprochent à ces infrastructures de privatiser une ressource en eau de plus en plus rare à l’heure du changement climatique, au profit d’une agriculture productiviste néfaste pour le climat comme pour les écosystèmes.

Comme l’a fait valoir à Mediapart Benoît Biteau, paysan, député écologiste européen et figure des antibassines : « Il ne s’agit pas de nier que l’eau et l’irrigation sont importantes pour l’agriculture, mais simplement de rappeler que l’eau est un patrimoine commun, et qu’elle ne peut être accaparée par une minorité d’agriculteurs au détriment de l’intérêt général. »

Maître de conférences en géographie humaine en Suède, auteur aux éditions La Fabrique, entre autres, de L’Anthropocène contre l’histoire (2017) et Comment saboter un pipeline (2020), le militant pour le climat Andreas Malm était présent dans les cortèges ce samedi à Sainte-Soline. Il revient pour Mediapart sur les spécificités politiques de cette mobilisation, les leçons stratégiques à en tirer ou encore, les nouvelles perspectives qu’elle esquisse pour le mouvement climat.

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Andreas Malm à Paris, le 27 mars 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Mediapart : Vous avez participé à la manifestation contre les mégabassines à Sainte-Soline samedi dernier. Quel est votre ressenti ? Avez-vous perçu des spécificités par rapport aux autres mobilisations écologistes que vous observez habituellement dans le reste de l’Europe ?

 

Andreas Malm : J’ai d’abord été impressionné par la taille de cette manifestation. Les organisateurs parlent de 30 000 participants, c’est quatre fois plus que les manifestations d’Ende Gelände [mouvement écologiste allemand de désobéissance civile contre les infrastructures fossiles – ndlr], qui est mon point de référence. Ensuite, j’ai été surpris par le dispositif policier extrêmement militarisé. Avec les check-points, on se sentait presque plus en Cisjordanie que dans un pays d’Europe de l’Ouest. La police allemande peut aussi être violente, mais ici, c’était un niveau répressif nettement supérieur.

Enfin, le niveau de combativité des manifestants était impressionnant. Il y avait comme une « division des tâches » entre celles et ceux qui sont allés plus à l’affrontement avec les forces de l’ordre et celles et ceux qui n’y sont pas allés. Mais on sentait qu’il y avait une approbation tacite de ce rapport de force avec la police. Ce degré d’affrontement, c’est quelque chose d’inédit pour moi, que je n’ai pas encore vu en Allemagne.

C’est une lutte d’un nouveau genre car elle concerne la stratégie d’adaptation au changement climatique.

 

Pourquoi, alors qu’on connaît vos essais sur le capitalisme fossile, avoir participé à cette manifestation contre les mégabassines ? En quoi la question de l’eau est devenue un enjeu majeur dans les luttes pour le climat ?

 

Je ne suis pas un expert sur la question de l’eau en France, mais je pense que c’est une lutte avant-gardiste et que les mobilisations de ce type vont de plus en plus se déployer à l’avenir. C’est une lutte d’un nouveau genre car elle concerne la stratégie d’adaptation au changement climatique – et nous sommes ici devant un exemple criant de maladaptation. C’est également un combat contre une tentative de s’approprier et de monopoliser une ressource rare, en l’occurrence l’eau, de la part d’entreprises privées de l’agrobusiness.

Ce n’est pas une coïncidence si cette mobilisation se passe dans la partie sud de l’Europe car c’est en France, en Espagne ou en Italie que les problèmes de sécheresse s’aggravent le plus fortement. Cette lutte envoie un message très clair, qui devrait être entendu au-delà de la France : ces grands projets qui exploitent des ressources naturelles à l’usage de riches entreprises ne sont pas neutres, ni de simples réponses techniques au problème de l’eau, mais bien des projets à dimension politique.

 

Il y a trois ans a été publié en France votre essai Comment saboter un pipeline, dans lequel vous appeliez le mouvement climat à passer « de la protestation à la résistance ». Est-ce la trajectoire que prennent aujourd’hui Les Soulèvements de la Terre, le collectif qui a participé à l’organisation de la manifestation à Sainte-Soline ?

 

Je pense que le combat contre les mégabassines a des aspects spécifiquement français. L’implication dans ce mouvement de membres de la Confédération paysanne, qui a une tradition de lutte et une histoire syndicale, est assez unique en Europe – il y a actuellement un mouvement d’agriculteurs aux Pays-Bas, mais qui est très réactionnaire. L’autre dimension particulièrement française de cette mobilisation est bien évidemment le contexte actuel de lutte sociale contre la réforme des retraites, ainsi que la détestation d’Emmanuel Macron et de la police.

Mais la lutte contre les mégabassines est aussi articulée à ce qui se passe dans le mouvement climat de façon plus globale. Depuis l’apogée des marches climat en 2019, il y a une diversification et une radicalisation de certaines branches du mouvement qui se traduisent à travers Ende Gelände, les discours de Greta Thunberg, les groupes post-Extinction Rebellion comme Just Stop Oil [connu entre autres pour leurs actions contre les vitres des tableaux de maître dans les musées européens – ndlr], ou encore la mobilisation Stop Cop City à Atlanta (États-Unis) qui lutte à travers des occupations et du sabotage contre l’installation d’un centre d’entraînement policier dans une forêt.

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Andreas Malm à Paris, le 27 mars 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Les organisateurs de la manifestation de Sainte-Soline dénombrent au moins 200 blessés. Parmi elles et eux, trois ont été pris en charge en urgence absolue. Est-ce que ce type de manifestation, avec un fort degré d’affrontement assumé, ne peut pas se transformer en impasse stratégique quand on voit la démesure de l’appareil répressif déployé par l’État ?

 

C’est aux participants du mouvement contre les mégabassines de faire leur propre évaluation tactique. Cette manifestation peut être considérée comme un succès au vu du nombre de participants, mais aussi comme un échec car ils n’ont pas pu pénétrer dans le site pour mettre hors d’état de nuire cette infrastructure.

Il est encore tôt pour en tirer les conclusions. Il faut se rappeler que chaque fois qu’il y a eu des mobilisations radicales de masse, le premier essai est un succès, comme les manifestations de Seattle (États-Unis) en novembre 1999, à l’occasion d’une conférence de l’Organisation mondiale du commerce. Mais très vite ensuite, la police se réadapte, change ses pratiques de maintien de l’ordre pour étouffer toute contestation, comme on l’a vu ensuite lors des manifestations anti-G8 de Gênes (Italie) de 2001. Il n’y a rien de nouveau là-dedans.

Ende Gelände a presque toujours réussi à remplir ses objectifs en termes de cibles visées car ils ont des pratiques tactiques d’extrême mobilité pour contourner les dispositifs policiers. À Sainte-Soline, les manifestants se sont déplacés vers la mégabassine via trois cortèges différents (Ende Gelände organise habituellement cinq cortèges différents) mais la police s’est fixée autour de l’infrastructure – alors qu’à la dernière manifestation d’octobre dernier, le cortège le plus « offensif » avait détourné l’attention policière, permettant aux autres manifestants d’investir le site.

Il faut être intelligent, créatif, et je pense que Les Soulèvements de la Terre sont conscients de cela. On l’a encore vu en décembre quand 200 personnes ont occupé et saboté une cimenterie Lafarge près de Marseille, sans encombre. L’histoire sociale nous montre qu’il faut à chaque fois se réinventer même s’il y a des pratiques récurrentes efficaces, comme celle de créer un camp temporaire pour occuper le terrain par exemple.

 

Ces modes d’action ont pour effet de donner une image guerrière du mouvement, et donc masculiniste, qui peut dissuader certain·es militant·es. N’est-ce pas un problème, alors que la désobéissance civile a historiquement été très inclusive ? 

 

Ce serait un problème s’il y avait une vraie culture masculiniste parmi les militants, mais ça ne me semble pas être le cas. De plus, des militantes féministes radicales pourraient vous répondre qu’il n’y a pas de raison de partir du principe que les femmes ne sont pas en première ligne dans les affrontements. J’ai vu des femmes, grièvement blessées, être transportées depuis la ligne de front à Sainte-Soline. L’idée que seuls les hommes sont prêts à s’engager de cette manière est fausse. Des exemples historiques le prouvent, comme la Fraction armée rouge en Allemagne dans les années 70 : sa première génération était surtout composée de femmes. 

Très souvent, dans mon expérience militante, j’ai observé une tension entre des manifestants radicaux et d’autres manifestants qui tentaient de les dissuader. Ce n’est pas ce que j’ai vu ce week-end.

Ce qui était spécifique à Sainte-Soline, c’est que les gens pouvaient choisir leur niveau de confrontation avec les forces de l’ordre. Très souvent, dans mon expérience militante, j’ai observé une tension entre des manifestants radicaux et d’autres manifestants qui tentaient de les dissuader. Ce n’est pas ce que j’ai vu ce week-end. Il y a une culture politique en France qui me frappe à chaque fois. On y accepte plus largement que dans d’autres pays européens l’affrontement à l’État et à la propriété privée dans des actions concrètes. Et ce n’est pas contradictoire avec des manifestations massives. 

 

Plusieurs parlementaires de La France insoumise (LFI) étaient présents à Sainte-Soline. Cette classe politique de gauche est-elle suffisamment liée au mouvement social pour que vous puissiez espérer quelque chose d’une alternance ? Le programme de Mélenchon prévoyait à la fois une réforme de la police, la planification écologique et des politiques sociales… 

 

Je ne suis pas expert en politique française, mais clairement, le développement de LFI et le relatif succès de Mélenchon en 2022 sont prometteurs. En Allemagne, Die Linke s’est effondré, les Verts ont trahi leurs alliés extraparlementaires ; en Italie, la gauche a disparu. Il n’y a pas de garantie que LFI fasse ce qu’elle dit une fois au pouvoir, mais voir leurs drapeaux dans la manifestation de Sainte-Soline était un motif d’espoir. Cela donne l’impression que LFI est dans un dialogue constructif avec le mouvement social, sur les questions de race, d’islamophobie, de police et d’écologie. Leur projet parlementaire est ouvert sur la société, c’est l’un des rares qui mérite d’être considéré. 

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Andreas Malm à Paris, le 27 mars 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

En France, les Verts se sont effondrés à l’élection présidentielle, ce qui a démythifié le discours de Bruno Latour sur la « classe écologique ». Est-ce que la forme « parti » est toujours valable pour s’organiser face au chaos climatique ? 

 

Il faudrait faire un bilan clair des trahisons systématiques des partis Verts, pour qu’on en finisse une bonne fois pour toutes avec l’illusion selon laquelle ces partis incarnent le débouché naturel du mouvement climat. C’était l’illusion des élections européennes de 2019, mais ils n’ont finalement rien accompli. Les Verts ont été au pouvoir en Suède pendant huit ans, et ils ont failli. En Allemagne, le niveau de rage du mouvement climat à l’égard des Verts qui participent à la coalition au gouvernement est très haut. Mais l’échec des partis Verts ne doit pas discréditer la forme « parti » dans son ensemble. Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne et Bernie Sanders aux États-Unis n’ont pas gagné les élections, mais ils n’en étaient pas loin, et je ne dirais pas que leur projet respectif était futile. Dans la séquence actuelle, on ne sait pas ce qui va marcher, ni si quelque chose marchera, il faut être sur tous les fronts. 

 

Le mouvement Ende Gelände s’en prend à des infrastructures fossiles en Allemagne, Les Soulèvements de la Terre à des infrastructures agro-industrielles. Mais dans les deux cas, les projets sont tellement nombreux et titanesques qu’on imagine mal le sabotage en venir à bout. Ne faut-il pas un État, une verticalité du pouvoir pour neutraliser ces infrastructures, à terme ? 

 

Bien sûr. Je ne pense pas que le sabotage à lui seul peut régler le problème. J’ai rencontré des militants anarchistes qui avaient une vision très romantique de l’action directe, qui pensaient que la prolifération d’actions mettrait un terme aux émissions de CO2. Mais les « camps climat » ne peuvent pas se multiplier sur tous les sites en même temps, ce n’est pas réaliste. Ma vision stratégique, c’est qu’il faut intégrer le sabotage dans le répertoire d’actions du mouvement climat, et augmenter la pression sur l’État pour le contraindre à agir. Dans le pire des cas, il fera des concessions, et dans le meilleur des cas on en prendra le contrôle, que ce soit après une victoire de LFI ou après un processus révolutionnaire. À un certain moment, la pression populaire sera suffisante.

 

Vous faites partie du collectif Zetkin, qui a publié Fascisme fossile en 2020 pour mettre en évidence la passion de l’extrême droite pour les énergies fossiles. L’imposture du « nationalisme vert » a-t-elle été révélée depuis ? 

 

Il y a eu un pic de « nationalisme vert » il y a quelques années, au moment des élections européennes, mais le RN n’en fait plus une composante de son message depuis. Le travail qu’on a fait en 2018-2019 venait de l’inquiétude provoquée par la montée de l’extrême droite anti-écologiste avec Trump, Bolsonaro et l’AFD en Allemagne. Le meilleur exemple de notre thèse, c’est la Suède : le pays est gouverné par les Démocrates suédois (extrême droite), qui ont démantelé tout type de politique écologique. Aujourd’hui, je n’ai plus le même sentiment d’ascension irrépressible, à l’exception de la Russie, où les positions de Poutine sont négationnistes sur le climat et où des forces protofascistes se basent sur les énergies fossiles. Cette tendance n’a pas disparu. 

 

On voit sur la question des retraites en France qu’une élite bourgeoise impose aux travailleurs les plus pauvres de travailler deux ans de plus ; de même qu’en matière climatique, cette élite nous impose un business as usual qui détruit la planète. Est-ce que Sainte-Soline et le mouvement contre la réforme des retraites ne sont pas les deux faces d’une même pièce ? 

 

Absolument, il faut articuler les combats écologiques et sociaux, qui sont tous deux des luttes de classes. Si le mouvement climat a été faible à un moment de son histoire, c’est parce qu’il n’avait pas fait cette articulation. La lutte de Sainte-Soline, à l’inverse, se définit comme une lutte contre l’agro-industrie. Elle sort des discours lénifiants selon lesquels les combats écologiques se situent au-delà de la politique, au-delà du clivage entre la gauche et la droite. C’est ce qui en fait une lutte cruciale.