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Bouclier tarifaire de l’électricité : les milliards d’une hérésie économique

Bouclier tarifaire de l’électricité : les milliards d’une hérésie économique

C’est la seule mesure de réduction du déficit connue à ce jour et d’importance : le bouclier tarifaire va peu à peu se réduire. Dès le 1er août, les tarifs réglementés de l’électricité vont augmenter de 10 %. Présenté comme un geste en faveur des ménages et des entreprises, ce bouclier tarifaire sert surtout à couvrir les dysfonctionnements d’un marché mal conçu pour le bénéfice d’une concurrence factice.

Martine Orange

20 juillet 2023 à 19h29

 

 

 

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le 13 juillet, les ministres européens des finances concluaient leur réunion de l’Eurogroupe par l’engagement de supprimer au plus vite tous les mécanismes budgétaires de soutien pour lutter contre la flambée de l’énergie. Même si la suppression rapide de ces dispositifs peut relancer l’inflation et accentuer la pression sur les entreprises et les ménages, il leur a semblé urgent d’adopter de telles mesures.

 

Sortir du « quoi qu’il en coûte » mis en œuvre lors des deux chocs du Covid et de la guerre en Ukraine pour renouer avec une orthodoxie budgétaire leur paraît indispensable pour venir en soutien de la Banque centrale européenne, comme elle le demande, dans sa lutte contre l’inflation.

Moins de quatre jours après, le ministre des finances Bruno le Maire a mis en œuvre l’engagement pris à Bruxelles : Bercy a annoncé la sortie progressive du bouclier tarifaire de l’énergie. Après l’extinction du bouclier tarifaire sur le gaz fin juin, c’est désormais la fin des mesures sur l’électricité qui est en marche. Dès le 1er août, les tarifs réglementés de l’électricité vont augmenter de 10 %. En moins de dix-huit mois, le prix réglementé de l’électricité pour les ménages et les petites entreprises aura progressé de 31 %.

 

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Un compteur électrique d’EDF. © Photo Eric Tschaen / REA

À ce stade, la fin du bouclier tarifaire – avec la suppression du dispositif Pinel et le recentrage du prêt à taux zéro – est la seule décision d’importance annoncée dans le cadre de la préparation budgétaire pour la loi de finances 2024, placée sous le signe des économies selon le gouvernement. Elle justifie quasiment à elle seule tous les efforts du gouvernement de baisse du déficit. « La sortie du bouclier tarifaire de l’énergie, c’est près de 14 milliards d’euros de dépenses en moins », s’est félicité Gabriel Attal, alors ministre du budget, dans Les Échos.

 

Un chiffre de plus. Car sur le coût du bouclier tarifaire, tout a été dit. Bercy a un moment avancé la somme astronomique de 100 milliards d’euros (incluant manifestement d’autres dispositifs, notamment sur l’essence) afin d’illustrer l’ampleur de l’effort du gouvernement pour venir en soutien de l’économie. Puis il a révisé ses annonces à la baisse, parlant plutôt par la suite de 50, voire de 45 milliards.

 

Le bouclier tarifaire, des milliards pour les fournisseurs alternatifs

Selon les derniers chiffres donnés par le gouvernement, le coût brut du bouclier tarifaire de l’électricité s’élève à 18 milliards d’euros en 2022 et est estimé à 29 milliards d’euros. Après tout le débat sur les superprofits des entreprises énergétiques, il avait décidé de mettre en place au niveau européen une taxation pour ces groupes afin d’aider les gouvernements à financer les différentes mesures d’aides. Selon le gouvernement, ces taxes sur les rentes des énergéticiens ont rapporté 1,2 milliard en 2022 et devraient s’élever à 4,3 milliards, auxquels s’ajoute une contribution exceptionnelle des entreprises pétrolières de 200 millions en 2022, mais qui ne rapportera rien en 2023. À s’en tenir à ces chiffres officiels, le bouclier tarifaire sur l’électricité a donc coûté 16,6 milliards d’euros en 2022, et pourrait s’élever à 24,7 milliards d’euros en 2023.

 

« Bien malin qui peut établir un solde à ce stade. Il y a tellement eu d’annonces, de mesures, que plus personne ne sait de quoi on parle. Tout a été fait de façon approximative, au doigt mouillé », relève un connaisseur du dossier. Le brouillard est si grand sur cette question que selon nos informations, pas moins de trois études sont en cours – l’une par l’Assemblé nationale, l’autre par la Cour des comptes et la dernière par l’Inspection générale des finances – pour tenter d’y voir clair.

Quel que soit le montant de l’addition finale, les milliards dépensés par l’État ne le sont pas tant pour aider à soutenir l’économie face à la flambée sans précédent des prix de l’énergie, largement entretenue par la spéculation, que pour couvrir les dysfonctionnements multiples et désormais largement mis en lumière par la crise de ces deux dernières années, d’un marché mal conçu, et faire vivre une concurrence factice.

 

Car l’essentiel de l’argent du bouclier tarifaire est d’abord reversé à des fournisseurs alternatifs pour compenser leur « manque à gagner » en raison du gel des tarifs par rapport aux prix « théoriques » fixés par la Commission de régulation de l’énergie (CRE) : en 2022, cette compensation s’est élevée à 11,2 milliards d’euros et pourrait atteindre 20,5 milliards en 2023, censés être reversés par la suite à leurs clients sous la forme de baisse de factures. Un pognon de dingue, selon l’expression désormais consacrée, qui n’est pas prêt de se tarir.

 

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Bruno Le Maire à l’hôtel Matignon le 18 juillet 2023. © Photo Eric Tschaen / REA

Dans son communiqué du 29 juin, la CRE rappelle que c’est elle qui calcule l’évolution théorique des prix de l’électricité. Compte tenu de la hausse des coûts de fourniture, explique-t-elle, les tarifs réglementés de l’électricité auraient dû augmenter au 1er février de 99 % ! Après la hausse de 15 % décidée en février, il reste encore un écart de 74 % à rattraper, insiste-t-elle. Le gouvernement peut-il tolérer un tel rattrapage ?

 

Poser la question, c’est déjà y répondre : l’argent public va continuer à être déversé sur les fournisseurs alternatifs au titre de dédommagement par un prix théorique. Au moins un certain temps.

 

Voyage en Absurdie

Mais les affirmations de la CRE appellent une autre question plus fondamentale : comment le régulateur peut-il soutenir le besoin d’une telle hausse ? Au plus fort de la crise énergétique l’été dernier, quand le mégawattheure franchissait le seuil des 1 000 euros, la Belgique, qui a été un des pays les plus exposés à la crise énergétique, voyait le prix de l’électricité s’envoler de plus de 64 %, selon le régulateur belge… Depuis, les prix de l’électricité ont retrouvé à peu près leur niveau d’avant crise. Pourquoi la situation est-elle censée être pire en France ?

 

D’autant qu’il existe une réalité industrielle et économique indiscutable : la France produit – sauf pendant l’accident industriel d’EDF en 2022 – 80 % de l’électricité qu’elle consomme (nucléaire, hydraulique, renouvelable). La production d’électricité est une industrie à haute intensité capitalistique et à coûts fixes. Les tarifs sont au-dessus de la moyenne des coûts fixes de production. Dès lors, pourquoi faudrait-il les augmenter encore dans de telles proportions ? Va-t-on continuer pendant longtemps à évaluer toute la production au coût marginal du dernier mégawattheure mis sur le marché, au détriment de toute l’économie pour satisfaire à la doxa néolibérale ?

 

« Ce sont les règles antiéconomiques adoptées en France sous l’égide de la Commission européenne qui nous mènent à de telles absurdités », tranche sans hésitation un expert du marché de l’électricité. Au cœur du dispositif, il y a l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique). À l’ouverture de la concurrence des marchés de l’énergie, le pouvoir a instauré une mesure permettant aux nouveaux entrants de disposer d’une partie de la production nucléaire d’EDF afin de les mettre sur un pied d’égalité avec l’électricien. Les concurrents se sont vu alors accorder la possibilité de tirer 100 TWh, soit l’équivalent du quart de la production nucléaire d’EDF à l’époque, au prix de 42 euros le mégawattheure.

 

Cette mesure transitoire était censée aider les fournisseurs alternatifs le temps qu’ils disposent de leur propre capacité de production. En vain. Plus de 80 % de ces fournisseurs ne produisent pas un seul mégawattheure et n’agissent que comme simples intermédiaires.

 

En 2019, jugeant que la concurrence n’était pas assez forte sur le marché de l’électricité en France – en clair qu’EDF ne perdait pas assez de clients – , la CRE, alors présidée par Jean-François Carenco – l’éphémère et inexistant ministre des outre-mer aujourd’hui –, a durci les règles. Sous la pression des fournisseurs alternatifs qui demandaient à pouvoir disposer de toujours plus d’électricité nucléaire à prix bradé, le régulateur a inventé un système byzantin. D’avril à août, les fournisseurs alternatifs allaient déposer leur demande de fourniture d’électricité censée répondre à leurs besoins pour fournir leurs clients auprès du régulateur.

 

À la fin de l’année, la CRE ferait les comptes. Si la demande en électricité produite par EDF était plus forte que les 100 TWh – elle l’est toujours –, la fourniture serait répartie au prorata des besoins. Mais EDF serait alors mise à contribution d’une autre façon : bien que produisant son électricité, elle serait considérée comme un fournisseur comme un autre, et devrait répercuter dans les tarifs réglementés un coût d’achat théorique comme si elle avait dû l’acheter sur le marché.

Pour pimenter un peu plus la situation, la CRE déterminerait le prix théorique d’achat non pas en se basant sur la moyenne des cours annuels sur le marché de gros de l’électricité, mais seulement à partir des références des cours de décembre.

 

Fraudes massives

Il n’a pas fallu longtemps pour que certains comprennent tout le bénéfice qu’ils pourraient tirer de cette nouvelle réglementation – volontairement ? – pleine de trous, d’effets de calendriers, de moyens de contournements et de possibilités de manipulation.

 

Dès la fin de 2021, les méfaits se sont fait sentir. Alors que les prix de l’électricité commençaient à flamber sur le marché de gros, tous les fournisseurs se sont précipités sur le dispositif Arenh pour demander encore plus d’électricité. Les demandes étaient exorbitantes. Mais la CRE les a trouvées tout à fait justifiées. Estimant qu’il manquait quelques 40 TWh pour satisfaire la demande, elle a décidé de facturer ce manque au prix du marché.

 

Or en ce mois de décembre 2021, c’est le moment où le PDG d’EDF annonce l’accident industriel de son groupe avec l’arrêt de plusieurs réacteurs nucléaires, en raison de corrosion sur certaines installations. Cette annonce provoque une vague de spéculation sur le marché de gros. Loin de tenir compte de ces événements exceptionnels, la CRE décide de les inclure dans son calcul de prix théorique et annonce que les tarifs régulés de l’électricité doivent augmenter en février 2022 de 44 %.

 

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Des lignes électrique à très haute tension dans le Sud-Ouest de la France en juillet 2023. © Photo Lionel Bonaventure / AFP

Par la suite, les associations de consommateurs ont refait le calcul. Par un simple changement de date sur les calculs des prix de marché de l’électricité, même en ne modifiant rien par ailleurs, la CRE aurait pu faire diminuer de moitié la hausse des tarifs réglementés et faire passer de 8 à 4 milliards d’euros la surcharge payée par EDF, pour compenser le blocage de la hausse à 4 % des tarifs réglementés pendant la période hivernale imposé par le gouvernement. Cela aurait aussi épargné quelques milliards de dépenses sur le budget de l’État.

 

La poursuite de la crise énergétique et de la guerre en Ukraine ont encore amplifié les manipulations. Bien que le gouvernement ait augmenté le volume distribué d’Arenh de 20 TWh pour le porter à 120 TWh, tous les fournisseurs ont augmenté leur demande. Qui ne demanderait pas de l’électricité à 46,2 euros le mégawattheure, quand le cours du mégawattheure sur le marché de gros dépasse les 500 voire les 800 euros ?

 

Pour en obtenir encore plus, des fournisseurs comme Mint ont même lancé des offres des plus alléchantes, en dehors de toute référence économique, pour augmenter leur base de clientèle au printemps 2022. Après avoir fait enregistrer leur demande de volume, ils se sont empressés d’augmenter leur prix de façon stratosphérique et surtout de renvoyer les clients chez EDF, qui était dans l’obligation de les accepter.

 

Dans un rapport sénatorial, publié début juillet, la mission parlementaire sur les conditions d’utilisation de l’Arenh, dirigée par la sénatrice LR Dominique Estrosi Sassone et son homologue PCF Fabien Gay estiment que 72 fournisseurs sur 100 ont abusé du dispositif. Face à la commission parlementaire, les responsables de la CRE ont reconnu que les demandes d’Arenh avaient été surestimées à hauteur d’au moins 9 TWh, comme le régulateur le reconnaît dans son rapport sur le marché de l’électricité en 2022.

 

Cette surestimation a amené des plus-values aussi hors normes, de l’ordre de 1,6 milliard d’euros selon les calculs de la CRE. Pendant ce temps, EDF, lourdement handicapée par les accidents sur son parc nucléaire, achetait des mégawattheures au prix moyen de 256 euros pour les revendre à 46,2 euros.

 

« Contrairement à ce que nous soutenait Agnès Pannier-Runacher [la ministre de la transition énergétique – ndlr], qui nous assurait que le dispositif était au seul service des consommateurs, il y a bien eu de l’achat et de la revente d’Arenh, de la spéculation, des enrichissements sans cause », insiste Fabien Gay. « Pour nous, la surestimation de la demande d’Arenh est bien plus élevée. Selon nos calculs, on dépasse les 12 TWh, ce qui se traduit par une surévaluation des tarifs réglementés d’au moins 4 % », dit François Carlier, directeur général de l’association de consommateurs CLCV.

Jugeant tout ce dispositif contraire à l’intérêt des consommateurs et aux intérêts des finances publiques, l’association a déposé un recours devant le Conseil d’État pour contester ces mesures et les calculs de la CRE, « juge et partie dans l’affaire ».

 

Absence de volonté politique

Pressée de toutes parts, la CRE reconnaît avoir lancé des opérations pour récupérer les 1,6 milliard d’euros de plus-values estimés. Trois fournisseurs – ComparElec, Blanka et Hellio Solutions – ont déjà été « rappelés à l’ordre » selon les termes de la CRE et n’auront pas le volume d’électricité demandé. Sept autres font l’objet d’une enquête.

 

N’étant jamais à l’abri de surprises dès qu’on plonge dans le labyrinthe législatif et réglementaire du marché de l’énergie, les sénateurs ont été stupéfaits de découvrir que les 1,6 milliard d’euros de plus-values estimés par la CRE, s’ils étaient recouvrés, ne profiteraient ni au budget de l’État qui a compensé toutes les dérives du système, ni à EDF qui a vendu à perte à ses concurrents, mais à l’ensemble des fournisseurs alternatifs, y compris ceux qui ont fraudé !

 

« Tant qu’on ne rebâtira pas un système sur des bases économiques saines, on connaîtra de tels errements. Mais pour le faire, il faut une vision et une volonté politique. Tout ce qui manque à ce gouvernement », constate un observateur.

 

À l’été 2021, Bruno Le Maire n’avait pas épargné ses critiques sur le marché européen de l’énergie. Il réclamait d’urgence une refonte totale. Au fil des mois, les critiques se sont faites de plus en plus faibles et le gouvernement français s’est tu à Bruxelles. La réforme du marché de l’électricité doit être présentée en septembre devant la Commission européenne. Elle ne changera rien : l’indépassable marché reste la clé de voûte de tout le système. À charge pour les ménages et les entreprises de payer les dysfonctionnements.