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Philippe Descola et Baptiste Morizot : « Face aux bouleversements écologiques, il est temps de bifurquer et d’aménager le monde pour la vie »

Par Nicolas Truong

La crise climatique nous fait entrer dans une époque nouvelle que les concepts des Lumières peinent à appréhender, alors qu’il convient de refaire société avec la Terre, estiment l’anthropologue Philippe Descola et le philosophe Baptiste Morizot, dans un entretien au « Monde ». Dialogue entre deux explorateurs engagés.

Professeur émérite au Collège de France, Philippe Descola est un anthropologue qui a converti toute une génération de chercheurs à penser « par-delà nature et culture ». Maître de conférences à l’université Aix-Marseille, Baptiste Morizot est un philosophe qui explore nos « manières d’être vivant ». Tous deux sont des intellectuels de terrain : en Amazonie parmi les Achuar, une tribu jivaro, pour Philippe Descola ; sur la piste animale, mais aussi dans les fermes réensauvagées ou en agroforesterie, pour Baptiste Morizot.

Tous deux, qui participent à l’ouvrage collectif On ne dissout pas un soulèvement. Quarante voix pour Les Soulèvements de la Terre (Seuil, 192 pages, 11,50 euros), ont conscience que nous avons changé d’ère et qu’il convient de « bifurquer »afin de maintenir les conditions d’habitabilité de la planète. Philippe Descola, qui a récemment consacré un séminaire, à l’université de Berkeley (Californie), à l’élaboration d’une nouvelle « cosmopolitique », et Baptiste Morizot, qui vient de publier L’Inexploré (Wildproject, 432 pages, 26 euros), s’entretiennent ici, dans un dialogue philosophique, sur les enjeux écologiques.

Dans quel nouveau monde nous fait entrer la crise écologique ? Et dans quelle mesure bouleverse-t-il nos anciens cadres de pensée ?

Philippe Descola : Le nouveau régime climatique, la destruction accélérée des milieux de vie ont fait quitter à beaucoup d’entre nous l’archipel des certitudes où nous nous ébattions depuis la pensée des Lumières, remettant en cause l’édifice intellectuel et institutionnel qu’elle nous avait légué. Nous savons certes ce qui ne va pas dans les grandes lignes, en quoi nos instruments de mesure et nos outils de connexion ne nous permettent plus de rendre compte de notre réalité collective. Nous avons laissé derrière nous le grand récit évolutionniste qui conduisait l’humanité vers un perfectionnement constant, mais inégal selon les lieux, dû au progrès de la maîtrise des ressources, conscients que nous sommes que les solutions techniques ne sauveront pas la Terre de la dégradation de plus en plus perceptible de ses conditions d’habitabilité. Nous mesurons aussi de mieux en mieux combien la position en surplomb que l’humanité dominante – européenne, coloniale, capitaliste – a peu à peu usurpée vis-à-vis des autres quhumains a conduit le monde vers l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. La prudence et la modestie nous obligent à dire que nous sommes conscients d’un ébranlement, mais à la peine pour le définir, et surtout incapables de savoir sûrement où il va nous mener.

 

Baptiste Morizot : Comment penser un âge de bouleversements sans le refermer dans sa signification et ses possibles ? Sans le surdéterminer en « effondrement », en « apocalypse » ou en « déclin » ? Sans lui assigner une identité, alors même qu’il est encore en cours dans toutes ses incertitudes ? Je fais l’hypothèse que c’est un des sens qu’on peut donner au concept anthropologique de « temps mythique ». A l’origine, il qualifie un temps où les relations avec les autres êtres, les milieux vivants, les animaux, les végétaux est devenu instable, où il faut nommer et fabriquer des relations avec eux qui soient capables de rendre le monde habitable pour tous. Ce qui m’intéresse, c’est d’en faire une interprétation philosophique pour penser notre conjoncture. Il permet, à mon sens, de rendre intelligible un phénomène partagé par toute société humaine prise dans une histoire : la survenue de grands bouleversements écologiques, qui ouvrent une nouvelle ère après des périodes de stabilité.

 

Du fait du caractère instable du monde actuel, bouleversé par quelques siècles de modernité industrielle et capitaliste, du fait de la conscience collective émergente de la nécessité de repenser nos relations au monde vivant, parce qu’elles ont été déstabilisées par l’extractivisme, j’explore les effets d’intelligibilité potentiels de l’idée de « temps mythique » pour comprendre notre époque troublée. Les Lumières, dans cette phase critique, ne sont plus de l’ordre du feu prométhéen du progrès. Elles ressemblent peut-être plus humblement aux feux de signalement pour indiquer une piste d’atterrissage d’urgence à une civilisation qui a cru pouvoir habiter hors-sol et qui doit désormais atterrir dans des modes de subsistance enfin terrestres.

Ph. D. : Peut-on appeler « temps mythique » cette période d’instabilité que nous traversons et dont Baptiste Morizot explore de façon incisive les dimensions philosophiques ? Je ne suis pas sûr que l’expression soit la plus idoine, tant elle renvoie, en anthropologie, à quelque chose de différent. Car le temps du mythe, en Amazonie et dans les collectifs animistes tout du moins, désigne l’apparition du discontinu plutôt qu’une redistribution des cartes. C’est un moment au cours duquel les plantes et les animaux, des personnes humanoïdes dotées d’une intériorité et des arts de la culture comme les humains, ont acquis les corps que nous leur connaissons à présent ; elles sont passées d’une culture partagée par tous les vivants à l’ère des discontinuités physiques. Les mythes racontent les circonstances de ce mouvement de spéciation et justifient ainsi les raisons pour lesquelles les plantes et les animaux continuent à être des personnes, mais avec des corps différents. Je préfère parler de « recomposition » pour désigner le moment que nous traversons : les assemblages anciens montrent leurs limites et les assemblages nouveaux n’existent qu’en puissance.

Pourquoi les mots qui décrivent notre condition moderne, comme ceux de « société », de « nature », de « culture » et même de « politique », ne sont-ils plus adéquats pour raconter notre nouvelle condition terrestre ?

B. M. : Je voudrais prendre un exemple. Un des grands enjeux contemporains, parce qu’il implique la viabilité de notre futur, est la question de nos relations avec les vivants non humains de la biosphère. Or, nos concepts pour penser ce problème sont tragiquement sous-dimensionnés et inadaptés. Pour pressentir que nous ne sommes pas très avancés sur le sujet, il suffit de pointer que l’essentiel des propositions contemporaines concernant la transformation de nos relations au monde vivant qui nous a faits, qui nous abrite, dans sa pluralité et ses mille interdépendances avec les sociétés et les vies humaines, tient aujourd’hui dans la formule « Mieux protéger la biodiversité ».

 

Si ce concept est intéressant lorsqu’il est appliqué dans les contextes pertinents, en revanche, lorsque la « biodiversité » devient le nom hégémonique du monde vivant, il bloque les possibilités de pensée et d’action nécessaires pour l’avenir – parce qu’il masque ce que le vivant est vraiment, et qui nous sommes en lui. C’est qu’en fait la biodiversité est un instrument pour compter les espèces et qu’on finit par confondre cet instrument de mesure avec ce qui est mesuré : la vie sur Terre. Ce que la « biodiversité » capture et restitue du vivant, c’est avant tout des listes d’items : des listes d’espèces, d’écosystèmes, de fonctions – c’est-à-dire des choses intrinsèquement passives, à l’égard desquelles le seul rapport est spontanément de type « protection patrimoniale ». Cela transforme le vivant en énumération d’entités apathiques, fragiles et en attente de notre gestion toute-puissante. Une liste, ça n’agit pas, ça ne fait pas le monde, ça ne rend pas la Terre habitable. C’est quelque chose qu’on peut seulement protéger et compter.

 

Mais ce n’est pas cela, le monde vivant : ce n’est pas nous qui l’avons fait, c’est lui qui nous a faits. C’est lui qui nous maintient en vie à chaque instant. C’est un environnement donateur qui a créé dans le temps long de l’évolution nos corps, nos esprits et tous les branchements fins aux autres espèces qui permettent à tous de rayonner un jour de plus. Pour changer de projet de société, nous avons besoin de penser le monde vivant comme ce qu’il est vraiment : quelque chose d’actif, d’organisé, de constitutif, de jamais en attente, tramant toujours l’habitabilité de ce monde en nous et hors de nous.

Ph. D. : Nous avons hérité de la philosophie des Lumières les concepts au moyen desquels l’Europe s’est appréhendée de façon réflexive dans sa trajectoire temporelle – société, nature, culture, politique, histoire, art, économie, etc. – en présumant de leur universalité. Les sciences sociales d’abord, le langage ordinaire ensuite s’en sont emparés pour désigner le mobilier du monde en présupposant que ce mobilier était partagé par tous les humains. Or, l’anthropologie et l’histoire ont montré que ce n’était pas le cas et que le découpage de la réalité opéré par la pensée moderne fait violence à la manière dont d’autres civilisations, parfois contemporaines, composent leurs mondes. La responsabilité des sciences sociales est donc de mieux nommer les êtres et leurs relations pour faire droit à cette diversité, et nous préparer, en outre, à vivre dans un monde, celui de l’anthropocène, où la distinction ontologique et institutionnelle entre nature et société n’a plus guère de sens.

Il faut pouvoir accommoder dans notre vocabulaire conceptuel d’autres façons de faire monde. C’est pourquoi, par exemple, je plaide pour remplacer « société » par « collectif », le second terme ne préjugeant pas de ce qui est assemblé – des humains, des autres qu’humains, une combinaison des deux –, tandis que le premier réduit l’assemblage aux seuls humains. De même faudrait-il revoir la terminologie cosmopolitique en la purgeant de son anthropocentrisme – un héritage de Kant –, afin d’imaginer des formes de relations et de souveraineté qui donnent toute leur place à des agents non humains.

 

En quel sens peut-on soutenir, comme vous l’écrivez, Baptiste Morizot, que « les vivants sont sortis de la nature pour entrer en politique » ?

B. M. : Nous héritons d’une manière de voir le monde qui établit une distinction entre, d’un côté, le monde humain et politique et, de l’autre, la nature, vue comme un ensemble inerte de ressources matérielles. Mais notre habitabilité est constituée d’interdépendances multiples. Sans la photosynthèse de la vie océane, il n’y a pas d’oxygène respirable pour la vie terrestre. C’est la vie qui, depuis quatre milliards d’années, aménage le monde pour la vie. Le travail des insectes pollinisateurs qui nous donne tous nos fruits et légumes, l’action des forêts qui filtrent l’eau, celle des végétaux en symbiose avec les champignons qui captent le carbone ne constituent pas simplement un ensemble de conditions matérielles et passives. Il faut y voir des relations actives, des alliances objectives nouées entre les êtres, des modus vivendi.

Par conséquent, le vivant ne relève plus du domaine de l’ancienne « nature », il entre quelque part dans le champ de ce que nous appelions « politique ». Il faut donc trouver d’autres façons d’établir avec lui des relations. Le problème, c’est que le concept de « politique » a été construit par la modernité pour exclure par définition toute entité non humaine, et les formes qu’il déploie, comme la citoyenneté, le vote, la contestation, l’égalité de droits, sont faites de manière que seuls les humains puissent légitimement y participer. De sorte que donner la citoyenneté aux chiens est un idéal absurde. Depuis le XVIIe siècle, nos modes de relations politiques se sont stabilisés autour d’un modèle très restreint, où prime l’usage d’une parole argumentée et rationnelle. Ce modèle ne peut accueillir les rivières, les pollinisateurs, les loups et les forêts. Il ne s’agit pas ici de faire de la « démocratie avec les bactéries ». C’est un autre problème que je construis. Il faut trouver autre chose. C’est ce que j’appelle « alterpolitique ».

 

Qu’est-ce que l’alterpolitique ?

B. M. : Ce concept nomme tout l’espace des relations possibles entre nous et les autres vivants, qui a été appauvri, occulté et interdit dans sa richesse polymorphe par la modernité dualiste. Cette dernière a cloisonné toutes les relations possibles en ce monde dans deux catégories limitées et binaires : la nature, avec ses rapports de force et de prédation, et le « politique », restreint au contractualisme et à la citoyenneté. Ce n’est pas seulement qu’il faut repenser autrement nos relations concrètes aux vivants, c’est qu’il faut repenser leur nature même, pour rouvrir l’espace potentiel, occulté par la modernité, où elles peuvent se déployer.

Ph. D. : On peut d’abord dire que, pour beaucoup de peuples, les vivants n’ont jamais été « dans la nature » – puisqu’elle n’existe pas pour eux – et qu’ils sont depuis toujours « en politique ». C’est le cas, notamment, des Amérindiens de la région de Cuzco [Pérou], pour ne prendre que des exemples récents : ils protestent contre un projet de mine à ciel ouvert au motif que l’excavation détruirait une montagne vue comme un membre de leur collectif envers qui les humains ont un devoir de solidarité. Ou des membres de la communauté de Sarayaku, en Amazonie équatorienne, lesquels demandent que soient reconnues internationalement les relations matérielles et spirituelles entre les humains et les autres qu’humains (dont les esprits) se déployant sur leur territoire.

En outre, il n’y a pas que les vivants que nous, naturalistes, avons rangés dans la nature : il y a aussi les milieux de vie, les espaces où la vie se produit à travers des interactions complexes. Or, ce sont ces interactions mêmes qui sont politiques, si l’on entend comme politique non pas la gestion des rapports de pouvoir et la délibération sur le bien commun, comme c’est le cas traditionnellement, mais plutôt le registre des rapports entre mondes, lesquels connectent ou séparent les opérateurs nécessaires à la vie de tel ou tel assemblage d’humains et d’autres qu’humains, au premier chef lorsque leurs conditions d’existence relèvent en apparence de régimes ontologiques différents : transformations chimiques, systèmes techniques, symbioses et commensalités, réseaux d’échange de ressources, etc. L’affaire n’est pas simple, car il s’agit, d’une part, d’admettre l’altérité radicale des autres qu’humains, leurs modes d’existence spécifiques, leurs intérêts propres, en même temps que de reconnaître que nous avons un destin commun comme habitants d’une même planète.

 

Que pourrait être une cosmopolitique ou une alterpolitique terrestre ?

B. M. : Je voudrais prendre un exemple. Les pollinisateurs, qu’il s’agisse d’oiseaux, d’insectes, d’animaux, sont dotés du pouvoir écologique de féconder toutes les plantes à fleurs, de manière à rendre disponible l’énergie solaire sous la forme de fruits pour d’autres espèces dépendantes de la photosynthèse, dont les humains. C’est une faculté évolutionnaire insubstituable, négociée dans le long passé des coévolutions avec les végétaux. Aucune technologie ne peut la remplacer. Sans elle, la vie humaine et animale sur Terre est impossible. Or, elle est fragile, elle est historique, nous en bénéficions dans le cadre de l’agriculture, non pas comme un donné naturel mécanique, inépuisable et éternel, mais comme une contribution précieuse et précaire de la vie non humaine à la vie humaine.

En conséquence, et du fait de la vulnérabilité mutuelle que cela induit dans nos relations aux pollinisateurs, la dimension politique de leur aptitude à polliniser se retrouve en pleine lumière. Et la relation des collectifs humains aux pollinisateurs qu’est l’agriculture, loin d’être l’extraction d’une matière biologique passive produite par les seuls humains, révèle sa vraie nature : c’est une alliance fragile avec d’autres vivants, qui exige des arts diplomatiques et des formes de réciprocité pour être maintenue, pour prospérer.

 

Ces alliances alterpolitiques n’ont rien à voir avec le politique moderne : il n’y est pas question de donner la citoyenneté ou le droit de vote aux abeilles, mais bien de comprendre et défendre leur rôle dans la fabrique collective du monde commun. Or, aujourd’hui, nous ne pouvons pas penser un projet de société sans une agriculture qui prenne au sérieux le fait que les pollinisateurs comme la faune des sols, et plus largement la biodiversité riche et complexe qui donne sa vitalité et sa résilience à chaque écosystème, jouent un rôle central et irremplaçable dans la fabrication du monde habitable pour tous, humains et non humains. Ils sont pris avec nous dans des alliances vitales que nous ne pouvons plus penser faute de concepts.

Les formes d’agroécologie dont les pratiques culturales favorisent la prospérité des pollinisateurs sauvages en leur sein, comme on l’expérimente concrètement au sein de l’association Réensauvager la ferme, dans la Drôme, à l’opposé des agricultures extractivistes en monoculture dopées aux intrants phytosanitaires qui les détruisent, sont déjà en train de réinventer ces alliances : l’enjeu est de leur donner un nom, une visibilité et une force de traction politique collective, pour faire enfin société avec les formes de vie qui font tenir ce monde debout.

 

Ph. D. : Il me semble qu’une véritable cosmopolitique pourrait commencer par le tissage de solidarités entre des agents humains et autres qu’humains soumis à un même régime de domination. Le cas des motifs et des conséquences de la déforestation de l’Amazonie est, à cet égard, exemplaire. Rappelons d’abord que cette forêt est, en grande partie, anthropogénique, c’est-à-dire que sa composition floristique est le produit des façons culturales et des techniques d’agroforesterie que les Amérindiens ont développées au cours des millénaires. Sa destruction par l’agrobusiness pour y substituer des cultures de soja est donc un crime à la fois contre les populations autochtones, contre l’humanité et contre les milieux de vie.

La chaîne criminelle peut toutefois être mieux particularisée : elle lie comme victimes les Amérindiens du Brésil dépossédés de leur terre au profit de la culture intensive du soja dont on gave les cochons européens, élevés dans des conditions indignes, avec les milieux de vie détruits à la fois par cette monoculture et par l’élevage industriel. On peut parler de « géoclasses » pour ces solidarités embryonnaires ou à construire entre humains et autres qu’humains qui unissent en réseaux les employés des élevages porcins et des abattoirs, les Amérindiens spoliés, les ouvriers agricoles de l’agrobusiness brésilien, les cochons et les tourbières de Bretagne, les écosystèmes amazoniens détruits par le défrichement, les espèces affectées par l’usage massif des herbicides et des intrants dans la culture du soja, ainsi que les organismes perturbés par la prolifération des algues vertes sur le littoral.

L’ouverture cosmopolitique peut aussi se réaliser par des modifications du droit de propriété, telle celle qui confère une personnalité juridique à des milieux de vie, généralement des bassins versants comme le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, la [rivière] Magpie au Québec ou [le fleuve] Atrato en Colombie. En personnifiant le droit à exister d’un écosystème, on inverse potentiellement la direction multiséculaire de l’appropriation : non plus des humains vers des ressources physiques localisées, mais d’un territoire devenu autonome vers ses habitants humains et autres qu’humains. Les humains ne sont plus des sujets politiques parce qu’ils sont maîtres et possesseurs d’un milieu de vie, mais parce que, en tant que possédés par l’espace qui les accueille, ils sont en situation d’entretenir avec lui une relation d’équité.

 

« Trouver un lieu vivant à aimer personnellement et à défendre collectivement » : la formule employée par Baptiste Morizot peut-elle être la maxime de cette écologie qui mobilise autant les affects que les concepts ?

B. M. : Je voudrais clarifier un malentendu : ce n’est pas là un appel à aller « vivre à la campagne ». C’est une tentative de repartir des terrains, des enjeux territorialisés, pour prendre appui sur ce qui autour de nous mérite d’être défendu. Ce qui est intéressant dans cette idée de reterritorialiser l’attachement au monde, c’est de sortir du hors-sol pour chercher des endroits réels où se nouent des enjeux globaux. C’est là que sont ces attracteurs qui reconfigurent le champ de l’attention collective, en nous enjoignant de prendre au sérieux, par exemple dans le même mouvement, le destin des pollinisateurs et les conditions de travail des paysans qui sont concernés par leur déclin.

Voici l’originalité de ces attracteurs terrestres : ils nous mobilisent en tant qu’humains dans notre condition de vivants parmi les vivants. Et ils reformulent le « pour » et le « contre » de l’action. Partager l’eau entre humains, et avec les autres vivants, contre son accaparement par l’agro-industrie. Laisser respirer et prospérer la terre, agricole et sauvage, contre sa bétonisation outrancière. Face aux bouleversements écologiques et à nos héritages de destruction, il est temps de bifurquer et contribuer aussi aux capacités de la vie à aménager le monde pour la vie. Peut-on encore le faire ?

 

Ph. D. : Baptiste Morizot a raison de souligner la puissance des attracteurs localisés comme moteurs de l’action politique et ferments de coalitions transpécifiques. Une mutation de nos sensibilités à l’égard du vivant n’est pas suffisante pour engendrer un bouleversement cosmopolitique. Il y faut aussi des structures institutionnelles – territoires alternatifs, mobilisations contre l’accaparement des terres et de l’eau, luttes contre des projets écocidaires – sur lesquelles appuyer un projet local de faire monde. Celui-ci n’est pas la revendication d’une « petite patrie » dans une tradition chauvine et réactionnaire, mais au contraire la traduction dans un foyer clairement situé et bien connu d’un programme de relocalisation de nos attachements au vivant et d’aiguisement de notre attention à ce qu’il porte de joie et de plénitude.