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Royaume-Uni : le gouvernement provoque la controverse en proposant de priver du droit d’asile les migrants arrivés illégalement

Selon le projet de loi présenté mardi, les arrivants seront détenus puis renvoyés soit vers leur pays d’origine, soit vers un pays tiers. « Une violation claire de la convention de l’ONU sur les réfugiés », dénonce le HCR.

Par Cécile Ducourtieux (Londres, correspondante)

Publié le 08 mars 2023 à 02h54, mis à jour le 08 mars 2023 à 11h20

 

 La ministre britannique de l’intérieur, Suella Braverman, lors de la déclaration sur le projet de loi contre l’immigration illégale à la Chambre des communes, à Londres, le 7 mars 2023.

 

La ministre britannique de l’intérieur, Suella Braverman, lors de la déclaration sur le projet de loi contre l’immigration illégale à la Chambre des communes, à Londres, le 7 mars 2023. PARLEMENT DU ROYAUME-UNI/ANDY BAILEY/HANDOUT VIA REUTERS

 

Le projet de loi contre l’immigration illégale présenté mardi 7 mars n’est pas la première tentative d’un gouvernement conservateur britannique de mettre fin aux arrivées des canots pneumatiques de migrants qui traversent illégalement la Manche, mais il constitue probablement la proposition la plus controversée à ce jour. La ministre de l’intérieur, Suella Braverman, a introduit à la Chambre des communes ce nouveau texte qui permet de refuser à toute personne arrivée sur les côtes du Kent en bateau pneumatique le droit de demander l’asile au Royaume-Uni – le ministère a comptabilisé 45 000 passages dans ces frêles embarcations en 2022. Le texte soulève de nombreuses questions morales, légales et pratiques.

A la seule exception des mineurs et des personnes très malades, les arrivants seront détenus puis renvoyés soit vers leur pays d’origine, s’il est « sûr », soit vers un pays tiers également jugé « sûr » par Londres, comme le Rwanda, avec lequel le Royaume-Uni a signé un accord déjà très contesté de sous-traitance de ses demandes d’asile en 2022. Les tentatives d’invoquer des lois protectrices – la loi britannique contre l’esclavage moderne, par exemple – ne seront examinées qu’une fois la personne expulsée.

 

« Il est injuste que des gens qui ont traversé toute une série de pays sûrs, puis sont arrivés illégalement au Royaume-Uni, abusent de notre système d’asile. Cela doit cesser », a jugé Suella Braverman. La ministre, elle-même fille d’immigrants d’origine indienne, s’est fait l’avocate d’une politique antimigrants assumée et est régulièrement critiquée par les travaillistes et les ONG pour sa rhétorique provocante ; elle avait qualifié d’« invasion » les arrivées de canots pneumatiques en 2022.

 

Le projet de loi est « dur mais nécessaire », a aussi estimé Rishi Sunak, lors d’une conférence de presse, mardi. Considéré comme un modéré, le premier ministre conservateur britannique, également d’origine indienne, a fait de la lutte contre les traversées de la Manche une de ses priorités. Il répond à une demande pressante des élus de son camp, inquiets qu’une des principales promesses du Brexit (« reprendre le contrôle » des frontières) n’ait pas été tenue. De fait, les passages ont été multipliés par plus de vingt en quatre ans (moins de 1 900 traversées étaient comptabilisées en 2019).

Le dirigeant espère que la migration constituera un des grands sujets du sommet franco-britannique, qui doit se tenir vendredi 10 mars à Paris. Au contraire des Français, qui, eux, préféreraient insister sur un moment de réconciliation – le premier du genre depuis 2018 –, après des années de tensions aiguisées par les excès de Boris Johnson, alors premier ministre.

 

La légalité du projet de loi pose problème

« Notre approche reste marquée par la compassion, la générosité et le pragmatisme », a assuré Suella Braverman, vantant l’accueil fait aux Ukrainiens (160 000 d’entre eux ont trouvé refuge au Royaume-Uni) et aux Hongkongais (environ 100 000 ont obtenu un droit de séjour prolongé). La ministre a expliqué vouloir sauver des vies en décourageant la traversée dangereuse d’une des voies maritimes les plus denses au monde.

 

Mais même dans les rangs conservateurs, cette posture dérange : à l’exception des dispositions pour l’Ukraine et Hongkong, il n’existe, en effet, pas de route sûre pour réclamer l’asile au Royaume-Uni : les demandes ne peuvent être formulées que sur le sol britannique, inaccessible sans visa pour les non-Européens.

Lire le récit : Article réservé à nos abonnés La colère des associations après la mort de 27 migrants dans la Manche : « C’étaient des hommes, des femmes, des enfants, des humains »

Les ONG réclament l’ouverture de voies sécurisées depuis des mois, arguant qu’un grand nombre de ceux qui traversent la Manche ont besoin d’une protection. Selon une étude récente de l’ONG britannique Refugee Council, 40 % des personnes arrivées en bateau en 2022 venaient d’Afghanistan, d’Iran, de Syrie, d’Erythrée ou du Soudan, des pays dont les citoyens sont presque assurés de décrocher l’asile au Royaume-Uni.

La légalité du projet de loi pose aussi problème : Suella Braverman a d’ailleurs concédé de manière très inhabituelle, en introduction du texte, qu’elle était « incapable » de confirmer si ce dernier est « compatible » avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), dont le Royaume-Uni est signataire. En outre, le projet « constituerait une violation claire de la convention de l’ONU sur les réfugiés et mettrait à mal une longue tradition humanitaire dont les Britanniques sont légitimement fiers », s’est inquiété le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

 

Le caractère pratique du texte interroge

Ces critiques ont peu de chances d’émouvoir les durs du Parti conservateur, qui réclament une sortie de la CEDH, mais Downing Street redoute une multitude de recours devant les cours britanniques une fois le texte adopté (il risque par ailleurs de faire face à une très forte opposition à la Chambre des lords). « Nous pensons que le texte est légal, et s’il est disputé devant les tribunaux, nous le défendrons fermement », a assuré M. Sunak.

Enfin, le caractère pratique du projet de loi interroge. Presque 3 000 passages de migrants ont été comptés depuis le début de l’année, et les centres de détention où seront détenues potentiellement ces milliers de personnes sont loin d’être prêts. Londres ne dispose quasiment d’aucun accord de retour avec les pays d’origine (hormis avec l’Albanie). Et, depuis le Brexit, le Royaume-Uni ne peut invoquer le règlement de Dublin, qui permet de renvoyer quelqu’un vers son pays d’arrivée dans l’Union européenne (UE).

Un accord de retour vers la France aiderait évidemment beaucoup Londres, mais il n’est pas du tout à l’ordre du jour. Paris cherche surtout à prolonger le partenariat financier renouvelé fin 2022 avec Londres : les Britanniques s’étaient engagés à verser 63 millions de livres sterling (71 millions d’euros) pour que les forces de l’ordre françaises empêchent les départs de bateaux des côtes de l’Hexagone.

 

Quant à l’accord avec Kigali, il est, pour l’instant, inopérant. Le ministère de l’intérieur n’est pas encore parvenu à faire décoller un seul avion vers le Rwanda, en raison des nombreux recours légaux. Certes, le gouvernement Sunak a gagné une manche, la Haute Cour de justice britannique ayant, fin 2022, jugé légale cette politique au regard de la convention sur les réfugiés des Nations unies ; mais un appel est en cours.

 

Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante)