Ramener le taux de chômage à 5 %, tel est l’objectif que s’est fixé le gouvernement pour le quinquennat. Pour l’atteindre, il compte sur les mesures de sa loi plein-emploi. Députés et sénateurs se sont entendus sur une version finale du texte qui doit être validée par les deux chambres du Parlement. Le Sénat l’a adoptée jeudi 9 novembre et l’Assemblée se prononcera le 14 novembre.
Pour mémoire, cette loi prévoit notamment de renommer Pôle emploi en France Travail et de l’intégrer dans un « réseau pour l’emploi » aux côtés des missions locales et des Cap emploi. Surtout, elle contient l’article controversé qui impose des heures d’activités aux allocataires du RSA.
Cette loi s’inscrit dans les lignées des politiques de mise au travail, à l’image de celle du contrôle des demandeurs d’emploi que la sociologue Claire Vivès, chercheuse au Cnam, analyse dans l’ouvrage Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage ? (Raison d’agir, 2023) coécrit avec ses confrères Hadrien Clouet (également député insoumis de Haute-Garonne), Vincent Dubois, Jean-Marie Pillon et Luc Sigalo Santos.
On aurait tendance à penser qu’il suffit d’être privé d’emploi pour être considéré comme un chômeur, mais dans le livre vous rappelez qu’il faut aussi avoir « la volonté de travailler », c’est-à-dire ?
Claire Vivès : A partir du moment où une personne s’inscrit à Pôle emploi, elle a des droits et des obligations, dont celle d’être en recherche « active » d’emploi. C’est d’ailleurs celle-ci qui fait l’objet d’un contrôle. Et c’est, de plus en plus, cette notion qui définit les chômeurs du point de vue de l’institution, davantage que le fait d’avoir ou non une activité – rappelons que près de la moitié de chômeurs indemnisés travaillent.
La prise en charge des chômeurs s’appuie sur deux piliers : l’indemnisation et le placement, autrement dit l’aide pour retrouver un emploi. A cela s’est ajouté le contrôle. Comment ce dernier a-t-il émergé ?
C. V. : Le contrôle des chômeurs a toujours existé depuis que le chômage a été « inventé » à la fin du XIXe siècle, mais il n’a pas toujours pris la même forme. Il s’est transformé au gré à la fois des évolutions des caractéristiques du chômage et des objectifs des politiques d’emploi.
Initialement, même dans les caisses ouvrières d’indemnisation du chômage, il fallait s’assurer que les bénéficiaires recherchaient bien un emploi. Il s’agissait à cette époque plutôt d’un contrôle de la probité : vérifier qu’ils ne sont pas alcooliques ou révolutionnaires.
Pendant les Trente Glorieuses, période de faible chômage, les pouvoirs publics cherchent au contraire à répondre à un besoin de main-d’œuvre. Le contrôle portait alors davantage sur la disponibilité des personnes indemnisées, il fallait s’assurer qu’elles ne travaillent pas au noir par exemple.
Enfin, arrive la dernière période, dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui et qui débute lors de la crise économique des années 1970. Alors que l’emploi manque et le chômage structurel de masse apparaît, les pouvoirs publics se mettent à contrôler les comportements des chômeurs pour s’assurer de leur conformité, qu’ils et elles recherchent « correctement » un emploi.
D’ailleurs, les règles de l’assurance chômage et du contrôle se durcissent à chaque crise. C’est étrange : ce devrait être justement le moment où il y a le moins de suspicion sur les chômeurs. Comment expliquer ce paradoxe ?
C. V. : A partir des années 1970-1980, il y a eu une individualisation des causes du chômage. Plutôt que de se dire, il n’y a pas assez de créations de postes pour absorber le nombre de demandeurs d’emploi, l’idée s’est imposée que les individus sont les principaux responsables du chômage. Les politiques d’emploi vont alors se transformer pour traiter le phénomène de façon individuelle.
C’est aussi à partir de cette période qu’apparaît à l’étranger comme en France toute une série de politiques dites d’incitations, d’activation et de workfare, souvent promues par des organisations internationales comme l’OCDE. En quoi consistent-elles ?
C. V. : Les politiques d’incitations découlent de la théorie économique néoclassique, selon laquelle les individus cherchent à maximiser leur « utilité », leur satisfaction. Le travail est dans ce cadre considéré comme une « désutilité » : le salaire serait le prix à payer pour que les gens acceptent de s’y contraindre. Prévaut cette idée que, quand une personne perd son emploi, certes elle n’a plus de salaire, mais elle a davantage de temps libre. Les individus seraient donc face à un arbitrage travail/loisirs que les incitations financières viennent influencer, en rendant le premier plus intéressant que les seconds. Derrière cette conception, il y a finalement une suspicion permanente d’une forme de fainéantise de la part des chômeurs.
Concernant les politiques d’activation, elles se divisent en deux catégories. D’abord, celles qui visent à renforcer l’encadrement des chômeurs : il s’agit de leur imposer des contreparties à l’indemnisation, comme être accompagnés ou suivre une formation. En France, un des grands moments de bascule est l’introduction en 2001 du plan d’aide au retour à l’emploi (Pare), qui marque le début de la contractualisation entre le service public de l’emploi et les chômeurs. Ces derniers doivent s’engager par écrit à réaliser des actions, et le respect de ces engagements est contrôlé.
L’autre catégorie est l’activation des dépenses d’assurance chômage. Le principe est que les moyens financiers ne doivent pas servir qu’à indemniser les gens, mais aussi à les remettre sur le marché du travail. Le budget est redéployé vers des dépenses dites « actives », censées favoriser directement le retour à l’emploi, comme les aides à la mobilité, le financement de formation…, au détriment des mesures dites « passives » par exemple l’indemnisation, considérée comme désincitative, voire contreproductive parce que suspectée de maintenir les gens au chômage.
Le paradigme dans lequel s’inscrivent les politiques de l’emploi ne reconnaît à aucun moment qu’il existe un déséquilibre, les créations de postes étant bien inférieures au nombre de chômeurs. Ces politiques visent uniquement à transformer le comportement des gens pour les ramener à l’emploi.
Quant au workfare, qui est un terme venu des Etats-Unis, il s’agit d’un système où la contrepartie demandée à l’allocation est un travail. Cela n’a pas existé en France jusqu’à présent. La question se pose aujourd’hui avec la loi « pour le plein-emploi », qui prévoit que certains inscrits et inscrites à France Travail, et particulièrement les allocataires du RSA, réalisent au moins quinze heures d’activité par semaine. Le gouvernement s’en défend, assurant que ce ne sera « ni du travail gratuit, ni du bénévolat obligatoire ». Ce qui est certain, c’est qu’à ce stade, on ne sait pas en quoi vont consister ces heures d’activité et comment elles seront organisées.
Dans le livre, vous expliquez que faute de moyens humains pour assurer ce suivi personnalisé, le service public de l’emploi a investi dans le contrôle. Comment cela se matérialise ?
C. V. : Au départ, les agents et agentes de Pôle emploi sont réticents à réaliser ce contrôle qui leur est confié à partir de 2008. Pour contourner cette défiance, la direction de Pôle emploi a, d’une part, confié le contrôle à des agents spécialisés sur des « plateformes » qui sont à distance du réseau des agences locales et, d’autre part, diffusé notamment à partir de 2018 un discours le présentant non pas comme un moyen de sanctionner mais comme un levier de « remobilisation » des demandeurs d’emploi, de redynamisation de leur recherche.
Pour le contrôle, trois possibilités existent : la recherche « active » est constatée et le contrôle s’arrête, soit elle est jugée insuffisante et le chômeur est sanctionné, enfin la recherche est jugée insuffisante mais le demandeur d’emploi apparaît de « bonne volonté ». Dans ce dernier cas, on lui prescrit un accompagnement renforcé ou des actions de recherche d’emploi pour que celle-ci soit plus efficace. Le contrôle est donc présenté comme l’un des outils de l’accompagnement, de sorte que la frontière entre les deux notions se brouille.
Les contrôleurs se sont approprié ce discours. Quand on les interroge, ils assument le caractère coercitif de leur activité, jugeant légitime de vérifier que les chômeurs remplissent bien leurs obligations parce qu’ils reçoivent de « l’argent public ». Pour autant, ils ne se présentent pas comme des passionnés de la sanction, soulignant d’ailleurs souvent que les radiations représentent une part minoritaire des contrôles (autour de 15 %). Au contraire, ils et elles se voient comme un relais de l’accompagnement, un filet qui vient rattraper des gens perdus dans la nature, et disent même que les demandeurs d’emploi sont contents qu’on s’intéresse, enfin, à eux.
Pourtant, aucune étude ne montre que le contrôle accélère le retour à l’emploi durable. Les chômeurs et les associations qui les défendent ont plutôt tendance à déplorer le durcissement des contrôles et le sentiment de crainte que suscite Pôle emploi.
Il s’agit finalement d’un mythe qui permet d’instiller plus largement une « culture du contrôle » comme le dit la direction générale, notamment chez les conseillers et conseillères chargées du placement, afin de les inciter à signaler davantage de chômeurs aux contrôleurs. Car, parmi les modes de déclenchement du contrôle, le signalement est celui qui aboutit le plus souvent à une sanction.
Vous affirmez qu’aucune étude ne prouve que le contrôle accélère le retour à l’emploi durable. Pouvez-vous détailler ce que dit la littérature scientifique à ce sujet ?
C. V. : Le premier élément que nous pointons dans le livre est un problème de publicisation des chiffres. Les statistiques descriptives sur le nombre de contrôles, de sanctions et les caractéristiques des personnes concernées ne sont pas publiées régulièrement, voire pas du tout. Au point que dans la publication annuelle de l’OCDE qui compare le taux de sanctions dans ses pays membres, il est indiqué que les données pour la France ne sont pas disponibles.
Le second constat est qu’aucune étude n’a été menée sur les effets de ces contrôles. D’ailleurs, dans le rapport de préfiguration de France Travail, le haut-commissaire à l’Emploi Thibaut Guilly estime que réaliser cette évaluation devrait faire partie des missions de la nouvelle organisation.
Plus largement, les études internationales sont elles aussi peu nombreuses. Des travaux de chercheurs américains pointent plutôt que, non seulement le contrôle n’a pas d’effet sur le retour à l’emploi durable, mais qu’il peut même encourager le non-recours à l’assurance chômage.
Par ailleurs, cette surveillance vise une certaine manière de rechercher un emploi. Or, des travaux économiques ont révélé que contraindre des personnes non qualifiées à passer par les canaux formels réduit leurs chances d’en trouver un.
Les contrôles ont-ils d’autres effets ?
C.V. : Dire que le contrôle n’a pas d’effet sur le retour à l’emploi durable ne signifie effectivement pas qu’il n’en a pas d’autres. Les discours politiques et médiatiques sur les « pénuries » de main-d’œuvre suggèrent que la coexistence d’emplois non pourvus et du chômage prouverait bien que les gens ne cherchent pas vraiment et qu’il faut donc les contrôler pour les pousser à reprendre un emploi.
C’est pourquoi, à l’automne 2021, Emmanuel Macron a demandé qu’il y ait davantage de contrôles. On en dénombre désormais 500 000 par an. Même si « seulement » 15 % se soldent par une radiation, cela fait tout de même un nombre important de personnes sommées de rendre des comptes et qui sont sous la menace d’une sanction. En définitive, cette politique met les chômeurs sous pression.
Parmi les contrôles ciblés, ceux liés aux métiers en tension sont devenus majoritaires. Or, ces emplois et ces secteurs sont ceux qui proposent une rémunération faible, des contrats courts et des conditions de travail souvent difficiles.
Cette politique de contrôle n’est pas isolée, elle doit être comprise comme une politique de mise au travail parmi d’autres, à l’image des dernières réformes de l’assurance chômage qui ont réduit fortement les droits à indemnisation et de la loi dite plein-emploi.
L’objectif est de rendre la situation des chômeurs de plus en plus difficile pour les pousser à reprendre le plus vite possible un emploi, même s’il n’est pas de bonne qualité ou qu’il ne correspond pas à leurs aspirations. On peut redouter que cela ait pour effet d’accentuer aussi la crainte parmi les salariés d’être licenciés ou cela peut les décourager à quitter leur poste.
Dans ce contexte, la lutte pour l’amélioration de conditions de travail est plus difficile à mener et c’est d’ailleurs un angle mort total de cette loi, confirmant l’ascendant des employeurs dans le rapport de force.
Vous et vos coauteurs comparez l’étude du contrôle des chômeurs à un observatoire du traitement des pauvres. La loi plein-emploi s’inscrit dans cette logique puisqu’elle prévoit pour les bénéficiaires du RSA de s’inscrire obligatoirement à France Travail (ex-Pôle emploi), de signer un « contrat d’engagement » et la création de nouvelles sanctions, dont une suspension du versement de l’allocation récupérable en cas de « remobilisation ». L’idée est là aussi d’une mise au travail qui, selon vous, est la pierre angulaire des politiques de lutte contre les problèmes sociaux du gouvernement…
C. V. : D’abord, les débats sur cette loi, qui vise à réformer le RSA et le service public de l’emploi, ont été marqués par des discours laissant entendre que les allocataires du RSA ne seraient pas contrôlés aujourd’hui. Il me paraît important de rappeler que c’est complètement faux.
Ensuite, dans l’exposé des motifs du texte figure l’objectif de « permettre à chacun l’accès à l’autonomie et à la dignité par le travail ». Cette formulation est problématique parce qu’elle nie la diversité des profils des allocataires du RSA et invisibilise complètement les nombreuses activités qu’ils accomplissent déjà, mais qui ne sont pas reconnues comme du travail parce que ce n’est pas du salariat ou de l’auto-entrepreneuriat. Elle donne la vision fausse que ces gens ne font rien, qu’ils sont oisifs.
Pour mémoire, un quart des allocataires du RSA sort de ce dispositif au cours de l’année parce qu’ils ont obtenu un emploi, quand d’autres réalisent un travail informel, qu’il soit domestique, associatif ou de care, le soin au sens large, par exemple s’occuper d’un proche âgé.
On peut donc se demander ce que le gouvernement entend par « dignité par le travail » ? S’il s’agit d’avoir un emploi permettant de toucher un salaire suffisant pour en vivre et dans lequel s’épanouir, cette dignité n’est pas atteignable par les emplois vers lesquels vont être poussés les allocataires du RSA.