Aïcha Limbada, historienne : « Au XIXᵉ siècle, la nuit de noces installe un rapport de domination du mari sur sa femme jusque dans leurs gestes les plus intimes »
L’historienne Aïcha Limbada, revient, dans un entretien au « Monde », sur son livre, « La Nuit de noces. Une histoire de l’intimité conjugale », dans lequel elle restitue avec rigueur et sensibilité l’imaginaire nuptial du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle.
Propos recueillis par Anne Chemin
Publié le 04 septembre 2023
YANN LEGENDRE
Dans La Nuit de noces. Une histoire de l’intimité conjugale (La Découverte, 348 pages, 23 euros), l’historienne Aïcha Limbada, membre de l’Ecole française de Rome, étudie l’un des moments les plus secrets de la vie des hommes et des femmes du XIXe et du début du XXe siècle : la nuit qui suit la cérémonie de mariage.
Quelles sont les sources qui permettent de raconter un moment aussi intime que la nuit de noces ?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, de nombreuses sources, au XIXe siècle, évoquent la nuit de noces. Une vie, le roman de Guy de Maupassant, contient la scène de nuit de noces la plus marquante de la littérature française, mais ce moment est également présent dans de nombreux romans, chansons ou pièces de théâtre, puisque la nuit de noces contrariée est une intrigue classique des vaudevilles. La première nuit est en outre représentée sur un mode léger, voire grivois, dans les cartes postales qui circulent en grand nombre.
En dehors des productions fictionnelles, la nuit de noces figure en bonne place, au XIXe siècle, dans les manuels conjugaux de nature médicale qui donnent des conseils aux époux, mais aussi dans les études savantes de folkloristes qui observent les rites nuptiaux, les essais sur le mariage écrits par des penseurs ou les textes féministes… La recherche de témoignages directs, indispensables pour mieux cerner les expériences vécues, a été plus difficile, car habituellement les époux ne laissent pas de traces écrites sur leur propre nuit de noces. J’ai trouvé dans les archives judiciaires religieuses conservées au Vatican des récits extraordinaires produits par des femmes et des hommes qui, dans un contexte de séparation conjugale, racontent la façon dont leur nuit de noces s’était passée.
Au XIXe et au début du XXe siècle, la nuit de noces se confond-elle quasiment toujours, pour les femmes, avec la « première fois » ?
A l’époque, une minorité de jeunes filles perdent leur virginité avant le mariage en raison d’une relation sexuelle désirée, d’un viol ou d’une activité prostitutionnelle. Et, dans les classes populaires urbaines, le concubinage n’est pas rare. Mais, en principe, les femmes doivent entrer dans la sexualité au cours de la nuit de noces ; c’est d’ailleurs ce qui se passe la plupart du temps.
On n’attend pas la même chose des hommes : presque tous ont eu, avant de se marier, des expériences sexuelles avec des femmes de leur entourage ou des prostituées. Au XIXe siècle, la virginité féminine est une obsession masculine : de nombreux discours fictionnels et médicaux expriment la crainte qu’une épouse, au soir de son mariage, soit non vierge ou « demi-vierge ». Ce terme désigne, à l’époque, une femme qui a déjà eu des expériences sexuelles tout en préservant son hymen pour pouvoir donner le change pendant la nuit de noces.
Beaucoup de femmes sont élevées dans l’ignorance totale de la sexualité. Pourquoi ?
Au XIXe et au début du XXe siècle, une partie des femmes arrivent au soir du mariage sans même se douter de l’existence des relations sexuelles. On les désigne par le terme péjoratif d’« oies blanches ». Elles sont informées par leur mère quelques heures, voire quelques minutes, avant d’aller dans la chambre nuptiale de l’existence de pratiques (souvent non explicitées) que leur mari leur demandera et auxquelles elles devront se plier. Parfois, elles vont au lit sans se douter de ce qui va se passer, comme le montrent les témoignages que j’ai mis au jour. Cette ignorance entretenue par les mères, et plus largement par les femmes déjà mariées, est instituée au nom de la pudeur et des convenances. Elle profite aux hommes et rend les relations intimes très inégalitaires : les femmes doivent s’en remettre entièrement aux volontés et aux gestes de leur mari.
Est-ce vrai dans tous les milieux ?
L’ignorance totale concerne plutôt les milieux bourgeois, mais elle peut aussi exister à la campagne, comme le montre ce témoignage d’une jeune femme traumatisée par les avances sexuelles de son mari le premier soir : elle pensait que se marier ne consisterait qu’à faire le ménage chez l’homme à qui on la destinait… Même une femme qui sait à peu près à quoi s’attendre peut mal vivre cette première fois, notamment parce qu’elle n’est pas nécessairement éveillée au désir et que cette relation sexuelle revêt un caractère obligatoire.
Cette situation est dénoncée par des hommes et des femmes de lettres, des féministes ou des médecins qui, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, alertent sur les effets néfastes de cette ignorance féminine, jugée responsable de traumatismes et de mésentente conjugale. Mais, le plus souvent, ils se contentent de conseiller aux hommes d’initier leur femme avec plus d’adresse et de douceur, sans s’adresser directement aux femmes.
Pour beaucoup de femmes du XIXe siècle, la nuit de noces est un moment terrifiant, voire un viol. Les archives documentent-elles ces violences ?
En 1829, dans la Physiologie du mariage, Honoré de Balzac enjoint aux hommes de ne pas commencer « le mariage par un viol ». L’expression « viol légal » est, par la suite, employée. Il faut cependant attendre 2006 pour que le code pénal reconnaisse qu’un viol peut avoir lieu entre deux personnes « unies par les liens du mariage »… Au XIXe siècle, seules certaines pratiques non désirées et considérées comme anormales et violentes – comme la sodomie – retiennent l’attention des juges, car elles ne relèvent pas du devoir conjugal au sens strict.
Dans les procès matrimoniaux que j’ai consultés, les femmes racontent, parfois avec retenue, parfois très explicitement, la façon dont elles ont vécu l’obligation des relations sexuelles imposées par leur mari ou par l’entourage (famille, prêtres, médecins…). Témoigner devant le tribunal ecclésiastique de ces violences était certainement très éprouvant, mais c’était une porte de sortie pour se libérer d’un mariage malheureux.
Vous montrez que la nuit de noces est un moment profondément inégalitaire, « surdéterminé »,selon vous, par la différence entre les sexes. En quoi les devoirs et les attentes envers les deux sexes sont différents ?
La façon dont le code civil de 1804 présente les devoirs de chacun dans le couple marié s’applique aussi à la sphère intime : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari », précise l’article 213, qui n’a été abrogé qu’en 1938. Au cours de cette épreuve qu’est la nuit de noces, l’homme actif et sachant doit initier son épouse et prouver sa virilité en la « déflorant », tandis que l’épouse passive et ignorante doit se laisser faire et prouver sa virginité. Cette relation sexuelle inaugurale détermine la place de chacun dans le couple : elle installe structurellement un rapport de domination du mari sur sa femme jusque dans leurs gestes les plus intimes. Plutôt qu’un idéal de fusion ou d’harmonie, elle est pensée comme une confrontation des corps et des sexes.
Parce qu’elle consacre un changement symbolique de statut, la nuit de noces est un rite de passage encadré par des croyances et des pratiques qui concernent le couple, mais aussi la communauté qui l’entoure. Quelles sont-elles ?
Au XIXe siècle, dans une France très majoritairement rurale, la nuit de noces est traditionnellement encadrée par la communauté villageoise. De nombreux rites festifs ponctuent ce moment : bals, cortèges nocturnes, chants, perturbations joyeuses consistant à entrer dans la chambre nuptiale. Les époux ne sont pas réellement seuls. La montée des valeurs bourgeoises préconisant la retenue et la pudeur contribue cependant progressivement à l’abandon de ces rites populaires, considérés comme peu respectueux de l’intimité du couple et jugés inconvenants ou grossiers.
Les époux sont alors moins entourés : ils s’isolent même parfois de façon radicale en faisant coïncider leur première nuit avec le départ pour le voyage de noces, qui les éloigne de la curiosité de leur entourage. La classe bourgeoise, qui produit majoritairement les écrits et les images sur la première nuit, construit un imaginaire nuptial opposant la nuit de noces rurale, traditionnelle, voire archaïque, dominée par la sphère publique, et la nuit de noces urbaine, bourgeoise et plus moderne, recentrée sur la sphère privée et valorisée comme le modèle à suivre.
Votre livre prend fin dans les années 1920. Pourquoi ?
La diminution notable des mentions de la nuit de noces dans les sources imprimées de cette époque révèle un moindre intérêt pour cette question. Si l’enjeu s’amenuise, c’est parce que la « première fois » et la « nuit de noces » sont plus souvent disjointes : depuis la fin du XIXe siècle, la généralisation de l’alphabétisation des femmes, la diffusion des combats féministes, la mode libérant progressivement les corps, l’évolution des mœurs qui valorisent davantage le mariage d’amour et les pratiques telles que le flirt… favorisent une émancipation relative et une sexualité prénuptiale plus développée.
Malgré ces évolutions, les femmes se marient encore fréquemment avec l’homme avec qui elles ont eu leurs premières relations sexuelles. Les années 1920 restent une période marquée par un discours nataliste appuyé, une interdiction de la contraception et de l’avortement et la persistance d’injonctions morales qui incitent les femmes à attendre le mariage pour entrer dans la sexualité.
C’est un livre passionnant qui s’aventure dans un territoire longtemps délaissé par les historiens : l’intimité. Marchant sur les pas de Michelle Perrot ou d’ Alain Corbin, Aïcha Limbada, avec La Nuit de noces. Une histoire de l’intimité conjugale(La Découverte, 348 pages, 23 euros), entend contribuer à écrire « l’histoire des hommes et des femmes ordinaires » du XIXe et du début du XXe siècle en s’intéressant à l’un des événements les plus secrets de leur existence : la nuit de noces. Pour étudier ce rite de passage qui se déroule à l’abri des regards, l’historienne analyse des sources d’une très grande richesse : des traités médicaux, des manuels conjugaux, des essais sur l’institution matrimoniale, des romans, des écrits personnels, des récits de faits divers et, surtout, des procédures matrimoniales en droit canonique.
L’historienne restitue avec beaucoup de précision, de rigueur et de sensibilité l’imaginaire nuptial de l’époque, mais aussi les pratiques des couples qui viennent de convoler. Ces temps sont marqués par une puissante dissymétrie entre les sexes : imprégnée par les représentations qui distinguent le masculin du féminin, la nuit de noces est une terrible épreuve pour les épouses, qui n’ont d’autre choix – comme le montrent les stupéfiantes archives vaticanes exhumées par Aïcha Limbada – que de se soumettre aux impératifs du « devoir conjugal ». Six ans après #metoo, cette immersion dans le XIXe siècle apporte une précieuse profondeur historique aux controverses sur le consentement.
« La Nuit de noces, une histoire de l’intimité conjugale », d’Aïcha Limbada (La Découverte, 348 pages, 23 euros).