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La double peine écologique pour les classes populaires

Anne Bory 5–7 minutes

Pour la sociologue Anne Bory, alors que les foyers les plus modestes polluent moins et optent dans leur quotidien pour des pratiques économes en énergies, les discours culpabilisants ne les épargnent pas. 

Le regard médiatique et politique s’est récemment porté sur les inégalités sociales face à la question environnementale, en se fixant sur les usages des jets privés. Pourtant, plusieurs travaux sociologiques ont souligné que ce sont sur les classes populaires que les injonctions à écologiser les modes de vie pèsent le plus lourd. Depuis une dizaine d’années, les sciences sociales ont ainsi montré que les classes populaires sont à la fois celles qui contribuent le moins aux pollutions, qui en souffrent le plus et qui sont les plus distantes des discours politiques sur l’écologie. Plus grande distance aux discours vaut-elle indifférence ? Dans un récent article publié en 2021 dans Sociétés contemporaines, Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier s’appuient sur ces résultats désormais fermement établis pour étudier finement la consistance des liens que les classes populaires entretiennent avec les enjeux écologiques. Les sociologues croisent deux enquêtes portant sur la réception par des membres des classes populaires des injonctions à la conversion écologique de leurs pratiques quotidiennes – mot d’ordre principal des politiques publiques de protection de l’environnement depuis de nombreuses années. Ils soulignent la centralité du réalisme populaire face à cette tentative de moralisation de leur conduite. Ils déclarent volontiers mettre à distance des idées abstraites, pour, comme l’écrivait Richard Hoggart au sujet des classes populaires anglaises des années 1950, « ne pas oublier “le monde des réalités”, celui du travail et des dettes ». Dans le cas de la question environnementale, cela se traduit par une conscience souvent aiguë des enjeux, mais toujours en les réinscrivant dans les aspects très concrets du quotidien marqués par la contrainte matérielle. « Un sentiment d’impuissance teinté de fatalisme » Ce réalisme est à la fois pratique et moral. Pratique, car écologiser ses pratiques quotidiennes apparaît comme une charge, à la fois organisationnelle et financière, souvent incompatible avec un quotidien déjà très contraint. Cela ne veut pas pour autant dire que les enquêtés n’auraient aucune pratique écologiquement responsable. Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier insistent cependant sur le fait que leurs pratiques en elles-mêmes économes en énergie et en ressources naturelles (covoiturage, usage stratégique des heures creuses pour l’électricité, réparation, recyclage, achat d’occasion) sont justifiées par la nécessité matérielle, et non par des formes de valorisation écologique – les politiques publiques de responsabilisation environnementale ne valorisant pas non plus ces pratiques avant tout populaires. Réalisme moral, car la conscience qu’ont les classes populaires de la modestie de leur statut social, amplifiée par l’expérience constante d’une position infériorisée dans le monde du travail, les interactions quotidiennes ou face aux institutions publiques (école, police, bailleurs sociaux, administrations…), « favorise la modestie dans l’évaluation des effets de l’action individuelle » et produit « plutôt un sentiment d’impuissance teinté de fatalisme ». S’il leur est difficile de croire à l’effectivité d’une mission personnelle pour « sauver la planète », les personnes rencontrées dans les deux enquêtes mobilisées identifient en revanche des responsables et des pollueurs situés tout en haut de l’espace social, dont les conduites individuelles peuvent avoir des effets considérables. Ainsi, si l’organisation du quotidien populaire autour des enjeux écologiques apparaît, pour l’essentiel, face à la gestion de la précarité matérielle, comme hors sujet, cela ne signifie pas que ces enjeux n’intéressent pas. Ils semblent en revanche reposer entre les mains de plus puissants.

Anne Bory

(sociologue à l’université de Lille)