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Formation

« Faites du business pour le climat ! » : l’enseignement privé exploite le filon de la transition écologique

Le 20 Juillet 2023 9 min

Intitulés de diplômes trompeurs, frais de scolarité exorbitants, greenwashing : les écoles privées spécialisées dans la transition écologique fleurissent dans le paysage de l’enseignement supérieur.

 

En mai dernier, le discours engagé des diplômés d’Agro Paris Tech a fait résonner l’aspiration grandissante des étudiants à se former aux enjeux de la transition écologique. Jamais autant d’écoles prestigieuses – à l’instar d’HEC, Polytechnique – n’avaient été ainsi pointées du doigt sur leurs errances face à l’urgence climatique.

« Dès 2018, on a réalisé qu’il était impensable de faire six ans d’études et d’en sortir sans aucune notion sur le déclin climatique », raconte Lou Valide, ancienne étudiante de Polytechnique et membre du collectif Pour un réveil écologique.

Dans le sillon de ces militants, plusieurs organisations ont alors défriché la question pour repenser les cursus en profondeur : le Shift Project a produit des rapports pour mobiliser l’enseignement supérieur face au climat ; un collectif de soixante-dix enseignants-chercheurs a rédigé le Manuel de la Grande Transition qui propose de penser la transition écologique en profondeur ; le climatologue Jean Jouzel a quant à lui appelé à former 100 % des étudiants de bac+2 à la transition écologique d’ici cinq ans, dans un rapport dédié remis au gouvernement.

A lire L'Economie Politique n°99 - 08/2023

 

Mettre l’entreprise au service de l’intérêt général

Si cette parole étudiante a impulsé un mouvement nécessaire au sein de l’enseignement supérieur, l’impasse éducative des dernières décennies sur cette question a laissé un trou béant, attisant l’appétit des grands groupements d’écoles privées.

ESI Green & Social Business School (groupe GEMA, 6 millions de chiffre d’affaires en 2020), Green Management School (groupe Media School, 40 millions de chiffre d’affaires en 2020) ou encore Klima School ou l’ESG Act… Près d’une trentaine de nouvelles formations privées ont fleuri sur le territoire, en grande partie depuis 2020, année de la crise sanitaire.

Couleur verte sur Instagram

Moyennant environ 7 000 euros par an, la promesse est la suivante : former des cadres engagés aux métiers de demain, du responsable RSE au lobbyiste environnemental. Sur leurs comptes Instagram et TikTok, où la couleur verte prédomine, les slogans donnent le ton : « Faites du business pour le climat ! » ; « Réveille-toi pour ta planète » ; « Impacter le climat, ça s’apprend ».

Mêmes éléments de langage entre écoles concurrentes, fautes d’orthographe en pagaille… Le sérieux n’est pas toujours au rendez-vous et l’argumentaire pro business va bon train : « Sauver la planète d’un désastre écologique est une opportunité de 12 000 milliards de dollars », lit-on sur le site de Klima School.

Certaines écoles communiquent sur leur admission hors Parcoursup

Certaines écoles communiquent également sur leur admission hors Parcoursup, ciblant les dizaines de milliers de lycéens qui se retrouvent sur le carreau chaque année. « Ces écoles misent sur deux choses : la quête de sens des jeunes éco-anxieux et les défaillances du système Parcours Sup », déplore Félix Sosso, porte-parole de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE).

À première vue, les programmes pédagogiques semblent dans l’air du temps. À la Green Management School (GMS), présidé par Franck Papazian, directeur du Journal du Luxe et Franck Kerfourn, ancien publicitaire repenti, les candidats sont séduits par les intervenants, de François Gemenne, membre du GIEC à la physicienne et climatologue Marie-Antoinette Mélières.

Téléphone arabe et moustique londonien

Les étudiants confirment la tenue de conférences en ligne inspirantes qui dénotent néanmoins rapidement avec des cours enseignés dans les écoles de commerce classiques. « Le cours sur l’Ocean Blue Strategy, une stratégie de marketing pour créer un nouveau besoin, créer un nouveau marché, et in fine, vendre plus, nous a gênés. Tout le contraire de la sobriété ! » relate Thibault1 étudiant en master, qui confie avoir eu accès au master sans licence, après l’obtention d’un BTS et d’une lettre de recommandation.

Pour les étudiants issus du public, l’arrivée dans ces écoles est vécue comme une douche froide. Sarah, diplômée d’une double licence physique-chimie à la Sorbonne après des études de physique fondamentale à Alger, a visé l’ESI Green & Social School pour un master.

« L’école cible les étudiants étrangers qui ont besoin de justifier d’une formation pour leur demande de visa » – Sarah, étudiante

En plus du niveau d’enseignement qui laisse à désirer, entre des vidéos Youtube sur le personal branding et des copier-coller de pages Wikipédia sur la gestion des conflits en entreprise, elle déplore la tentative de récupérer les étudiants internationaux en attente d’un certificat de scolarité pour renouveler leur titre de séjour.

« Dans ma classe, trois élèves sur 26 avaient la nationalité française. L’école cible les étudiants étrangers qui ont besoin de justifier d’une formation pour leur demande de visa », explique-t-elle.

Sur le forum Go Work, près d’une centaine d’anciens étudiants expriment un désarroi similaire.« La liberté pédagogique est tellement grande qu’on nous a parlé d’écoféminisme et du moustique du métro londonien dans le même cours », raconte Pol, étudiant de l’ESI, rire jaune au téléphone.

« Une intervenante, Delphine Bélier-Ridard, s’est présentée comme étant fondatrice d’une société de vente de vaisselle ancienne et nous a enseigné le jeu du téléphone arabe et les bases du Powerpoint », rage Léo, qui regrette son année au campus de Bordeaux, à l’époque, un hangar sans fenêtres.

L’école ne se cache pas d’organiser des cours n’ayant aucun rapport avec la transition écologique. Sur sa page Facebook, des photos montrent des étudiants du campus de Lyon déguster des huîtres ou servir du vin. L’objectif affiché : « gagner en confiance en soi en maîtrisant les codes implicites de la table ».

Diplômés en marketing

Des collectivités territoriales aux grandes entreprises comme Havas, BNP Paribas ou Danone, la stratégie partenariale des écoles vise large. Les directeurs des établissements refusent de fermer la porte aux entreprises pointées du doigt pour leur politique environnementale. « Je veux bien qu’on se pince le nez pour aller chez Total, mais si personne ne va dans ce type d’entreprises, on ne changera rien au système », défend Franck Kerfourn, directeur de la GMS. Une posture loin de répondre à l’ampleur des défis à relever pour certains étudiants.

« On nage dans le management environnemental libéral des années 90. À y regarder de plus près, ce sont des écoles de commerce avec une mineure environnement », résume Nicolas Graves, chercheur au Cired et coordinateur du pôle enseignement du collectif Pour un réveil écologique.

« Projeter des slides sur le taux de CO2 qu’on émet ne suffira pas, ces écoles devraient questionner la notion même de croissance, notre modèle de civilisation », ajoute Lou Valide. Quant aux diplômes délivrés, ils font parfois l’objet de désillusions chez les étudiants.

« On nous vend un diplôme de manager en transition écologique, on va finalement être diplômés en marketing », regrette Manon2, étudiante à la GMS.

Le directeur de l’école reconnaît le caractère antinomique de la démarche sans pour autant la regretter :

« Il y avait une nécessité impérieuse de lancer rapidement une formation, nous nous sommes donc appuyés sur les titres RNCP en marketing déjà existants au sein des autres établissements du groupe Média School. »

Ses étudiants seront officiellement managers de la transition écologique à la rentrée prochaine. Cette dissonance entre le nom du master et le titre de diplôme obtenu est en réalité une méthode pratiquée par la majorité de ces écoles pour vendre des formations reconnues par l’État. À l’ESG Act, un Bachelor Développement durable équivaut par exemple au titre de Responsable du développement commercial. À la Klima School, après un double cursus en Management et Transition Climat RSE, les étudiants héritent officiellement du diplôme de Responsable marketing commerce et expérience client.

Sans garantie de qualité pédagogique, ces écoles représentent pourtant un investissement financier important pour les étudiants. Aux milliers d’euros que coûte la formation, viennent s’ajouter des frais d’inscription à la charge de l’étudiant. « 24 heures après avoir envoyé mon dossier, j’ai immédiatement dû payer les frais d’inscription à hauteur de 580 euros, les équipes administratives étaient insistantes », blâme Sarah.

Le public aux abonnés absents

Une fois l’admission actée, beaucoup d’étudiants dénoncent l’impossibilité de se rétracter. La plupart des écoles proposent du e-learning, comme à la Green Management School, où 70 % des cours sont des vidéos pré-enregistrées. « Ces écoles réduisent au maximum leurs frais de structures, en demandant une grande autonomie de la part de l’apprenant », déplore Roxane Sansilvestri, responsable formation au Campus de la Transition à Forges en Seine-et-Marne, un organisme de formation aux enjeux écologiques fondé en 2018 par le collectif Fortes et destiné aux étudiants et enseignants.

« Ce sont les enfants des classes moyennes qui vont s’endetter dans ces écoles, les enfants de familles favorisées sont plutôt orientés vers des classes préparatoires de bon niveau », regrette Félix Sosso.

Les frais de scolarité conditionnent aussi le choix de carrières envisagées, l’objectif à la sortie de l’école étant de rembourser les crédits engagés. Et pour cela, il leur faut trouver un job. Ces formations étant relativement récentes, il n’y a pas suffisamment de recul pour vérifier les taux d’insertion sur le marché de l’emploi.

Des chiffres qui restent par ailleurs assez faussés, et souvent très hauts, car les écoles communiquent les résultats de leurs groupements d’écoles et pas seulement de l’école spécialisée. Le groupe Media School affiche ainsi un score d’employabilité global de 87 % par exemple.

Cette absorption d’étudiants par le privé irrite particulièrement ceux qui s’appliquent à adapter l’université publique à ces nouveaux enjeux.

« Qu’il y ait une coexistence privé-public n’est pas un problème. Ce qui m’ennuie, c’est que l’université a toute la pluridisciplinarité nécessaire pour enseigner la transition écologique, mais qu’on manque de financements pour occuper ce terrain-là », clarifie Luc Abbadie, directeur de l’Institut de la Transition Environnementale de la Sorbonne et coauteur du rapport Jouzel.

Et le paléoclimatologue Jean Jouzel de renchérir : « Nous avons été entendus, il faut maintenant déployer des moyens. »