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Colère des agriculteurs : « Ces changements qui travaillent les campagnes à bas bruit »

Chronique

Jean-Michel Bezat

Dans l’imaginaire des Français, et chez de nombreux exploitants agricoles eux-mêmes, il est difficile de penser l’avenir en dehors d’un modèle familial, qui ne concerne pourtant plus que 37 % des fermes, analyse dans sa chronique Jean-Michel Bezat, journaliste au « Monde ».

 

A l’entrée des bourgs et des villages, il n’est pas rare de voir le panneau de la commune retourné, trace d’un mouvement lancé fin novembre par le syndicat Jeunes Agriculteurs du Tarn pour dénoncer l’inflation des normes sanitaires et environnementales, qui a mis leur secteur cul par-dessus tête. C’en est fini de ces opérations aux faux airs de monôme estudiantin. Partout en France, éleveurs, céréaliers, maraîchers et viticulteurs, « bio » ou « tradi », ont bloqué routes et autoroutes, déversé des tonnes de fumier devant les préfectures, des permanences d’élus, des hypermarchés ou des bureaux de l’Office français de la biodiversité. Un « siège » de Paris menace. Des commentateurs pressés et friands de clichés pseudo-historiques flairent déjà des « jacqueries »

A-t-on mesuré, dans les administrations parisiennes et territoriales, comme au sein des ONG de l’environnement, la détresse et la colère d’agriculteurs qui mènent un combat existentiel pour certains ?

 

En quelques années, contraintes économiques et fléaux météo se sont abattus sur les campagnes : hausse des taux d’intérêt, flambée des prix de l’énergie, des intrants et de l’alimentation animale ; pression des industriels et de la grande distribution, balayant les lois EGalim censées leur garantir un revenu décent ; épizooties, concurrence de pays aux règles sanitaires plus souples et fluctuation des cours mondiaux ; sécheresses et rationnement de l’eau. Le tout sur fond d’inflation de normes qui brident leur activité et les astreignent à une gestion chronophage de la « paperasse ».

 

Mais « l’histoire agricole française contemporaine s’est-elle jamais écrite autrement que sous le signe du “malaise” ? », rappellent les sociologues Bertrand Hervieu et François Purseigle dans Une agriculture sans agriculteurs. La révolution indicible (Presses de Sciences Po, 2022), un titre et un sous-titre qui en disent long sur les changements travaillant les campagnes à bas bruit et sur le déni opposé au lent effacement d’un acteur central dans un pays où la surface agricole moyenne (69 hectares) ne cesse d’augmenter : le chef d’une exploitation familiale à taille humaine.

Un secteur morcelé

A la faveur des lois d’orientation de 1960-1962, la figure immémoriale du paysan gardien de la nature a cédé la place à celle de l’agriculteur. Il est aisé de réécrire l’histoire pour fustiger son productivisme à la seule lumière des dégâts environnementaux. Il a aussi rempli, au-delà de toute espérance, la mission que lui avait assignée la France gaullienne : faire du pays une grande puissance agricole assurant enfin sa souveraineté alimentaire et exportant dans le monde entier.

Quel métier a subi un tel « plan social » durant cette révolution ? On comptait 1,6 million d’exploitations en 1970, elles ne sont plus que 380 000. Au point que la strate sociale la plus ancienne du pays a été rayée des enquêtes d’opinion, trop réduite pour être intégrée dans un échantillon pertinent. Et elle vieillit. En 2026, la moitié des exploitants aura atteint l’âge de la retraite et nombreux sont ceux qui peinent à transmettre leur entreprise.

 

Concentration des terres, spécialisation, industrialisation, modes d’exercice pluriels, statuts juridiques et sociaux différents (salariat, associations, sous-traitance…), ces tendances gagnent du terrain et morcellent le secteur. Mais rien n’y fait, dans l’imaginaire des Français, et chez de nombreux exploitants eux-mêmes, il est difficile de penser l’avenir en dehors d’un modèle familial, qui ne concerne plus que 37 % des fermes françaises et 40 % de la production.

En outre, « la capacité d’agir collectif des agriculteurs sur la scène politique s’amenuise », même si elle reste « notable » à travers les syndicats, les coopératives, les instituts techniques et la Mutualité sociale agricole, constatent M. Hervieu et M. Pursiègle. Inconnu des autres professions, ce réseau leur permet de cultiver un sentiment de spécificité irréductible face aux urbains, de se renvoyer à eux-mêmes l’image de l’unité d’un monde qui n’a jamais été aussi diversifié et d’arracher quelques concessions au gouvernement.

Perte du monopole de l’espace rural

Sur le fond, « leur voix ne pèse plus », tranchent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely dans La France sous nos yeux(Seuil, 2021). On ne compte plus que 12 % de maires issus de leurs rangs (hors retraités), 2 % des députés et 5 % des sénateurs. Disparu, l’ancrage politique des débuts de la IIIe République, qui en avait fait des avocats du suffrage universel et des élus locaux pour les dissuader de rejoindre la réaction monarchiste ou bonapartiste. Révolu, l’accès privilégié aux antichambres du pouvoir, quand la FNSEA cogérait la politique agricole avec l’Etat.

 

Jamais le monde agricole ne s’est senti si mal aimé et incompris, lui qui cultive la profonde certitude de sa mission nourricière. Mal-aimé ? Seuls 15 % des Français font de l’« agribashing », et uniquement contre un mode de production trop intensif. Et 89 % approuvent le mouvement actuel, relève un sondage Odoxa publié par Le Figaro mercredi 24 janvier. L’incompréhension s’explique mieux : les agriculteurs ont perdu le monopole de l’espace rural, de plus en plus disputé par les urbains et les néoruraux.

Ils doivent désormais « coexister avec des populations porteuses de visions différentes et divergentes de la gestion de ces espaces, notent M. Hervieu et Purseigle. La prise en compte de cette condition minoritaire, renforcée par les mises en cause des pratiques culturales et d’élevage au nom de la préservation de l’environnement, de la santé et du bien-être animal, est extrêmement douloureuse pour eux ».

Grande figure du syndicalisme vert, Michel Debatisse évoquait, au début des années 1960, la « révolution silencieuse »qui était en train d’ébranler l’ordre éternel des champs. « C’est tout le modèle agricole qu’il faut changer », juge en écho un agriculteur du Sud-Ouest. Le changement est en marche, indicible pour une partie du monde paysan et difficile à gérer par le pouvoir politique.

Jean-Michel Bezat