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Avant l’assaut sur Gaza, l’armée israélienne s’interroge sur les capacités du Hamas

Par Jean-Philippe Rémy  (Jérusalem (envoyé spécial), 17 octobre 2023

T. est un homme que la violence n’a jamais effrayé, tout au moins dans le cadre de ses activités professionnelles. Il a fait partie d’une unité d’élite de l’armée israélienne, spécialisée dans les opérations en terrain hostile, des territoires palestiniens au Liban, et dont la finalité était toujours la même : arrestations, parfois plus. Dans ses récits, il élude beaucoup, par obligation, et peut-être par embarras. Son temps sous l’uniforme est révolu, mais son monde, celui des forces spéciales, n’est pas de ceux qu’on quitte. Depuis l’attaque du 7 octobre, T. vit en état de sidération. L’opération du Hamas, qui a réussi à prendre par surprise un pays et ses services de sécurité, inversant le rapport de force avec le groupe armé islamiste, constitue un séisme mental.<img src="https://img.lemde.fr/2023/10/17/0/0/4724/3149/630/0/75/0/fbb65b2_1697534134261-lvds8452-a-10-23c.jpg" alt="Des soldats israéliens dans une maison du kibboutz de Beeri (Israël), où plus d’une centaines d’habitants ont été tués le 7 octobre par des combattants du Hamas et où l’armée n’est arrivée qu’environ 7 heures après l’attaque. Le 13 octobre 2023.">

Lundi 16 octobre, les pertes de l’armée à la suite de l’attaque menée depuis Gaza neuf jours plus tôt ont été rendues publiques. Entre les militaires abattus dans leur base sans pouvoir se défendre, et les soldats tués lors d’assauts menés pour reprendre le contrôle des kibboutz et des bases, le nombre s’élève à 291. Près de 300 militaires israéliens sont donc tombés. C’est un choc pour la société, qui tremble en constatant que la notion de sécurité – la base du contrat entre les citoyens et l’Etat israélien – est remise en question. Mais c’est un choc à résonances plus profondes encore pour les militaires. En comparaison, l’attaque terrestre de 2014 contre la bande de Gaza, la plus sanglante des quatre précédentes guerres avec le Hamas, qui a duré un mois et demi, avait causé la mort de 67 soldats.

 

Dans l’univers de T., les combattants font figure de demi-dieux, ayant toujours l’avantage de la force, de la compétence et de la surprise. Autant de facteurs qui semblent être devenus l’apanage de l’ennemi. « Ils [les éléments du Hamas] se sont entraînés pendant des mois. Et ils ont énormément progressé. Est-ce que nous avons progressé au même rythme dans l’intervalle ? Je ne sais pas », s’interroge, avec abattement, l’ex-commando, qui décortique, dans l’assaut du Hamas, certains aspects notables à ses yeux : comment « ils » ont réussi à placer des explosifs à la perfection pour endommager les parois de béton ou le métal de la barrière de protection ; comment « leur » flot de missiles tirés depuis Gaza a précipité les militaires dans les abris où ils ont été piégés ; comment, au final, « ils ont compris nos failles ». T. griffonne des schémas pour montrer les techniques utilisées. Il donne l’impression qu’on vient de lui subtiliser ses propres compétences opérationnelles et qu’il vient subitement de vieillir de vingt ans.

« Ils nous attendent, ils sont préparés »

Il ressasse aussi le nombre de morts parmi les unités d’élite, non par réflexe corporatiste, mais parce que cela n’est jamais arrivé à cette échelle. Les statistiques n’ont pas encore été rendues publiques, mais il apparaît que certaines unités ont essuyé de lourdes pertes. Les leçons de ces jours de feu et de sang inspirent des réflexions sur les combats à venir, ceux qui vont se dérouler lors du déclenchement, imminent, de l’opération militaire israélienne à Gaza.<img src="https://img.lemde.fr/2023/10/17/0/0/4724/3149/1920/0/75/0/388e3b2_1697532728880-lvds8932-a-10-23.jpg" alt="Des soldats israéliens se mettent à terre lors d’une alerte prévenant de l’arrivée de roquettes envoyées depuis la bande de Gaza tandis que l’armée israélienne se déploie à la frontière de la bande de Gaza, à Beeri (Israël), le 14 octobre 2023.">

Dimanche, le chef d’état-major, le general Herzi Halevi, était en tournée dans le Sud israélien où est stationné le dispositif militaire en vue de l’invasion. « C’est le devoir des forces de défense d’Israël d’entrer pour une opération dans la bande de Gaza et de remporter une victoire qui va changer l’équation pour un long moment », a-t-il déclaré. Dans cette équation, savent désormais les militaires, figurent de nombreuses inconnues. « Cela fait des années qu’ils nous attendent, et ils se sont préparés », redoute l’ancien des forces spéciales. Plusieurs sources militaires, généraux en retraite ou experts israéliens, s’accordent sur un point : le Hamas a bâti dans le nord de Gaza une véritable infrastructure de combat.

 

« Il faut s’attendre à tout, ils ont eu le temps d’organiser d’innombrables pièges », avance une source militaire, qui enchaîne froidement sur des opérations de probabilités concernant les pertes humaines atteignant des milliers, voire plus. Quelle part de connaissance, quelle part de peur, quelle part d’exagération dans ces supputations ? Sous le choc de l’attaque, il semble qu’on prête au Hamas une forme de compétence presque surnaturelle, comme si la force et la ruse avaient changé de camp.

 

Déjà un discours dur tente de s’imposer, qui tend à faire de l’opération à Gaza un moment où se joue, littéralement, le destin d’Israël, mais ne se fondant que sur le recours à l’extrême violence. Cette lecture des opérations militaires passe par l’éradication du Hamas, et surtout de ses installations, et à n’importe quel prix. Cela inclut la destruction de son réseau sous-terrain, le « métro de Gaza », constitué de longs tunnels descendant à plusieurs dizaines de mètres, où sont stockées armes et provisions, de bunkers et de sites de lancement de roquettes. Le Hamas clame avoir percé 500 kilomètres de tunnels. Certaines sources israéliennes avancent des chiffres plus élevés encore. Impossible de vérifier cette donnée, objet aussi de propagande.

« Guerre impossible à gagner »

Le ministre de la défense, Yoav Gallant, a ainsi expliqué lors d’une tournée dans le Sud, dimanche : « Nous allons nous attaquer à toute l’infrastructure de la terreur, aux tunnels et aux terroristes du Hamas, et nous ne considérerons notre mission accomplie que lorsqu’ils seront tous détruits. » Les forces israéliennes n’ignorent pas les tactiques de guerre en milieu urbain. « Au contraire, cela fait partie de l’entraînement depuis des années, et cela inclut notamment l’utilisation de robots et de drones », explique Yagil Levy, expert des questions militaires à la Open University d’Israël. Mais l’armée ignore à quel point le « métro de Gaza » a pu être étendu et renforcé au fil des années.<img src="https://img.lemde.fr/2023/10/17/0/0/4724/3149/630/0/75/0/8a0060b_1697532720233-lvds8879-a-10-23.jpg" alt="Des unités blindées de l’armée israélienne se déploient à la frontière de la bande de Gaza, à Beeri (Israël), le 14 octobre 2023.">

En 2021, une opération d’intoxication des médias, faisant croire au déclenchement d’une invasion terrestre de Gaza par les chars israéliens, avait fait se précipiter les combattants du Hamas dans leurs bunkers souterrains, où certains avaient été tués par des munitions perforantes. « C’était une erreur stratégique, estime une source. Le Hamas avait alors limité ses pertes et réussi à comprendre l’étendue de nos capacités. Il a donc pu, ensuite, reconstruire son dispositif en tenant compte de nos modèles d’action. »

 

Le général Giora Eiland, ancien chef du Conseil de sécurité nationale et l’un des architectes du désengagement israélien de Gaza en 2005, désormais consultant, estime que deux approches sont possibles : « Premièrement, une grande opération au sol. Si on veut tuer les combattants du Hamas, il va falloir aller les chercher dans les tunnels. Ce sera M16 contre AK47, et nous allons perdre des hommes. Il y aura aussi beaucoup de victimes civiles. Alternativement, il faut évacuer toute la zone et organiser un siège. Cela prendra des semaines, peut-être des mois. Mais on n’a pas besoin d’un gros contingent pour cela. Ce n’est pas idéal, mais nous n’avons le choix qu’entre de mauvaises alternatives. Seule certitude : à la fin de cette guerre, le Hamas en tant qu’entité doit avoir cessé d’exister. »

 

« Cette guerre, en réalité, est impossible à gagner si on la pense seulement en termes militaires, se désole Yagil Levy. Il nous faut tout de suite réfléchir à l’après-Hamas, sinon, tout cela n’aura servi à rien. » Dans un pays sous le choc, ces mots sont rares, à peine audibles. Mais il est des voix qui s’élèvent, comme celles du général Yaïr Golan. Ce dernier, ancien député du Meretz (gauche sioniste), a été qualifié au cours des derniers mois de « traître » par l’extrême droite israélienne pour son engagement contre la réforme judiciaire menée par le gouvernement Nétanyahou. Il fait figure à présent de héros pour avoir sauvé des vies le 7 octobre. « Nous devons définir les objectifs du conflit avec précision, mais aussi définir nos objectifs pour l’après-conflit. Où allons-nous ? Comment allons-nous réinventer une façon de vivre ensemble avec les Palestiniens ? C’est le moment de réfléchir à notre propre destin », explique-t-il.

 

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Guerre Israël-Hamas : forces et faiblesses de Tsahal pour une offensive terrestre massive à Gaza

Alors que l’armée israélienne masse ses troupes autour de la bande de Gaza, les spécialistes militaires soulignent la supériorité aérienne de l’Etat hébreu, mais s’interrogent sur ses réserves en munitions et en effectifs.

Par Samuel Forey(Jérusalem, correspondance) et Elise Vincent

Publié le 16 octobre 2023

Un tank israélien à l’entrée du kibboutz de Be’eri, près de la bande de Gaza, le 13 octobre 2023.

 Un tank israélien à l’entrée du kibboutz de Be’eri, près de la bande de Gaza, le 13 octobre 2023. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »

 

Depuis la vaste riposte militaire lancée par Israël sur la bande de Gaza, à la suite de l’attaque menée par le Hamas sur le territoire de l’Etat hébreu, le 7 octobre – on compte un total de 1 400 victimes côté israélien et 2 670 côté palestinien –, le niveau de ressources dont l’armée israélienne dispose pour mener l’importante offensive terrestre annoncée par les autorités est suivi de près par les analystes militaires.

La principale force de l’armée israélienne est son aviation. Avec une flotte composée principalement de F-16 américains (neuf escadrons, soit environ 180 avions) mais aussi de F-35 (deux escadrons) – comptant parmi les avions les plus avancés technologiquement de la planète –, et une proximité géographique directe avec Gaza, l’Etat hébreu a toujours bénéficié d’une forte supériorité militaire sur l’enclave palestinienne ; ce qui lui a permis, ces dernières années, d’enchaîner les opérations punitives contre le Hamas sans prendre de risques importants.

Ces forces aériennes sont aussi dotées d’hélicoptères d’attaque (deux escadrons d’Apache) et d’une flotte de drones, allant de simples appareils de surveillance pour aider au guidage de tirs d’artillerie à des engins armés, associant capacités de renseignement et de frappe. L’armée israélienne dispose en outre d’un stock de drones-kamikazes (de type Harop et Harpy), aussi appelés « munitions rôdeuses », capables de suivre de manière autonome un objectif en mouvement puis de fondre sur lui pour le neutraliser.

« Depuis plus de vingt ans, la stratégie israélienne est celle de la guerre à distance, via essentiellement des opérations aériennes afin de faire courir le moins de risque possible à ses soldats. Mais ce n’est pas toujours très efficace dans un milieu urbain complexe. Vous pouvez faire des dégâts, mais ce n’est jamais décisif car il est toujours possible pour ceux qui sont ciblés de se réfugier dans les très nombreux souterrains de Gaza, et cela engendre surtout des pertes civiles », rappelle le colonel Michel Goya, auteur de plusieurs ouvrages sur le Proche-Orient, dont Israël contre le Hezbollah. Chronique d’une défaite annoncée, 12 juillet-14 août 2006 (Editions du Rocher, 2014).

Cette fois, Israël semble avoir décidé de procéder différemment, avec une opération incluant l’entrée dans Gaza de troupes au sol. Un pari risqué, alors que ces quinze dernières années son armée ne s’est que rarement lancée dans des incursions terrestres, sauf de manière éclair sur des cibles très précises.

 

« Les bombes guidées, le talon d’Achille de l’armée israélienne »

Les trois offensives terrestres importantes qui ont été menées par Tsahal ont eu lieu en 2006 – en réponse à l’enlèvement du soldat Gilad Shalit –, en 2008-2009 – pour l’opération « Plomb durci » – et en 2014 – pour l’opération « Bordure protectrice ». Elles n’ont jamais permis de venir à bout du Hamas et ont conduit à des pertes à chaque fois plus importantes des deux côtés : cinq morts israéliens contre 277 combattants palestiniens en 2006 ; dix morts israéliens contre 700 Palestiniens en 2008 ; 66 morts israéliens contre 2 200 Palestiniens (civils et combattants) en 2014.

Chacune de ces opérations a été précédée de campagnes de bombardements, comme c’est le cas à présent. Celle qui a démarré au lendemain du 7 octobre, baptisée « Glaives de fer », est toutefois d’une ampleur sans précédent.

« Le vrai talon d’Achille de l’armée israélienne aujourd’hui, c’est son nombre de bombes guidées et de missiles », selon M. Goya. Un enjeu à la fois sur le plan offensif et défensif : il faut notamment que le Dôme de fer, le système de défense antiaérienne sophistiqué destiné à protéger le territoire israélien, dispose de suffisamment d’intercepteurs pour rester efficace.

Israël dispose de réserves, notamment de stocks de munitions américaines entreposées sur son sol depuis les années 1980, comprenant différents types d’armement – munitions de précisions, obus d’artillerie, lance-grenade, etc. L’armée israélienne y a déjà pioché à deux reprises pour les opérations de 2006 et 2014. Mais dans le cadre de son soutien à l’Ukraine, Washington y a prélevé, en janvier, l’équivalent de 300 000 munitions, d’où la demande de l’Etat hébreu pour obtenir une aide américaine, qui est en voie d’acheminement.

 

Le précédent de la reconquête de Mossoul en 2016-2017

Si elle lance une offensive terrestre, l’armée israélienne pourra compter sur sa puissante infanterie mécanisée (sept brigades d’environ 3 000 hommes chacune). Ces colonnes de blindés, suivies de véhicules légers entourés de fantassins, pourraient être en mesure de s’aventurer dans Gaza, selon une méthode éprouvée sur d’autres théâtres, notamment lors de l’offensive contre l’organisation Etat islamique et la reconquête de Mossoul par l’armée irakienne en 2016-2017. La méthode consiste à avancer sans emprunter les voies de circulation existantes – trop exposées – en détruisant tous les immeubles sur son passage, ce qui implique une progression très lente, de vingt mètres par heure, de 300 à 400 mètres par jour.

Mais pour ce type d’opération, il faut des soldats très entraînés. Or l’armée de terre israélienne ne compte que 26 000 personnels d’active dans les unités de combat. L’essentiel de ses forces vives est constitué de conscrits – autour de 100 000 personnes. « Sauf à engager d’emblée des brigades de réserve, Israël aura du mal à aligner plus de 30 000 militaires au sol. Or le Hamas est en mesure de rassembler de 7 000 à 10 000 combattants et autant de miliciens. Le tout sur un terrain préparé, miné d’engins explosifs », reprend M. Goya. « Les pertes israéliennes peuvent se chiffrer à plusieurs centaines, estime une source militaire. Il faut voir si le pouvoir politique est prêt à les assumer. »

Les autorités israéliennes ont rappelé quelque 360 000 réservistes sur un total de 460 000 : des hommes et des femmes âgés de 18 à 40 ans qui passent par des sessions d’entraînement chaque année. « L’enjeu est de savoir si tous ces réservistes, qui doivent être répartis entre Gaza, la frontière avec le Liban et la Syrie, et la Cisjordanie, seront en mesure de tenir d’éventuels fronts multiples », explique Héloïse Fayet, chercheuse à l’Institut français des relations internationales, et spécialiste des forces armées du Moyen-Orient.

 

Un effort de guerre considérable

Depuis plusieurs années, des voix s’inquiètent, en Israël, du niveau d’entraînement, de motivation et d’équipement de ces réservistes. Une alerte réitérée, en août, par l’ancien médiateur de l’armée israélienne, le major général Yitzhak Brick. « Nous ne nous sommes pas préparés à la guerre difficile qui nous attend dans quelques mois ou quelques années », prédisait-il alors. Il estimait que l’armée devait se préparer à des scénarios extrêmes, où tous les fronts sont en feu, y compris une flambée comparable à la deuxième Intifada (2000-2005).

Reste à savoir quels sont les buts de guerre d’Israël dans ce conflit, que certains observateurs militaires estiment motivés en grande partie par la nécessité de restaurer une réputation à la suite des défaillances de l’armée à prévenir l’attaque du Hamas. « Que va pouvoir faire l’armée israélienne une fois que Gaza aura été traversée et qu’elle sera arrivée sur les plages gazaouies ? », s’interroge un officier ayant longtemps arpenté le terrain du Proche-Orient. La mobilisation des réservistes représente un effort de guerre considérable qui peut partiellement mettre en difficulté l’économie du pays, sans compter le coût d’une guerre, qui pourrait dépasser les 6 milliards de dollars (5,7 milliards d’euros), selon les projections de la banque israélienne Hapoalim.