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Quand la sociabilité exigée en start-up finit par écœurer : « Ils ont du mal à comprendre que pour nous, c’est juste un travail, souvent alimentaire »

Les employés de start-up, dont c’est souvent la première embauche, finissent par former des bandes d’amis, favorisées par des verres le soir et le « team building ». Avec des inégalités de traitement et des risques de surmenage.

Par Anne Chirol

 

Une grande partie des personnes interrogées estiment que les bières et autres parties de baby-foot représentent une « politique sociale à moindre coût ».

Une grande partie des personnes interrogées estiment que les bières et autres parties de baby-foot représentent une « politique sociale à moindre coût ». LETIZIA LE FUR/ONOKY / PHOTONONSTOP

 

« Quand je suis arrivée en stage, on était plusieurs jeunes à devenir une bande d’amis et à obtenir un CDI. L’ambiance était bonne, les boss cherchaient à développer cet esprit de petite équipe de bons potes. » Tout allait alors très bien pour Constance (tous les prénoms ont été modifiés), 25 ans, dans sa start-up en technologie de l’information depuis trois ans. Dîners entre collègues, travail le week-end chez son patron, verres le soir… la jeune diplômée d’école de commerce finit par enchaîner les événements de l’entreprise avec appréhension. « Si tu ne viens pas, il y a des projets dans lesquels tu n’es pas intégrée, parce que tu n’étais pas là le soir. J’ai eu par exemple une opportunité qui aurait pu être pour quelqu’un qui était plus en retrait du groupe. Plutôt que de lui donner, on me l’a filée. Ça se fait beaucoup par affinités »,raconte la cheffe de projet.

Constance constate qu’il y a un fort taux de rotation. Et ceux qui se font remercier sont ceux qui sont restés hors de ce schéma « bande de potes ». Au bout de deux ans, après avoir travaillé de 9 heures à 21 heures « comme un chien » chaque jour, elle est victime d’un syndrome d’épuisement professionnel non diagnostiqué : « Une fois, je me suis mise à pleurer en parlant du travail. » La jeune femme décide alors d’écouter les signaux de son corps ainsi que les alertes de ses amis en n’allant plus au-delà de ses horaires. Et en ne participant plus aux sorties professionnelles.

« A partir du moment où j’ai pris mes distances, ça a été la descente aux enfers », confie-t-elle. Les dirigeants lui reprochent de s’être isolée du groupe. « On m’a enlevé certaines tâches, on m’a reproché de mettre une mauvaise ambiance », regrette celle qui est devenue « le vilain petit canard ». « Soit t’es in, soit t’es out. Il n’y a pas d’entre-deux. Soit t’es dans le groupe, à fond dedans, dans le partage, soit tu dis stop pour retrouver ta vie à toi », tranche-t-elle.

Une sociabilité forcée de plus en plus dénoncée

Constance est loin d’être la seule à avoir expérimenté cette forme de violence. La sociabilité forcée dans les start-up est de plus en plus dénoncée. Souvent, dans le domaine du numérique, ces petites structures tâtonnent et recrutent de nombreux jeunes en stage, en alternance ou en contrat. La plupart du temps, il s’agit d’une première embauche en sortie d’études, parfois facilitée par des relations communes. Le recrutement se fait beaucoup par le bouche-à-oreille et la recommandation.

C’est de cette façon que Sarah, âgée de 22 ans à l’époque, trouve son alternance dans une entreprise d’événementiel. En afterwork dans l’espace de travail partagé de son petit ami, elle rencontre des employés de plusieurs sociétés. Sa future collègue la recrute alors en tant que cheffe de projet numérique : « J’ai l’impression d’avoir été recrutée grâce à ma sympathie. Elle voulait une copine à qui raconter sa vie personnelle. Mes missions incluaient d’écouter la vie sexuelle de ma cheffe. »

A l’origine, la vie sociale de la start-up l’attire. Un cadre plaisant, de jolis bureaux, un bel espace avec des poufs… « Des paillettes illusoires qui servent de cache-misère », se désole Sarah. Pour Mathilde Ramadier, autrice de Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups (Premier parallèle, 2017), ce vernis occulte la fragilité du système : « Les petits avantages en nature et la coolitude affichée, la ludification du lieu de travail, tout cela participe en sous-marin d’une précarisation des conditions de travail. » Et le piège se referme plus facilement chez les jeunes, encore naïfs ou idéalistes, en recherche d’emploi.

 

Pour les sorties, Sarah sent une insistance de la part de sa supérieure, qui n’hésite pas à lui faire payer ensuite ses incartades. Quand elle ne coopère pas sur les aspects personnels, cela se répercute dans le travail. Le lendemain, sa collègue se venge en lui assignant des missions ingrates : « Normalement, on me faisait confiance. Tout d’un coup, je devais rendre des comptes sur la moindre petite tâche », se rappelle Sarah, aujourd’hui outrée d’avoir été aussi « naïve ». Comme Constance, elle s’approche dangereusement du surmenage. Au bout de cinq mois, elle est mise en arrêt maladie et décide de démissionner.

La sociabilité vue comme une compétence

Marion Flécher, docteure en sociologie à l’université Paris-Dauphine, a soutenu une thèse sur le monde de la start-up, qu’elle a elle-même expérimenté. Selon elle, en mettant en avant loisirs et sociabilité, la start-up devient la prolongation de la vie personnelle des collaborateurs. Faire la fête ou du sport sur son lieu de travail vise à faire travailler les salariés davantage : c’est même « une condition du surinvestissement au travail ».

Sur le groupe Facebook humoristique Neurchi de flexibilisation du marché du travail - NdFlex, Le Monde a reçu en quelques heures plus de 200 messages à son appel à témoignages sur le sujet de la sociabilité en start-up. Si les récits diffèrent, tous mettent en avant le fait que le flou entre vie professionnelle et vie personnelle, collègues et amis, travail et loisir, n’est jamais bénéfique : « C’est comme en école de commerce : si tu ne participes pas au week-end d’intégration et bizutage, tu n’as pas accès à certaines informations comme les annales » ; « lors de plusieurs entretiens, on m’a dit que boire un coup avec les collègues après le boulot n’était pas facultatif ».

 

Etre sociable, et en filigrane, participer à tous les événements de l’entreprise, est-ce devenu une compétence – une soft skill – nécessaire aux yeux des recruteurs ? C’est ce que laissent paraître certains sites de recrutement. Sur Welcome to the jungle, plate-forme de mise en relation entre recruteurs et candidats pour trouver un travail « épanouissant », les entreprises sont, pour beaucoup, des start-up. Souvent, en ce qui concerne le profil recherché, certaines qualités sont spécifiées, comme « drôle » ou « altruiste ». De même que certains avantages, tels que « la chance d’être toi-même tout en donnant de super résultats » ou encore « participer à un verre par semaine ».

Une politique sociale « à moindre coût »

A travers ces exemples, Mathilde Ramadier perçoit toute l’ambivalence du processus « transactionnel » du recrutement, qui est à double sens. « On met l’accent sur les soft skills pour évincer le fait que les diplômes, ou l’expérience, sont secondaires. Et inversement, on vante les avantages en nature, ce qui permettra de mieux masquer une rémunération faible, un contrat de travail décevant ou un management autoritaire », analyse la sociologue.

A 28 ans, Christian est heureux de s’envoler dans le Sud pour entamer un nouveau contrat dans une start-up de maroquinerie très prometteuse, qui, en un an, passe de huit à quarante salariés. Passé 18 heures, les événements d’entreprise ne l’intéressent pas. Mais quand il s’agit de journées de team building organisées sur son temps de travail, il n’a pas le choix. La dernière s’est faite dans une salle de sport, un vendredi. « Sauf que dans l’entreprise, tout le monde ne peut pas faire du sport intensément toute une matinée, notamment les personnes en surpoids, qui peuvent se sentir humiliées, observe-t-il. On était obligés d’être là. » Il a depuis quitté son emploi, après avoir été déplacé d’un service à l’autre sans explication.

 

Une grande partie des personnes interrogées estiment que les bières et autres parties de baby-foot représentent une « politique sociale à moindre coût », alors que l’entreprise est avant tout le « bébé » des fondateurs. « Ils ont du mal à comprendre que pour nous, c’est juste un travail, souvent alimentaire. Pour fédérer autour de leur projet, plutôt que de miser sur le salaire ou les conditions de travail, ils mettent le paquet sur les soirées », affirme Sarah, aujourd’hui cheffe de projet numérique dans une grande entreprise.

Mais dans un contexte où les frontières affectives se brouillent, quitter le navire s’avère parfois difficile. Sarah l’admet : « Le pire, c’est de se dire : “Je ne peux pas quitter cette boîte parce que je ne peux pas abandonner mes amis.” »

a coolitude des start-up masque une grande précarité »

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