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Retraites : les risques politiques d’une réforme déséquilibrée

  www.lemonde.fr Par Ivanne Trippenbach

 

La réforme des retraites ne pèsera pas sur tous les Français de la même manière : le report de l’âge légal à 64 ans aura plus d’impact sur les classes moyennes. Des membres de la majorité s’inquiètent d’un coût politique à plus long terme.

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Pendant la campagne pour la présidentielle d’Emmanuel Macron, à Carvin, Pas-de-Calais, lundi 11 avril 2022. Pendant la campagne pour la présidentielle d’Emmanuel Macron, à Carvin, Pas-de-Calais, lundi 11 avril 2022. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »

C’est l’éléphant au milieu de la pièce. Ministres, députés, conseillers et petites mains du parti présidentiel l’admettent mezza voce : la réforme des retraites a beau avoir été présentée comme « juste » et « équilibrée », elle ne pèsera pas sur les Français de la même manière. Aussi, aux lendemains de sa présentation, mardi 10 janvier, les membres de la majorité s’étonnent-ils presque d’une entrée douce dans l’atmosphère. « Ça sort droit », dit-on à Matignon, tout en craignant l’étincelle qui enflammerait le pays. Hanté par les grandes grèves de 1995, le pouvoir s’inquiète d’une explosion sociale et du blocage des raffineries, davantage que de la mobilisation du 19 janvier.

Un autre risque plane, plus sourd. « L’opinion peut être une lame retardée », redoute Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement. Une colère invisible mais réelle, nourrie des doutes sur la répartition de l’effort. Au bureau exécutif du parti présidentiel, Renaissance, Bruno Le Maire et Olivier Dussopt ont exposé, lundi 9 janvier, le projet gouvernemental devant une trentaine de participants, avant un apéritif convivial et ses conversations plus relâchées. « Cette réforme est bonne pour notre électorat », s’accordent trois responsables de la majorité. Comprendre : indolore pour les cadres, les retraités et le patronat.

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Le ministre du travail en donne une illustration, malgré lui, le lendemain. Chargé du service après-vente de la réforme, Olivier Dussopt répond sur BFM-TV à des Français, dont un cadre quadragénaire ayant commencé à travailler à 25 ans, qui touchera une retraite pleine à 66 ans. « Ça ne changera rien à votre situation », assure le ministre. Soucieux de précision, il ajoute que l’intéressé subit aujourd’hui une « grosse décote » s’il prend sa retraite à 62 ans, avant d’avoir cotisé ses quarante-trois annuités. « Demain, vante-t-il, (…) vous pourrez partir à 64 ans, mais il y aura une décote moins importante ». « Très bien », dit le col blanc.

« Réforme sacrificielle »

Ce déséquilibre a été identifié au sein du gouvernement. De même, une ministre note que les retraités disposent, en moyenne, de revenus supérieurs à ceux des actifs, mais s’en tient publiquement à la ligne formulée par Elisabeth Borne : « Notre projet, c’est agir pour les retraités actuels et pour leur pouvoir d’achat. » Marie Lebec, députée Renaissance des Yvelines, reconnaît sans ciller que cette « réforme sacrificielle » repose d’abord sur les Français des classes moyennes et intermédiaires, qui devront travailler deux ans de plus. « Il y a une aberration dans le système », admet l’élue venue de la droite, familière des milieux de cadres supérieurs du privé qui, à 55 ans, jouent parfois des coudes pour bénéficier d’un plan de départ, d’une période de chômage et d’une préretraite, avant de siéger dans des conseils d’administration… bref, qui optimisent la règle. « Rien d’illégal, mais cela coûte cher et à un certain niveau, c’est indécent », pointe-t-elle.

A l’égard des entreprises, le gouvernement mise sur le plein-emploi, plutôt que sur le bâton de la sanction pour résoudre le chômage des seniors, ce fléau français qu’Emmanuel Macron admettait crûment en avril 2019 : « C’est ça la réalité ! On doit d’abord gagner ce combat avant d’aller expliquer aux gens : “mes bons amis, travaillez plus longtemps”. » Dans cette veine, le gouvernement associe une augmentation des cotisations patronales à la hausse du chômage et, selon Olivier Véran, à « la spirale de la “lose” qui recommence ».

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Le pouvoir exécutif ne manque pas de mesures dites d’apaisement, comme la meilleure prise en compte de la pénibilité et des carrières longues, ou la pension minimale à 1 200 euros. « On essaie de ne pas paraître méconnaître l’impact réel sur le pays, résume un proche d’Elisabeth Borne. L’essentiel des 6 milliards d’euros que l’on prélève sur le rendement de la réforme est consacré à traquer ces injustices. » Un filet de sécurité tendu pour les plus fragiles. « L’âge de départ à la retraite ne sera pas modifié pour une partie importante des assurés les plus modestes, confirme l’Institut des politiques publiques, dans une note jeudi. Ce sont davantage les catégories intermédiaires dans l’échelle des revenus (…) qui sont susceptibles d’être les plus touchées. »

Ces catégories forment de plus en plus « une fracture souterraine », selon le sociologue Luc Rouban dans La Vraie victoire du RN (Presses de Sciences Po, 2022), déjà lisible dans les urnes. En 2022, un tiers des cadres et 40 % des retraités ont voté Emmanuel Macron à la présidentielle, contre 18 % pour Marine Le Pen. Ce rapport s’inverse pour les employés en faveur de Marine Le Pen. « Le risque est l’abandon du macronisme par la France qui travaille », développe M. Rouban pour Le Monde, en observant que l’électorat du RN se compose de « petites classes moyennes » de salariés, fonctionnaires, artisans et commerçants.

« Equité et règle du jeu »

En 2023, la réforme des retraites préparerait, à ses yeux, « un tremblement de terre » dont la crise des « gilets jaunes » de 2018 serait lue rétrospectivement comme un signe annonciateur. « Le problème de cette réforme n’est pas la question de la redistribution, les paramètres techniques. C’est l’idée qu’elle porte : celle de l’équité et de la règle du jeu, poursuit le chercheur. Il y a toujours eu des catégories privilégiées, mais il règne l’idée que l’effort est mal récompensé, et que certains sont mieux récompensés que d’autres. Les gouvernements successifs adoptent une cécité volontaire et ne regardent pas cette réalité sociale. Cela touche au cœur même de la dislocation de la cohésion de la société. Malgré les chèques, l’Etat providence devient l’Etat consolateur, mais ne change pas les structures du système. On touche du doigt le problème de la mobilité sociale. »

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Le gouvernement y répond par le pari du travail comme « outil d’autonomie et d’émancipation », explique Olivier Dussopt, pour équilibrer le système par répartition d’ici à 2030. Le 12 octobre 2022, Emmanuel Macron était interpellé sur France 2 par Mathilde et Sébastien. Ce couple de Neaufles-Saint-Martin (Eure), qui rêve d’être propriétaire et remplit son caddie au centime près, souhaitait que le pouvoir parle à tous, et non à quelques-uns : « Les travailleurs sont délaissés, pour être bien vu en France maintenant, (…) faut toucher toutes les aides. » « Ces Françaises et ces Français qui travaillent, c’est notre modèle, avait répondu le président de la République. Moi je crois à la France du travail et du mérite. »

« Grosse fatigue »

Selon Frédéric Brunnquell, réalisateur du documentaire Classe moyenne, les révoltés (Arte, 2021), l’écart se creuse avec les actifs qui seront en première ligne de la réforme. « Chez les gens que j’ai suivis, les caissières, les aides-soignants ou les commerciaux, il y a une grosse fatigue. Le simple message “vous allez bosser un peu plus” passe mal. Le travail n’est pas émancipateur, c’est se lever tôt, utiliser son corps, subir du stress psychique. Même dans les métiers non “pénibles”, on a perdu du lien social, de l’autonomie. Tout est charté, tâche après tâche. Où est l’émancipation là-dedans ? Ceux qui ont organisé tout ça s’éclatent peut-être, mais les gens d’en bas ne s’amusent plus. » Un décrochage qui s’exprimerait à bas bruit. « Les gens sont crevés. Ils sont sortis désabusés de la mobilisation des “gilets jaunes”. Mais la haine du politique est toujours là, ancrée, estime le documentariste. A qui ce ressentiment va-t-il profiter ? Sûrement à Marine Le Pen. Ou bien les gens n’iront pas voter. »

 

D’autres voix alertent contre des conséquences politiques de moyen terme. « S’il n’y a pas une mobilisation énorme dans la rue, de toute façon le ressentiment s’exprimera différemment », a averti Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, préoccupé par les succès électoraux de l’extrême droite. Si la colère sociale ne se traduit plus dans les syndicats, « on ne sait pas comment cela peut finir », juge la sociologue Dominique Méda dans Libération. « Forcer les grands perdants de la mondialisation et de l’automatisation à travailler plus longtemps, sans perspective d’amélioration des conditions d’emploi ni de rémunération, ne va qu’attiser la colère sociale qui nourrit le RN », signale le politiste Bruno Palier, dans une tribune au Monde.

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Les hésitations du pouvoir sur la justification de la réforme ont laissé place à un discours net sur la sauvegarde du système de solidarité. Sans éteindre les incompréhensions sur l’effort réclamé, depuis que « le quoi qu’il en coûte a vachement brouillé, rapporte Frédéric Brunnquell. On ne peut plus dire : il n’y a pas d’argent. » Le chef de l’Etat dressait le même constat, jeudi, devant les députés de la commission des lois : « Le cadre de référence des gens s’est effondré. On dit qu’il n’y a pas d’argent magique, et il a plu des milliards ».

Ivanne Trippenbach