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Dominique Rousseau, constitutionnaliste : « Il semble difficile que le Conseil constitutionnel ne censure pas la loi sur la réforme des retraites »

Par Claire Legros

EntretienLes membres de l’institution ont l’occasion de jouer pleinement leur rôle de « gardiens du bon fonctionnement de la procédure et du débat parlementaire », affirme le professeur de droit dans un entretien au « Monde ».

Le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau envisage les différents scénarios possibles alors que la loi sur la réforme des retraites continue de susciter une tempête sociale et politique.

Le Conseil constitutionnel doit désormais se prononcer sur la conformité du texte. Qu’attendez-vous de cette étape ?

Les décisions du Conseil constitutionnel sont évidemment très importantes. Je dirais même que l’institution joue en quelque sorte son destin dans cette affaire. Il semble difficile, en effet, qu’elle ne censure pas la loi sur la réforme des retraites tant les motifs d’inconstitutionnalité pour des raisons de forme sont sérieux.

Personne ne peut contester que les débats ont été précipités à l’aide d’outils comme l’article 47.1, détourné de son usage habituel, que des amendements ont été déclarés irrecevables de manière très discutable, que les débats ont pour le moins manqué au principe constitutionnel de « clarté et de sincérité » reconnu par le Conseil, notamment sur la pension minimale à 1 200 euros, et que l’Assemblée nationale n’a pas voté le texte.

Sur ces seuls motifs, le Conseil constitutionnel peut censurer la loi sans se prononcer sur la conformité du passage de 62 à 64 ans, ce qui n’est pas son rôle. L’apaisement social serait immédiat tout en permettant de satisfaire le droit. Le gouvernement ne pourrait pas promulguer la loi et devrait repartir de zéro, sur d’autres bases. Alors qu’on lui reproche souvent d’être soumis au pouvoir, le Conseil pourrait, en prenant une telle décision, montrer son indépendance et sortir renforcé. Il jouerait alors pleinement son rôle de gardien du bon fonctionnement de la procédure et du débat parlementaire.

Le Conseil doit aussi se prononcer sur la constitutionnalité de la proposition parlementaire de référendum d’initiative partagée (RIP). Que se passera-t-il si le RIP est jugé recevable ?

Pour que la proposition d’un référendum sur le maintien d’une retraite à 62 ans soit déclarée recevable, il faut, selon les textes, que trois conditions soient réunies : la proposition doit être signée par 185 parlementaires, elle doit porter sur la politique sociale, et aucune loi sur la réforme des retraites ne doit avoir été promulguée depuis un an au moment où le Conseil est saisi. A mon sens, ces conditions sont réunies et le RIP semble tout à fait recevable. En effet, la saisine date du 20 mars et, à cette date, la loi sur la réforme du régime des retraites n’est pas promulguée.

Si la proposition de référendum est validée, les parlementaires auront neuf mois pour recueillir les 4,8 millions de signatures requises, c’est-à-dire 10 % du corps électoral, ce qui paraît tout à fait possible compte tenu de la mobilisation sociale. Le Parlement aura ensuite six mois pour examiner la proposition référendaire. Voudra-t-il légiférer contre ? Juridiquement il en a le droit, mais, politiquement, ce serait désastreux et [cela] creuserait un peu plus l’écart entre les élus et les citoyens. Au Royaume-Uni, lors du référendum sur le Brexit, le Parlement britannique, favorable au maintien dans l’Union européenne [UE] et restant in fine souverain, a néanmoins choisi de suivre les conclusions du référendum, et a voté la sortie de l’UE.

Le Parlement peut aussi décider de ne pas se saisir de la proposition référendaire. Dans cette hypothèse, à la fin du délai de six mois, ce sera alors au président de la République d’organiser un référendum sur le maintien du départ à 62 ans.

 

Si le Conseil constitutionnel valide à la fois la loi sur les retraites et la proposition référendaire, pourrait-on aboutir à ce que deux lois différentes soient adoptées sur le même sujet ?

C’est en effet possible. Le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs attiré l’attention des pouvoirs publics, en 2020, sur ce risque de télescopage entre une initiative de RIP et des travaux législatifs en cours.

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Si la loi Macron est jugée conforme à la Constitution, elle sera promulguée au plus tard le 20 avril 2023, mais ne pourra entrer en vigueur que le 1er septembre, comme le stipule le texte lui-même. Si, en parallèle, les partisans du RIP ont eu le temps de recueillir les 4,8 millions de signatures dans les neuf mois impartis, la proposition référendaire suivra son cours. On risque de se retrouver au bout du compte avec deux lois, l’une portant l’âge de départ à la retraite à 64 ans et l’autre le maintenant à 62 ans. On sera alors dans un conflit de normes.

Emmanuel Macron peut-il suspendre l’application de la loi sur la réforme des retraites ?

Il en a le droit et il est même souhaitable qu’il le fasse, pour éviter tout conflit avec la procédure référendaire et apaiser la colère citoyenne. Il existe des précédents. La loi sur le CPE [contrat première embauche, en 2006] adoptée par le 49.3 et jugée constitutionnelle, a été promulguée par Jacques Chirac qui, dès le soir même, a demandé à ses ministres de ne pas l’appliquer.

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Plus récemment, la loi relative à la privatisation du groupe Aéroports de Paris (ADP) a vu son application suspendue en 2020, du fait de l’état des marchés financiers pendant l’épidémie de Covid-19. Ce que le gouvernement a décidé pour des raisons financières, il peut le répéter, cette fois pour apaiser le ressentiment d’une large part de la société, en attendant le résultat du processus référendaire.

Une dissolution de l’Assemblée nationale est-elle envisageable ?

La dissolution fait partie des outils constitutionnels que Charles de Gaulle avait prévus pour résoudre les crises. Il l’a d’ailleurs utilisée pour résoudre la crise ministérielle de 1962, après que le gouvernement a été renversé, et la crise sociale et politique de Mai 68, ce qui a permis au peuple de trancher.

Même s’il s’en défend, la dissolution est une issue possible pour Emmanuel Macron, qui risque de constater très vite qu’il ne peut plus gouverner. Elle peut aussi être un acte d’apaisement, afin de redonner aux citoyens la possibilité de dire qui a eu raison sur la réforme des retraites.

Comment réagissez-vous à la phrase d’Emmanuel Macron : « La foule n’a pas de légitimité » face « au peuple qui s’exprime à travers ses élus » ?

Il existe une distinction fondamentale entre la foule et le peuple, que le philosophe et politique romain Cicéron a mis en lumière dans son livre De la République [54 av. J.-C]. Il y distingue la foule, la multitude, la population et le peuple, en montrant que ce ne sont pas des synonymes car, explique-t-il, « ce qui fait le peuple, c’est son accord sur le droit ».

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Celles et ceux qui défilent aujourd’hui demandent le respect de la Constitution : le principe de « clarté et de sincérité » des débats ; le droit inscrit dans le préambule de 1946, qui précise que la nation « garantit à tout être humain en raison de son âge et de son état physique le droit d’obtenir des moyens convenables d’existence », c’est-à-dire une retraite digne ; le droit, pour les syndicats, de pouvoir négocier les réformes sociales, et, pour les parlementaires, de délibérer de manière claire et sincère. Emmanuel Macron se trompe lorsqu’il voit dans les rues une foule qui défile, car c’est bien le peuple qui manifeste pour le respect du droit.