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Montée de l’islamophobie : Darmanin maintient le flou statistique

Discriminations Analyse

Montée de l’islamophobie : Darmanin maintient le flou statistique

Après un mois de mutisme, le ministre de l’intérieur a finalement communiqué des données sur les atteintes islamophobes. Des chiffres flous qu’il continue à mettre lui-même en concurrence avec les actes antichrétiens et antisémites. Sur le terrain, la colère couve face au déni. 

Lou Syrah

22 novembre 2023 à 13h04

 

C’est à un jeu dangereux que s’adonne une nouvelle fois Gérald Darmanin. Alors que la parole islamophobe déferle dans l’espace médiatique depuis les attaques du 7 octobre perpétrées en Israël par le Hamas, le ministre de l’intérieur maintient une opacité stricte sur le chiffrage des actes et signalements antimusulmans sur le territoire français. 

 

La colère couve dans les milieux musulmans touchés par la sensation d’un « deux poids deux mesures », dans la gestion du phénomène islamophobe mais aussi du traitement médiatique du conflit israélo-palestinien. 

 

Après une visite du recteur de la grande mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, venu dénoncer « la banalisation d’une parole essentialiste, stigmatisante, raciste et haineuse contre nos concitoyens musulmans » auprès du président de l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) le 7 novembre, c’est le patron du CFCM (Conseil français du culte musulman), Mohammed Moussaoui, qui publiait le 16 novembre 2023 une lettre ouverte à l’attention du gendarme des télécommunications.

 

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En fond, un tag inscrit sur la mosquée de Pessac. En bas à gauche, de la viande de porc reçue par une habitante d’Ivry-la-Bataille. En bas à droite, un tract distribué à Bayonne. © Photomontage Mediapart / DR

Deux jours plus tôt, ce sont plusieurs radios comme France Maghreb 2, Beur FM ou Radio Orient qui rencontraient le président de l’Arcom à leur demande. Si la réunion portait sur le traitement du conflit israélo-palestinien sur les ondes, le sujet a aussi rebondi « par incidence » sur l’islamophobie, reconnaît l’un des participants, contacté par Mediapart. 

 

Dans la foulée, Gérald Darmanin semblait vouloir montrer de la fermeté face aux actes antimusulmans. « Et c’est pour ça que moi-même je saisis l’Arcom lorsqu’un certain nombre de personnes disent des choses qui sont contraires à la loi, et c’est pour ça que moi-même je saisis la justice », a-t-il martelé sur CNews le 14 novembre.

 

Le ministre a-t-il bel et bien saisi la justice ? Sollicité à trois reprises au mois de novembre, contacté vendredi 17 novembre 2023 sur le sujet, le pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNHL) du parquet de Paris n’était cependant pas en mesure de citer une seule procédure de signalement liée à l’islamophobie engagée par Gérald Darmanin depuis un mois. L’Arcom, également contactée, n’a pas souhaité communiquer sur le sujet.

 

Pas de comptabilité

Dans un entretien à Ouest-France vendredi 17 novembre, le ministre citait le chiffre de « 140 actes antimusulmans » répertoriés cette année, avec « une montée depuis début octobre », sans plus de détails, tout en rappelant les « 1 780 actes ou événements antisémites depuis le 1er janvier ».

Des données que le ministre continue lui-même à mettre en concurrence avec les actes antichrétiens. « Il y a une montée des actes antireligieux en France depuis plusieurs années. En premier contre les juifs, en deuxième contre les chrétiens avec plus de 500 actes depuis le 1er janvier », a-t-il indiqué. 

 

Les éléments transmis par le ministre sur l’islamophobie paraissent bien en deçà de la réalité. À titre d’exemple, pour la seule période du mois d’octobre, l’Observatoire de l’islamophobie, rattaché au Conseil français du culte musulman (CFCM), indiquait avoir reçu à titre personnel « 42 lettres d’insultes ». Il recensait également « 14 mosquées taguées et 17 lettres de menaces contre des mosquées ».

 

Déjà épinglée par Mediapart pour sa gestion du sujet, la France est, de fait, l’un des rares pays occidentaux à ne pas tenir une comptabilité précise des faits antimusulmans, contrairement aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne, où les crimes de haine sont indistinctement passés à la loupe. 

 

« L’antisémitisme couscous »

Si le phénomène islamophobe hexagonal est bien loin de s’être illustré comme aux États-Unis, marqués par l’assassinat récent d’un enfant, il est malgré tout palpable. Depuis le 7 octobre, les chaînes d’info en continu alimentent les principaux tropes antimusulmans et anti-arabes.

Gérald Darmanin lui-même n’est pas en reste. Dans une séquence médiatique remarquée, le ministre de l’intérieur s’est attaché à démontrer – toujours sans preuve pour l’heure – les accointances supposées de Karim Benzema avec les Frères musulmans, renforçant le préjugé pugnace d’une affiliation naturelle entre tout musulman et l’islamisme. 

 

Quelques jours plus tard, sur LCI, c’est un éditorialiste qui évoquait l’existence d’un « antisémitisme couscous ». Le 8 octobre, lendemain des attentats du Hamas, la mosquée de Roanne voyait ainsi ses murs tagués d’un « mort à l’islam », accolé d’une étoile de David.  

 

Découverte similaire à Saint-André-de-Cubzac (Gironde), où, au petit matin du 20 octobre, le mur adjacent de la mosquée était maculé de croix gammées et de deux inscriptions difficilement lisibles mais non moins haineuses : « Crevez vous êtes des cibles » et « Cachez-vous assassins », ainsi que d’une étoile de David. Le jour même, une plainte a été déposée à la gendarmerie nationale. 

Au pôle national de lutte contre la haine en ligne, c’est une plainte d’une mosquée d’une grande ville des Yvelines qui a atterri après la réception le 1er novembre de deux courriels d’éloges à Hitler. « Il y est écrit qu’il aurait dû décimer les Arabes plutôt que les juifs », confie le responsable d’une des nombreuses associations de mosquées destinatrices de ce message. « C’était écrit dans un français décousu mais parfaitement compréhensible, manière de brouiller les pistes façon “Omar m’a tuer”. » 

 

Le 15 novembre, la mosquée Koba, dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon (Rhône), était à son tour visée, recouverte des inscriptions « islam = antisémitisme ». « C’est la police qui a découvert le tag vers 11 heures », indique à Mediapart Djamel Hellal, président de l’association Croix-Rousse Koba, un lieu de culte historique du quartier installé en bas d’un immeuble des canuts. « Ce qui m’a choqué, c’est que la mosquée n’est pas indiquée, nous sommes surtout connus du quartier et des fidèles. » 

 

Menaces de mort et viande de porc 

Après la mosquée de Nanterre (Hauts-de-Seine), à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), le 20 octobre 2023, une lettre de menace de mort islamophobe a été déposée sur le perron de la radio France Bleu Pays basque, signée d’un obscur « Front de la France libre » et adressée aux « amis musulmans, islamistes et salafistes ». La missive indiquait vouloir « guérir [le] pays du cancer [de l’islam – ndlr] qui le ronge » et mentionnait le dépôt d’« une bombe à la mosquée de Bayonne », déclenchable à distance « à tout moment ».

 

La mosquée a déjà été visée par un attentat terroriste d’extrême droite en 2019, et la menace a été prise très au sérieux. « J’ai tout de suite alerté les forces de police, se rappelle Ttotte Darguy, directeur de la station de radio locale, mais l’affaire est vite retombée puisque les démineurs n’avaient rien trouvé sur place. »

 

En septembre, la ville avait déjà été secouée par une campagne islamophobe marquée par la distribution dans les transports publics et des boîtes aux lettres de la ville de tracts promettant la guerre « aux musulmans qui refusent de s’assimiler ». Une enquête a été ouverte par le parquet de Bayonne à la suite de deux dépôts de plainte. 

 

Même harcèlement à la mosquée de Pessac (Gironde), en banlieue de Bordeaux, où le 5 novembre, pour la quatrième fois en deux ans, les murs du lieu de culte ont été souillés des inscriptions « Vos cercueils ou vos valises ». « On a mis des draps pour cacher les inscriptions aux passants. Elles sont restées dix jours, le temps que les services techniques de la mairie se déplacent pour les nettoyer », raconte, dépité, le responsable de la mosquée.

 

Au Mrap comme chez ADM, les bénévoles ont dû gérer de front une intense campagne de harcèlement et de menaces.

 

D’autres cas individuels, d’agression ou de discrimination, ont réussi à percer le traditionnel mur du silence. Le 10 novembre, une habitante d’Ivry-la-Bataille dans l’Eure, fonctionnaire, mère célibataire, s’est rendue à la gendarmerie locale après la découverte trois jours plus tôt de viande de porc dans sa boîte aux lettres. « C’est la première fois qu’il m’arrive ce genre de choses et ça ne doit pas rester impuni », indique la victime dans sa plainte, que Mediapart a pu consulter. 

 

« J’ai hésité à porter plainte de peur que l’on se moque de moi, confie-t-elle. Certaines catégories de personnes pensent véritablement que le porc, c’est la kryptonite des musulmans. C’est d’une lâcheté puérile. » Et pourtant, la peur s’est installée. « Depuis, je consulte ma boîte aux lettres plusieurs fois par jour. » Son témoignage, recueilli par l’association ADM (Action défense des musulmans), n’a pas pu être traité pour l’heure, faute de temps. « On croule sous les dossiers », reconnaît Sihem Zine, à la tête de l’association. 

 

Même son de cloche à la Licra et à SOS Racisme. Au Mrap comme chez ADM, les bénévoles ont dû gérer de front une intense campagne de harcèlement et de menaces, et la déferlante de haine qui s’est abattue dans l’espace public en marge du conflit israélo-palestinien mais aussi de l’attentat d’Arras du 13 octobre dernier. 

 

« On doit à chaque fois faire des arbitrages entre les plaintes que l’on décide de déposer, les signalements que l’on s’engage à faire, explique-t-on du côté de SOS Racisme. Parfois, on n’a pas les moyens ou tout simplement pas le temps de le faire, ça ne veut pas dire que le fait n’existe pas, mais juste que nous n’avons pas pu le traiter. »

 

Plusieurs réunions de crise ont été organisées par des institutions pour faire face au racisme de manière plus globale, comme au tribunal de Paris, où les associations étaient réunies le 23 octobre autour de la section AC2, chargée des infractions de « presse et de la protection des libertés publiques ». « Les chiffres [de l’islamophobie – ndlr] n’intéressent pas les médias, personne ne les demande », confie pour autant un magistrat. 

 

Une invisibilisation institutionnelle de l’islamophobie

Le problème de l’invisibilisation de l’islamophobie n’est pas nouveau. Depuis la dissolution du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) et la mise à l’écart du Conseil français du culte musulman (CFCM) par Gérald Darmanin, plus aucune association musulmane indépendante, hormis l’association ADM, n’existe pour faire remonter des chiffres du terrain. 

 

Le 9 novembre dernier, c’est la CRI, la Coordination contre le racisme et l’islamophobie, qui perdait définitivement sa capacité d’agir après la validation par le Conseil d’État de la dissolution engagée par le ministre de l’intérieur en 2021.

 

« On reçoit beaucoup d’alertes, mais on ne peut plus prendre en charge les victimes, nous n’avons plus de structure légale », reconnaissait un responsable de la CRI rencontré par Mediapart lors de l’audience du Conseil d’État.

 

Le blocage est aussi institutionnel. Selon les informations de Mediapart, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a demandé la communication des données des actes antimusulmans du mois d’octobre au ministère de l’intérieur ces dernières semaines.

 

Face à ce déni public, les principaux représentants des mosquées de France avaient refusé d’apporter leur concours à la marche contre l’antisémitisme du dimanche 12 novembre. Ils étaient reçus aux côtés des représentants juifs et chrétiens à l’Élysée le lendemain. Malgré ce rendez-vous, la colère ne semble pas s’être tassée. 

 

Effet pervers inévitable : à ne pas donner d’éléments précis sur les chiffres de l’islamophobie, les pouvoirs publics alimentent en rebond les théories complotistes sur l’antisémitisme. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, résume le piège qui guette : « L’augmentation des actes antimusulmans est peut-être moins spectaculaire que celle des actes antisémites, mais puisqu’il y a une agressivité structurelle contre les musulmans et les Arabes alimentée notamment par les institutions – il n’y a qu’à voir les débats autour de la loi “immigration” en ce moment –, la tentation d’une comparaison alimente la mise en concurrence des victimes, renforcée en outre par le conflit. »

Boîte noire

Pour réaliser ce papier, Mediapart a lancé un appel à témoignages sur les réseaux sociaux et récolté des informations entre le 6 et le 20 novembre.

Nous avons également interrogé une trentaine de mosquées ou associations cultuelles. D’abord pour des raisons d’ordre méthodologique. Depuis que le ministère de l’intérieur a dissous le CCIF, la CRI et écarté le CFCM, les activités indépendantes de récolte de données sur le sujet sont inexistantes. Les atteintes aux mosquées offrent l’avantage d’une visibilité qui permet un recueil plus évident des faits. Et pour cause, il s’agit d’une haine publique (la plupart du temps) qui s’affiche sur les murs.

L’autre raison est d’ordre épistémologique. Depuis les années 2000, la question de la place de l’islam dans la société a remplacé les traditionnelles polémiques pourvoyeuses de racisme centrées sur la figure du « travailleur arabe » ou celle du « migrant ». Toutes ces haines (antimigrants, anti-arabes et anti-musulmans) se confondent aujourd’hui et se donnent à lire sur les murs des mosquées.

Toutes les personnes contactées pour cette enquête n’ont pas souhaité échanger sur des faits islamophobes dont elles avaient connaissance ou avaient été victimes. Comme le résume ce président d’association des Yvelines contacté samedi 11 novembre et dont la plainte est actuellement traitée par le pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNHL), c’est par crainte que la visibilité ne desserve et n’affole la communauté. D’autres craignent tout simplement d’être de nouveau victimes ou que leur soit retourné le trope islamophobe de la victimisation à outrance.

Contacté le 6 et le 20 novembre, le ministère de l’intérieur n’avait pas souhaité retourner nos demandes. Sollicité une nouvelle fois le 21, le cabinet de Gérald Darmanin a indiqué que « sur le mois d’octobre, 14 faits avaient été recensés. Des enquêtes sont en cours ».

Sollicité à trois reprises au mois de novembre, le parquet de Paris, qui chapeaute depuis janvier 2021 le PNHL, spécialisé dans les délits de haine numérique, a été interrogé une dernière fois le 17 novembre. À cette date, il n’avait connaissance d’aucune procédure de signalement initiée par le ministère de l’intérieur en rapport avec des faits islamophobes. 

Pour aller plus loin et comprendre la brouille sur le chiffrage des actes antireligieux et notamment l’instrumentalisation politique des actes dits « antichrétiens » : cette catégorie comporte majoritairement (87 % en 2021) des dégradations ou larcins ciblant les lieux de culte chrétiens, actes hostiles commis pour des motivations bien souvent étrangères au racisme, expliquait la CNCDH dans son rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de 2021. « Considérant qu’il ne s’agit ni de racisme ni de xénophobie, la commission a pris le parti de ne pas produire d’analyse spécifique de ces données. » 

Le paragraphe sur la CNCDH a été modifié à la marge après publication.