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Emmanuel Macron bâtit un récit faisant de lui le nouveau souverain

Pour la sémiologue Cécile Alduy, “Emmanuel Macron bâtit un récit faisant de lui le nouveau souverain”
Ses amours littéraires de jeunesse lui ont donné le goût du mot juste.

Professeure à Stanford, Cécile Alduy pose un regard acéré sur la crise de sens que traverse actuellement notre pays.

 

Par Valérie Lehoux / Télérama 


Publié le 23 avril 2023 à 10h00

 

Des cortèges monstres dans toute la France, des forces de l’ordre aux allures de RoboCop, des guillotines en carton, un président qui s’exprime dans Pif Gadget, des pancartes brandies à l’Assemblée nationale comme dans une manifestation, un ministre de l’Intérieur qui met en cause la Ligue des droits de l’homme, son collègue chargé du travail traité d’« assassin », une secrétaire d’État à la Une de Playboy… La séquence politique, sociale et médiatique que nous traversons depuis trois mois, et plus encore depuis que le gouvernement a dégainé le 49.3 pour éviter le vote incertain des députés sur sa réforme des retraites, a pris l’allure d’un étourdissant tourbillon de paroles, de gestes, de symboles, dessinant une période pas toujours facile à comprendre tant ses ressorts s’avèrent multiples.

Cécile Alduy, sémiologue et sémioticienne – qui étudie les signes et les paroles dans les systèmes de communication –, observe cette arène politique depuis plusieurs années. Chercheuse associée au Cevipof (Science po), elle est aussi professeure à l’université de Stanford, en Californie, où elle s’est installée en 2003 à l’issue d’une thèse, faute de poste disponible dans une université française. Elle y a d’abord enseigné la littérature du XVIᵉ siècle, puis le cinéma français, avant de se pencher sur la vie politique de l’Hexagone. En analysant quelques faits et discours marquants de ces dernières semaines, elle nous aide à comprendre en quoi ce n’est plus seulement l’avenir des retraites qui se joue sous nos yeux, mais un peu de notre rapport à la démocratie et au vivre-ensemble.

Le débat politique est-il devenu un gigantesque dialogue de sourds ?
L’exécutif a vidé de son sens le discours politique. Le 5 avril, après avoir reçu les syndicats à Matignon, Élisabeth Borne a déclaré, en s’en félicitant : « J’ai entendu leur désaccord sur le relèvement de l’âge [du départ à la retraite], et j’ai pu leur redire ma conviction et celle de mon gouvernement de la nécessité de cette réforme. » Comment peut-on à la fois affirmer son envie de discuter, et refuser par principe tout retrait de la réforme ? On atteint là un degré suprême d’absence de sens. Comme une machine discursive qui tourne à vide. Une langue morte, dépourvue d’empathie, de sens politique et de sens tout court ; séparée de la réalité sociale, qui n’est plus intégrée ni dans les discours ni dans les gestes des gouvernants. Cette même scénographie s’est retrouvée lors de l’allocution d’Emmanuel Macron le 17 avril : la parole présidentielle, un monologue, devait être reçue telle quelle, par la magie d’un verbe quasi divin censé ouvrir une nouvelle séquence.

Quasi divin ?
Mais oui ! Dans la Bible, il est écrit : « Dieu dit : “Que la lumière soit ! Et la lumière fut.” » Eh bien Emmanuel Macron semble penser qu’il lui suffit de dire « la réforme est validée, on passe à autre chose », pour que cela advienne. Un verbe tout-puissant, et qui serait infaillible – à l’image de l’infaillibilité pontificale –, car il ne revient jamais en arrière en s’enrichissant d’autres points de vue… Autant dire que l’allusion à Notre-Dame n’a fait que renforcer cela : le chef de l’État se pose en personnage sacrificiel et thuriféraire, investi d’une mission quasi mystique ; un bâtisseur de cathédrales à la fois réelles et symboliques, Notre-Dame incendiée, puis la France tout entière. Son discours montrait encore la façon dont il aborde le dissensus : il le psychologise. Dans un passé pas si lointain, les politiques s’opposaient pour des raisons idéologiques. Avec son prétendu dépassement du clivage droite / gauche, Emmanuel Macron infantilise les revendications sociales en les attribuant uniquement à des sentiments, la colère ou l’angoisse. Comme si ses opposants n’avaient pas eux-mêmes une vision politique du type de société qu’ils souhaitent, mais seulement des émotions. Lui, à l’inverse, serait du côté de la raison et de la logique.

Les seules paroles qui à mes yeux portent encore du sens, dans la mesure où l’on peut y percevoir du réel, ce sont les discours des syndicats…

On a vu, à l’Assemblée nationale, des députés chanter La Marseillaise en brandissant des pancartes pour dénoncer le 49.3. N’étaient-ils pas dans le registre de l’émotion ?
Les élus de La France insoumise créent un spectacle politique à l’Assemblée qui empêche, lui aussi, la mise en place d’un espace de dialogue, de délibération et de compromis. Ils sont dans la fonction démonstrative, performative de l’opposition, plutôt que dans l’argumentation. L’hémicycle est détourné de sa fonction première, être un lieu de création du droit, pour devenir une plateforme de streaming – d’ailleurs la chaîne parlementaire, LCP, réalise d’excellentes audiences ces temps-ci. Cette spectacularisation de l’Assemblée est-elle une cause ou un symptôme de l’absence de dialogue ? Sans doute les deux. Les seules paroles qui à mes yeux portent encore du sens, dans la mesure où l’on peut y percevoir du réel, ce sont les discours des syndicats, finalement assez calmes et rationnels dans le chaos ambiant, et la plupart des slogans des manifestants. Quel paradoxe : d’ordinaire, c’est dans la rue que sont censées se jouer les émotions fortes. Cette fois, le tapage a eu lieu à l’Assemblée.

Sur certaines pancartes des députés était écrit : « Rendez-vous dans la rue ». Ils déplaçaient donc eux-mêmes la décision politique en dehors des institutions…
Nous avons basculé d’un conflit social assez classique à une crise politique avec l’utilisation du 49.3 qui, bien que légal, a gelé le processus de la représentation nationale et donné la sensation que l’exécutif fonctionnait en circuit fermé, en imposant ses desiderata. Face à cela, La France insoumise a adopté une stratégie de rapport de force assez explicite : la rue contre le gouvernement. Est-ce parce qu’ils n’ont pas vraiment l’habitude de siéger à l’Assemblée que ses députés la prennent pour une tribune ? Toujours est-il qu’en effet ils y relaient des mots d’ordre de mobilisation populaire en dehors du Parlement. Mais n’oublions pas que ceci est un leitmotiv de Jean-Luc Mélenchon, depuis longtemps. Encore l’an passé, alors que La France insoumise venait d’obtenir plus de soixante-dix sièges aux législatives, il appelait à se retrouver dans la rue pour un « troisième tour ».


Cécile Alduy : « Chez Emmanuel Macron comme chez Nicolas Sarkozy, on constate une même volonté de se construire l’image de quelqu’un qui n’a pas peur ». Photo Roberto Frankenberg pour Télérama

Comment analyser le silence des députés du Rassemblement national, contrairement à leurs prédécesseurs du FN dans les années 1980 ?
Du temps de Jean-Marie Le Pen, l’extrême droite était dans une stratégie de captation de l’attention médiatique, qui allait de pair avec une violence du langage, dans le contenu comme dans le ton employé. En 1986, elle ne comptait que trente-cinq députés (contre quatre-vingt-huit aujourd’hui)… et on n’entendaient qu’eux, tellement ils hurlaient ! Marine Le Pen cherche au contraire la normalisation. Elle veut apparaître comme la prochaine présidente, ce qui implique qu’elle ait un groupe parlementaire discipliné. L’un des obstacles pour le Rassemblement national reste son image dans l’opinion publique : environ 50 % des électeurs estiment toujours qu’il est un danger pour la démocratie. Pour gagner, le RN doit donner l’image d’un parti le plus respectable possible, légaliste, qui se moule dans les institutions. Ses élus endossent ainsi les habits du parlementaire sérieux, en costume cravate ou en tailleur, sans un mot plus haut que l’autre.

Comme Emmanuel Macron ne pourra pas se représenter en 2027, des prétendants à l’Élysée vont devoir émerger. D’où le risque d’une surenchère permanente, extrêmement dommageable au débat public.

Gérald Darmanin a taxé l’opposition de « terrorisme intellectuel », Emmanuel Macron a parlé de « milliers de personnes venues pour faire la guerre » à Sainte-Soline, un député LFI a traité le ministre du travail d’« assassin »… l’outrance n’a pas disparu.
Pour des raisons diverses, d’autres acteurs que le RN se sont lancés dans une sorte de concours de celui qui parlera le plus fort et de la façon la plus polémique possible. Quand Gérald Darmanin s’interroge par exemple sur les subventions accordées à la Ligue des droits de l’homme, association créée pendant l’affaire Dreyfus et à laquelle s’était attaqué le régime de Vichy, jusqu’à la dissoudre, il sait que cela va faire du bruit. Sans doute cherche-t-il d’abord à faire parler de lui, à affirmer son statut d’homme fort au sein du gouvernement. D’autant que s’annonce un vide politique : comme Emmanuel Macron ne pourra pas se représenter en 2027, des prétendants à l’Élysée vont devoir émerger. D’où le risque d’une surenchère permanente, extrêmement dommageable au débat public.

Ses propos sont-ils à rapprocher du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy en 2010 qui, pour beaucoup, rappelait l’esprit de Vichy (1) ?
La comparaison entre les deux personnalités est assez juste, dans la mesure où l’on constate une même volonté de se construire l’image de quelqu’un qui n’a pas peur, ni des faits ni des mots. Et qui est du côté de l’ordre. Cela m’évoque d’ailleurs aussi le « on va nettoyer la cité au Kärcher » de Nicolas Sarkozy, en 2005, alors qu’il n’était encore que ministre. Mais les références à Vichy sont plus graves. Dès qu’un politique s’autorise à piocher un arsenal de mesures qui s’en inspirent, même si ce ne sont que des menaces verbales, il abîme les valeurs de la République. Des digues morales, éthiques, s’effondrent. Après cela, comment faire appel à ces valeurs pour ériger, par exemple, un front républicain contre le RN ? La surenchère peut naître de l’émotion suite à un fait divers, ou d’une stratégie politico-médiatique, elle a toujours des conséquences tragiques à long terme. Me revient une citation du philologue allemand Victor Klemperer (1881-1960), auteur de La Langue du IIIᵉ Reich : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. »

Les manifestants, eux, ont fait référence à la Révolution française, en fabriquant des guillotines en carton et en chantant : « Louis XVI, on l’a décapité, Macron, on peut recommencer… »
C’est une réponse directe à ce qu’Emmanuel Macron lui-même avait théorisé dans un entretien à l’hebdomadaire Le 1 en 2015 : « Il nous manque un roi en France. » Depuis son intronisation solitaire dans la cour du Louvre, il bâtit un récit faisant de lui le nouveau souverain. Forcément, cela réveille un imaginaire, y compris révolutionnaire. L’autre chose, c’est qu’à force d’éliminer les corps intermédiaires pour élaborer des lois et des politiques, le chef de l’État s’est isolé dans un face-à-face avec les citoyens. La rue l’a parfaitement compris à propos des retraites et c’est ce qui se lit dans les pancartes et dans les chants qui le visent directement.

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Manifestations monstres, affrontements violents, poubelles dans les rues de Paris… Les images de la crise circulent à étranger. Qu’en pensent vos collègues de Stanford ?
Il leur est très difficile de comprendre le motif du mécontentement. Les Américains vivent dans un autre univers social : il n’existe chez eux quasiment que la retraite par capitalisation et faute de ressources, certains travaillent jusqu’à leur mort. Ils ont aussi beaucoup de mal à comprendre la force des mobilisations. Voir entre un et trois millions de personnes dans la rue, c’est incroyable pour eux. Même la Marche des femmes à Washington après l’élection de Donald Trump n’avait pas atteint le million de participants, alors que le pays compte plus de trois cent trente millions d’habitants. La France a une culture politique vraiment très spécifique.

Que vous inspirent la présence de Marlène Schiappa dans Playboy, le coming out du ministre du travail dans Têtu, et l’interview du président dans Pif Gadget ?
Pour Marlène Schiappa et Olivier Dussopt, qui jouent tous deux sur le registre de l’intime, je penche pour l’hypothèse de la diversion visant à exister médiatiquement, faire du buzz sur autre chose que leur action, et créer un cycle médiatique qui n’a plus rien à voir avec les retraites. En posant pour Playboy, Marlène Schiappa dévalorise son ministère et son discours politique, c’est assez pathétique. Olivier Dussopt, lui, mélange les genres : c’est très bien de défendre les droits LGBTQ +, mais il faut le faire par l’action ministérielle ; un coming out ne changera pas la société. Enfin, j’imagine que l’entretien d’Emmanuel Macron dans Pif Gadget était prévu de longue date, mais il est malencontreux qu’il soit sorti maintenant, tant il conforte l’impression d’un décalage énorme entre l’état d’inflammabilité de la société et la parole présidentielle, paternaliste.

On emploie souvent l’adjectif « orwellien » à tort et à travers, mais il m’arrive de ne pas en trouver d’autre pour décrire ce qui se passe.

En parallèle, les relations se durcissent entre les responsables politiques ou syndicaux et les médias…
Le caractère extrêmement tendu et conflictuel de la situation sociale se reflète dans les rapports entre politiques et médias. Jean-Luc Mélenchon a récemment taclé le journal Libération, qu’il a rebaptisé Le Figaro, pour une Une qui pointait les divisions de la Nupes. Mais en réalité rien de nouveau de son côté : depuis 2012, Jean-Luc Mélenchon a théorisé son rejet des médias qui, selon lui, ne feraient que déformer ses propos… Quelques jours plus tôt, la nouvelle dirigeante de la CGT, Sophie Binet, avait refusé de répondre à CNews, en arguant : « Je m’adresse à tous les médias qui garantissent une liberté d’expression et la pluralité. » Le problème de CNews, c’est celui des bulles médiatiques hyper filtrées idéologiquement, qui se livrent à une concurrence cognitive et font du réel un récit très orienté. Le chroniqueur vedette de la chaîne a longtemps été Éric Zemmour, ce n’est pas anodin. CNews est certes un média au sens strict du terme, un médium de communication, mais pas du tout de la même nature que LCI, France Info ou d’autres. Je doute qu’il réponde aux mêmes critères déontologiques. Sophie Binet a clarifié sa position vis-à-vis de ce genre de chaîne ; les politiques, pas encore.

Et quid de Factuel, nouveau média porté par la figure de Christine Kelly, de CNews ?
Christine Kelly a invité Éric Zemmour pendant des années dans ses émissions, et a avoué qu’elle écoutait Dieu pour savoir ce qu’elle devait dire ou pas… L’entendre prétendre qu’elle crée un média indépendant d’investigation pour enfin fournir de l’information au public, c’est comme plonger dans un espace-temps parallèle où les mots n’ont plus aucun sens. On emploie souvent l’adjectif « orwellien » à tort et à travers, mais il m’arrive de ne pas en trouver d’autre pour décrire ce qui se passe.

Pour tout ce que nous venons d’évoquer, la séquence actuelle vous semble-t-elle inédite ?
Oui. Quand j’étais adolescente, puis jeune adulte, les choses étaient très structurées : il y avait la droite, la gauche… Pas ce magma dans lequel les choses ne veulent plus rien dire, et où des personnalités essaient désespérément de faire parler d’elles. Désormais, tout le monde se dit républicain, démocrate, social, et même écologiste – et finalement personne ou presque ne l’est. Il faut mobiliser énormément d’attention pour repérer les idéologies derrière les affichages. On ne devrait pas avoir besoin d’être spécialiste de sciences politiques pour comprendre ce qui se passe dans son pays ! Sans compter qu’on tend de plus en plus souvent à disqualifier la parole de l’autre en le traitant d’« ultra » ou d’« extrême », avant même qu’il formule une position qu’on pourrait en effet qualifier ou non, d’extrême gauche ou d’extrême droite… Lorsque j’étais professeure de littérature du XVIᵉ siècle, je citais souvent Montaigne : « il y a trois choses qui me plaisent dans la vie, les femmes, les livres et la conversation ». La France d’aujourd’hui semble ne plus avoir cette capacité à converser sans invectiver, sans délégitimer l’interlocuteur. Nous avons perdu l’art de l’écoute.

Pourrait-on le retrouver en cent jours, nouveau cap fixé par Emmanuel Macron ?
Dans son discours du 17 avril, il a parlé de « cent jours d’apaisement, d’unité, d’ambition et d’action ». Son objectif était sans doute de projeter les Français dans le futur et de tourner la page des trois derniers mois. Mais les « cent jours », c’est une allusion historique très ambivalente. Certes, cela peut évoquer la soi-disant période de grâce qui suit généralement une élection. Mais c’est également ainsi qu’on désigne le retour de Napoléon de son exil de l’île d’Elbe, en 1815. Sans juger de l’ego démesuré qui se cache derrière la référence, je rappellerai que la période s’est extrêmement mal terminée pour lui et pour la France, avec Waterloo, la pire défaite géopolitique de l’histoire du pays, et l’abdication de l’Empereur.

 

 

CÉCILE ALDUY EN QUELQUES DATES

 

1974 : Naissance à Boulogne-Billancourt.
1994 : Entrée à l’École normale supérieure (Ulm).
2003 : Doctorat de lettres modernes sur la « Politique des “Amours” » poétiques au XVIe siècle. Devient professeure à Stanford University.
2015 : Marine Le Pen prise aux mots (éd. Le Seuil).
2017 : Ce qu’ils disent vraiment (éd. Le Seuil).
2022 : La Langue de Zemmour (éd. Le Seuil).