JustPaste.it

 

 

Rencontre.

Nan Goldin, artiste et militante : “Je voulais dire ma vérité”

Logo
The Observer
Traduit de l'anglais
Réservé aux abonnés Publié le 04 mars 2023 à 05h00 Lecture 13 min.

Ces dernières années, la célèbre photographe américaine a mené croisade contre la famille Sackler, dont l’empire pharmaceutique a alimenté la crise des opioïdes qui dévaste les États-Unis. Le documentaire “Toute la beauté et le sang versé”, qui sort le 15 mars en France, relate ce combat. Et montre comment il s’enracine, tout comme l’art de Nan Goldin, dans une vie tumultueuse et émaillée de tragédies.

 

En septembre 2016, j’ai rencontré Nan Goldin dans l’aile C de la geôle de Reading [une ancienne prison du sud de l’Angleterre, fermée en 2013]. Elle était venue, avec d’autres artistes, sur l’invitation d’Artangel, cette organisation londonienne qui imagine d’ambitieuses installations sur des sites singuliers. Cette fois-ci, Artangel montait une exposition de groupe en hommage à Oscar Wilde, le plus célèbre condamné de la prison, dont Nan Goldin a découvert les écrits à l’adolescence. Le message qu’elle a retenu de sa vie et son œuvre, me dit-elle, c’est qu’“on peut entièrement se réinventer”.

Depuis, c’est ce qu’elle fait. Cette immense photographe [aujourd’hui âgée de 68 ans] est devenue une influente militante, qui se sert de son image d’artiste pour bousculer le monde de l’art américain et européen. Nan Goldin s’est en effet lancée dans une guerre très médiatisée contre la dynastie milliardaire Sackler, dont la firme pharmaceutique Purdue Pharma a alimenté l’épidémie meurtrière d’opioïdes aux États-Unis. Grâce à cette guerre, le nom de cette famille a été retiré d’une armada de galeries et de musées, y compris de la Tate Gallery [à Londres], du Louvre et du Guggenheim [à New York].

Lire aussi : Royaume-Uni. Crise des opioïdes : la National Portrait Gallery refuse un don d’1 million de la famille Sackler

La métamorphose d’une artiste

Longtemps, le patronyme Sackler a été synonyme d’une philanthropie et d’une générosité sans pareilles envers l’art ; aujourd’hui, sur une tout autre échelle, il signifie opprobre et souffrances. “Si un groupe de 12 personnes peut arriver à cela, alors tout est possible”, lance la militante à propos de la poignée d’amis et d’assistants qui forme le noyau dur de sa petite mais redoutablement efficace organisation PAIN [ce nom, qui reprend les initiales de Prescription Addiction Intervention Now (“ordonnance, addiction, intervention, maintenant”) est aussi un jeu de mots avec le terme anglais signifiant “douleur”].

“Toute la beauté et le sang versé”, qui sera à découvrir sur les écrans français à partir du 15 mars 2023. “Toute la beauté et le sang

Lion d’or à la Mostra de Venise, en 2022, le documentaire Toute la beauté et le sang versé [qui sort le 15 mars en France] raconte brillamment la métamorphose de cette artiste en militante. Sa réalisatrice, Laura Poitras, est avant tout connue pour son documentaire Citizenfour sur le lanceur d’alerte américain Edward Snowden, Oscar du meilleur documentaire en 2015. Dans son nouveau film, Laura Poitras replace le militantisme de Nan Goldin dans l’histoire plus générale de sa vie et de son art. Elle le relie notamment à des projets photographiques d’une intimité brute comme The Ballad of Sexual Dependency [“La ballade de la dépendance sexuelle”] et Sisters, Saints and Sibyls [“Sœurs, saintes et sibylles”].

En bref - Un documentaire applaudi par la presse américaine

Toute la beauté et le sang versé, qui sera à découvrir sur les écrans français à partir du 15 mars, est sorti dans quelques salles aux États-Unis, à la fin de 2022. Le documentaire de Laura Poitras, connue pour ses films sur les lanceurs d’alerte Edward Snowden (Citizenfour, 2014) et Julian Assange (Risk, 2016), a été largement applaudi par la presse américaine. Le Los Angeles Times l’a qualifié de “captivant”. Le magazine The Hollywood Reporter a souligné sa “puissance dévastatrice”, tandis que le bimensuel Rolling Stone et le site The Daily Beast ont jugé sa démonstration “incendiaire”. Reprenant la métaphore de la flamme, le site Vulture, rattaché au New York Magazine, évoque “une œuvre incandescente” et commente : “Si Goldin et Poitras semblent [former] un duo inattendu, la tension qui naît de leur collaboration est ce qui confère sa vitalité à Toute la beauté et le sang versé.” Pour composer son film, Laura Poitras a eu “un immense et fantastique corpus à sa disposition – y compris une généreuse sélection des œuvres de Goldin”, relève pour sa part The New York Times. Mais la réalisatrice n’en reste pas prisonnière, et tisse “un portrait cohérent” et “souvent mélancolique” de la photographe, juge le quotidien new-yorkais. Un portrait lui aussi militant : “Les deux femmes sont des artistes engagées, et Poitras se place d’emblée et résolument du côté de Goldin, souligne le journal. Laura Poitras n’adopte pas dans son documentaire les conventions journalistiques habituelles. Elle exprime un point de vue, un enthousiasme, des opinions politiques, et il n’est jamais question de peser le pour et le contre dans cette histoire du monde brute et crue dont Nan Goldin a hérité, qu’elle a réinventée et qu’elle continue à transformer grâce à son immense talent et aux plaies qui demeurent.”


Courrier international est partenaire de ce film.

Courrier International

Depuis le tout début, la photographie de Nan Goldin puise directement dans sa vie et dans celle de son cercle d’amis : bohémiens, transsexuels, junkies et artistes qui ne doivent rien à personne, comme elle, d’abord à Boston, la ville où elle a grandi, puis à New York. Son style, évoquant le journal intime, est extraordinairement influent et a fait d’elle une des plus célèbres photographes au monde. Aussi, aujourd’hui, ses œuvres trônent dans les collections et les musées les plus prestigieux de la planète.

Deux femmes fortes pour un film

Sa campagne contre la famille Sackler était déjà bien lancée et documentée par un assistant quand, en 2019, Laura Poitras s’est jointe à l’aventure. “Un producteur m’a dit : ‘Si tu veux que les gens voient ton film, il te faut un réalisateur connu’, raconte l’artiste. Il m’a mise en contact avec Laura. C’était une bonne idée, même si ça a parfois été dur, et pour elle et pour moi, de travailler ensemble. Car nous sommes deux femmes fortes qui n’ont pas l’habitude qu’on leur dise non. Mais nous sommes restées amies.”

Lire aussi : Culture. Crise des opioïdes : la famille Sackler arrête la philanthropie au Royaume-Uni

La réalisatrice voit la protagoniste de son film comme “une personne qui n’aime pas l’esbroufe”, dont elle admire l’approche un tantinet désinvolte. “Il y a quelque chose de brut en elle qui la pousse à faire ce qu’elle fait. Elle ne calcule pas. Si elle décide que quelque chose doit être fait, elle trouve le moyen de le faire et ne se soucie des éventuelles conséquences que plus tard. Elle a tiré parti de sa position dans le monde de l’art pour contraindre cette riche famille à répondre de ses actes. Si seulement plus de personnes se servaient de leur pouvoir comme elle !”

Nan Goldin, ancienne accro à l’Oxy

En cette après-midi de l’année 2016, quand nous discutions devant la geôle d’Oscar Wilde, Nan Goldin ne semblait pourtant ni concentrée ni motivée. En m’accompagnant à travers son installation de photos et de vidéos, elle m’a parlé d’un air plutôt distrait et crispé. Aussi, quand je l’ai accompagnée dehors, dans la cour, pour une pause cigarette, je lui ai demandé sans détour si elle prenait de nouveau de l’héroïne – elle s’était battue contre ses addictions à la fin des années 1980 et en a déjà parlé par le passé. Elle a secoué la tête : “Non, c’est l’Oxy.”

C’était la première fois que j’entendais le diminutif de l’OxyContin. Cet antalgique, produit en masse et commercialisé par Purdue Pharma, n’allait pas tarder à provoquer un des plus grands scandales américains, causant des taux inouïs d’addiction et de morts par overdose.

Lire aussi : Enquête. OxyContin, un antidouleur addictif à la conquête du monde

En 2014, à Berlin, un médecin en avait prescrit à Nan Goldin avant une opération pour une tendinite au poignet gauche. Elle était aussitôt devenue accro. Quand je l’ai rencontrée à Reading, je n’avais pas encore entendu parler de la crise des opioïdes, qui n’en était qu’à son commencement. J’ai supposé qu’elle avait replongé dans l’héroïne, qu’elle était dans le déni et qu’elle inventait une histoire comme peuvent le faire les toxicomanes.

“En un sens, j’étais bel et bien une toxico, dit-elle aujourd’hui en riant, lorsque je lui avoue mon scepticisme de l’époque. L’Oxy est un médicament efficace contre les douleurs opératoires, mais fondamentalement c’est de la drogue sur ordonnance, et je suis devenu très vite accro. Vous comprenez ce qui vous arrive. Mais, personnellement, il m’a fallu encore un an pour aller en cure de désintoxication.”

Le combat d’une survivante

Dans les années 1980, me raconte-t-elle, elle a mis du temps à devenir dépendante de l’héroïne, mais l’OxyContin, elle ne pouvait plus s’en passer après quarante-huit heures, et au bout de quinze jours elle avalait 15 comprimés par jour. À son retour à New York, elle a bien vite trouvé un dealer disponible 24 heures sur 24. Bientôt, elle réduisait les comprimés en poudre et les sniffait avec une paille. Elle ne sortait que rarement de chez elle – et encore plus rarement de son lit. “C’est épouvantablement addictif, en particulier pour une personne qui a déjà consommé des drogues, dont les récepteurs opioïdes ont déjà été excessivement stimulés. L’OxyContin se fixe immédiatement sur le cerveau. C’est ce qui m’est arrivé.”

Voir aussi : Etats-Unis. Pourquoi les antidouleurs tuent plus d’Américains que n’importe quelle drogue

Une fois sevrée, dans une célèbre lettre ouverte aux Sackler publiée dans le numéro de janvier 2018 de la revue Artforum, Nan Goldin écrit :

“J’ai survécu à la crise des opioïdes. Mais il s’en est fallu de peu.”

Chose incroyable, pendant ces années gâchées elle a réussi à produire des œuvres, y compris cette installation avec Artangel, et même à faire quelques apparitions publiques. “Je me souviens vous avoir vu à ce moment-là, mais c’est une période très brumeuse. J’ai presque tout oublié. Quand j’étais en clinique de désintoxication, une femme est venue me voir et m’a dit : ‘Oh, Nan, j’ai adoré ton discours pour le New Yorker.’ J’avais complètement oublié que j’avais fait un discours public pour le New Yorker ! Rien. Nada. C’est très flippant.”

La famille Sackler dans le collimateur

Aujourd’hui, Nan Goldin me parle via Zoom depuis son appartement de Brooklyn, où elle vit depuis huit ans au milieu de photographies d’amis comme le défunt Peter Hujar – “le calme et la profondeur de son œuvre sont inégalés” – et quelques déroutants spécimens de taxidermie, y compris un féroce coyote qui monte la garde à sa porte d’entrée. À 69 ans, la militante paraît en forme et s’exprime de manière réfléchie, avec son honnêteté coutumière et ses occasionnelles éruptions de colère. “Tout ce temps où j’ai été sous Oxy, je ne savais même pas qu’il y avait une crise des opioïdes aux États-Unis. Je n’en avais pas la moindre idée. Je ne suivais pas les informations. J’étais complètement hermétique.”

Elle n’a commencé à prendre conscience de l’ampleur inédite du problème que lors de son séjour en clinique de désintoxication. Le moment décisif a été celui où elle a lu le long article sur les Sackler intitulé “The Family That Built an Empire of Pain” [“La famille qui a construit un empire de la douleur”]. Il a été publié en octobre 2017 dans le New Yorker. Son auteur, Patrick Radden Keefe, en a par la suite fait un livre, L’Empire de la douleur [en français chez Belfond]. L’article commence par retracer l’histoire de cette famille de philanthropes et mécènes extraordinaires. Puis il passe au vif du sujet : “Les Sackler n’ont bâti la majeure partie de leur fortune que dans les dernières décennies.” Leurs milliards de dollars sont issus des activités de Purdue Pharma.

Lire aussi : Le chiffre du jour. Les overdoses font de nouveau baisser l’espérance de vie aux États-Unis

Puis sont venus les chiffres. Entre 1999 et 2017, 200 000 personnes [aux États-Unis] sont mortes d’overdoses d’OxyContin et autres opioïdes délivrés sur ordonnance. Au moment où j’écris ces lignes, en 2022, quelque 145 personnes meurent chaque jour d’une overdose d’opioïdes. Et, selon une étude publiée en 2016 par l’American Society of Addiction Medicine, quatre nouveaux consommateurs d’héroïne sur cinq ont commencé en consommant des quantités excessives d’antalgiques délivrés sur ordonnance. “L’ampleur de ce qui était en train de se produire était à peine croyable. Mais l’article de Patrick m’a donné un but, il m’a montré la voie à suivre”, se souvient l’ex-toxicomane.

Les musées comme théâtres de campagne

Le film de Laura Poitras montre la campagne PAIN prendre son envol et gagner en audace. On y voit un massif “die-in” au Metropolitan Museum of Art de New York, devant la fontaine de l’aile Sackler [désormais débaptisée] où flotte une armada de flacons d’opioïdes [un die-in est une protestation où, contrairement au sit-in, les manifestants sont allongés et simulent la mort]. On y voit également de fausses ordonnances lancées depuis les étages supérieurs qui tourbillonnent, tels des flocons de neige, dans la rotonde du Guggenheim [toujours à New York]. Cette dernière action est presque une œuvre d’art en soi, clin d’œil subversif à une expression de Richard Sackler, qui, lors d’une fête de lancement de l’OxyContin, prédit un “tourbillon d’ordonnances”. Mais le documentaire donne aussi à voir la liesse – les hourras, les gâteaux et les discours improvisés de Nan Goldin dans son salon – à mesure que, les unes après les autres, les grandes institutions artistiques cèdent à la pression des protestataires et des médias.

Février 2019, New York. Nan Goldin participe à une action coup de poing dans le musée Guggenheim, pour amener l’institution à refuser les dons de la famille Sackler. Février 2019, New York. Nan Goldin participe à une action coup de poing dans le musée Guggenheim, pour amener l’institution à refuser les dons de la famille Sackler. Photo The New York Times

A-t-elle aujourd’hui une vision différente de l’establishment artistique au vu de sa connivence avec les Sackler ? “Donnez-moi le nom d’un milliardaire éthique ? Pas facile. Et les conseils d’administration en sont truffés. Comme il n’existe pratiquement pas d’aide fédérale ni régionale pour les musées, ils sont dépendants de ces gens-là. En plus, il y a de l’argent sale partout. Malgré tout, j’adore les musées. Au bout du compte, la plupart ont fait le bon choix. Et nous espérons, au moins, que nous avons ouvert un débat.”

“Les riches sont intouchables”

A-t-elle eu le sentiment qu’elle risquait de se faire ostraciser par le monde de l’art en affichant ainsi son militantisme ? “C’est drôle, parce que des gens m’ont dit : ‘Comment as-tu pu faire ça ? Tu as réfléchi aux conséquences pour ta carrière ?’ J’ai dû y penser quelques minutes. Je suppose que je courais le risque d’être mise à l’écart. D’ailleurs, on ne m’a pas proposé d’exposition ces années-là. En ce moment, j’ai une grande rétrospective en Suède [intitulée This Will Not End Well (‘Cela ne finira pas bien’), elle s’est achevée le 26 février au Moderna Museet, à Stockholm], mais certains musées que nous pensions intéressés n’en veulent pas. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils me voient comme une emmerdeuse.” N’est-elle pas depuis toujours considérée un peu comme une emmerdeuse ? “Oui, mais avant ils pensaient probablement que j’étais trop allumée pour être dangereuse.”

Lire aussi : Crise des opiacés. Le laboratoire Purdue obtient l’immunité pour ses propriétaires

À ce jour, aucun membre de la famille Sackler n’a été inculpé pour les ravages causés par l’OxyContin dans toute l’Amérique. Nan Goldin secoue la tête comme si elle n’arrivait toujours pas à y croire. “Au moins, ils sont discrédités, relativise-t-elle. C’était mon premier objectif : les discréditer auprès de leurs pairs pour faire pression sur les musées. Mais j’ai été naïve de penser que qui que ce soit dans cette famille allait changer de position et nous parler ou faire quelque chose qui aille dans le bon sens. Ils sont nés en pensant que tout leur est dû et ils vivent dans un cocon d’argent. Le reste du monde ne les intéresse pas.”

Pour Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé est “une fenêtre sur la sauvagerie du capitalisme américain”. “Absolument ! réagit Nan Goldin. Les riches sont intouchables. Tous ces milliardaires sont protégés par d’immenses équipes juridiques. Ils injectent de l’argent dans l’État et le Congrès pour que les lois ne changent pas. Peu importe qui est au pouvoir, les républicains ou les démocrates, les États-Unis ne tournent pas rond, ça fait froid dans le dos.”

Une artiste transgressive, un parcours singulier

Comme le suggère le titre, cependant, Toute la beauté et le sang versé n’est pas qu’un film sur le combat d’une femme contre un géant planétaire de l’industrie pharmaceutique. Il raconte aussi le parcours singulier de Nan Goldin, cette artiste transgressive, depuis sa jeunesse tourmentée dans la banlieue de Boston et son arrivée sur la scène underground déjantée de New York. Elle l’a déjà dit par le passé : la photographie lui a sauvé la vie, mais elle a aussi fait de sa vie, et des vies de ceux qui l’entourent, une nouvelle forme de poésie visuelle et intime : crue mais tendre, inflexible mais vulnérable.

Sa première œuvre, The Ballad of Sexual Dependency, reste la plus acclamée de toutes. À l’origine, elle l’a elle-même présenté à des fêtes organisées dans des lofts et dans des bouges du centre de New York sous la forme d’un diaporama accompagné d’une bande-son en perpétuelle évolution – Velvet Underground, Charles Aznavour, tubes de comédies musicales, arias à couper le souffle. À l’époque, son public se composait principalement d’amis à la vie tumultueuse : artistes à la peine, prostituées, travestis et autres marginaux. Puis, en 1985, elle a fait un tabac à la Biennale du Whitney Museum [à Manhattan]. La suite, on la connaît.

Act Up, un exemple

Toute la beauté et le sang versé évoque la gestation de la Ballad of Sexual Dependency. On y voit Nan Goldin se remémorer ces temps troubles en regardant les images d’amis et compagnons de route qu’elle a contribué à immortaliser par son œuvre : l’actrice underground Cookie Mueller ; le photographe David Armstrong ; l’artiste, écrivain et militant antisida David Wojnarowicz ; ainsi que les transsexuels, marginaux et membres de la scène artistique d’un autre quartier crapoteux du centre de Manhattan.

Buzz and Nan at the Afterhours, New York City (1980). Photographie extraite de la série “The Ballad of Sexual Dependency”. Buzz and Nan at the Afterhours, New York City (1980). Photographie extraite de la série “The Ballad of Sexual Dependency”. © avec l’aimable autorisation de Nan Goldin

Une partie émouvante du film s’attarde sur les nombreux amis qu’elle a perdus dans l’épidémie de sida dans les années 1980, et sur l’immense influence de la campagne d’Act Up de l’époque sur la stratégie actuelle de PAIN. Nan Goldin se fend par ailleurs de quelques révélations personnelles, notamment sur la période où elle a décidé de devenir travailleuse du sexe pour payer son loyer. “Je n’ai pas beaucoup de secrets dans ma vie, mais c’est l’un d’entre eux”, confie-t-elle. C’est “un des boulots les plus difficiles qui existent”.

Barbara, la disparition d’une sœur

Dans des passages très poignants, le film évoque également son enfance difficile et le suicide de Barbara, sa sœur aimée, à l’âge de 19 ans. Née de parents juifs, Nancy Goldin est la plus jeune de leurs quatre enfants. La famille vit à Lexington, une banlieue des classes moyennes de Boston. Son père est économiste, sa mère femme au foyer, et leurs efforts pour maintenir un vernis de respectabilité absolue, malgré les incessantes querelles familiales et les tensions intergénérationnelles, créent une atmosphère asphyxiante qui alimente la rébellion de Barbara. “Dès le plus jeune âge, ma sœur m’a appris à haïr la banlieue, m’a confié la photographe lors d’une précédente interview. On souffrait du manque d’oxygène, des injustices.”

Lire aussi : Drogue. Dopé par la pandémie, le fentanyl dévaste les États-Unis

Je lui dis ma surprise de la voir s’ouvrir à ce point dans le film au sujet de sa famille et, en particulier, de sa sœur, dont elle ne voulait auparavant pas parler. “C’était douloureux, très douloureux, répond-elle posément. J’ai accordé ces interviews à condition d’avoir une certaine maîtrise dessus. Quand j’ai enfin vu le film, en mai 2022, dans sa version presque finale, je n’ai pas du tout aimé le résultat. J’ai refait le montage pour que ce soit ma voix qui dise ma vérité d’une manière aussi exacte que possible. Il fallait que le film dise avec la plus grande exactitude possible ce que je voulais dire.”

Et que voulait-elle dire au juste ? “Je voulais dire ma vérité, répond-elle. Mais, d’une manière générale, j’ai aussi envie de briser le tabou sur des sujets comme le suicide, les drogues, la prostitution. Je tiens à préciser que, quand je fais mes photos, cela ne vient pas de cette envie de faire exploser des tabous. Ce n’est pas de là que vient mon œuvre. C’est quelque chose qui arrive bien plus tard. Peut-être, justement, à cause du genre de photographies que je fais.”

“Honnêteté brutale” et “poésie profonde”

Toute la beauté et le sang versé est un film de Laura Poitras, certes, mais c’est aussi un film de Nan Goldin : d’une honnêteté brutale, d’une poésie profonde. Il est traversé par de lourdes pertes : les amis, la famille, les années gâchées de la toxicomanie. Il est aussi pétri du sentiment envahissant qu’a la photographe de sa propre mortalité. “Je crois que les personnes qui font des histoires à partir de leur vie ont tendance à répéter ces histoires, encore et encore, commente-t-elle, alors que notre conversation touche à sa fin. Mais il n’est pas facile d’accéder aux choses vraiment profondes, aux vrais souvenirs. Avec l’âge, ces souvenirs reviennent sans cesse, ils nous prennent parfois par surprise, on ne sait pas quand ils reviendront. Contrairement aux histoires, on ne peut pas figer ces souvenirs en leur donnant une fin soignée.”

Lire aussi : États-Unis. “Dopesick” sur Disney + : des visages sur la crise des opioïdes

Lors de l’inauguration de la rétrospective sur son œuvre à Stockholm, Nan Goldin a été surprise par le nombre d’images exposées. “Je me suis rendu compte qu’il y avait deux milliers d’images. Et je me suis dit : ‘Putain, mais qui a fait toutes ces photos ? Comment une seule personne a-t-elle pu toutes les prendre ?’Elle poursuit :

“C’est sans doute que j’ai eu de nombreuses vies. Certaines que je ne me rappelle pas du tout – mais il y en a beaucoup dont je me souviens très bien.”

Ces photographies lui permettent-elles de se remémorer les personnes et les lieux qu’elle a photographiés ? “C’est une question très intéressante. Je ne suis pas sûre. Je ne crois pas… La Ballade est constellée de personnes qui sont mortes. Les drag-queens et les trans que j’ai photographiés à l’époque aussi sont morts. C’est comme si je les avais embaumés pour moi-même. Quelque part, dans ces images, je conserve tous ces êtres avec moi. Ils restent jeunes et beaux. La plupart des personnes qui m’entourent sont plus jeunes, parce qu’il ne me reste pas beaucoup de personnes pour vieillir avec moi. Si elles étaient encore là, pour la plupart, je ne les reconnaîtrais probablement pas. Mais, avec ces photos, elles sont toujours comme elles étaient alors.”

Je lui demande, en conclusion, si son militantisme a profondément changé la personne qu’elle est. “Oui. Je me sens plus présente au monde. C’est toujours un endroit qui me fait froid dans le dos, mais moins qu’avant.” Est-elle moins en colère contre le monde ? “Oh oui. Beaucoup moins. Pourtant, il m’arrive encore de me mettre en colère et, quand je le fais, je me mets très en colère. Il m’arrive encore d’être une chieuse. Je suis une guerrière.”

Sean O’Hagan

Lire l’article original