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L’inflation provoque une flambée des vols de nourriture dans les magasins partout en Europe

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L’inflation provoque une flambée des vols de nourriture dans les magasins partout en Europe

De la Grèce au Royaume-Uni, en passant par la France, ces vols ont fait un bond, conséquence de la hausse des prix, mais aussi du développement des caisses automatiques. Face au phénomène, les supermarchés s’équipent.

Par Eric Albert(Londres, correspondance), Cécile Prudhomme, Cécile Boutelet(Berlin, correspondance), Sandrine Morel(Madrid, correspondante) et Marina Rafenberg(Athènes, correspondance)

 

Un steak de bœuf emballé, sur lequel est apposée une étiquette jaune affichant « article sécurisé », dans un magasin Lidl, à Haar (Allemagne), en octobre 2022. Un steak de bœuf emballé, sur lequel est apposée une étiquette jaune affichant « article sécurisé », dans un magasin Lidl, à Haar (Allemagne), en octobre 2022. Un steak de bœuf emballé, sur lequel est apposée une étiquette jaune affichant « article sécurisé », dans un magasin Lidl, à Haar (Allemagne), en octobre 2022. FRANKHOERMANN / SVEN SIMON / DPA PICTURE-ALLIANCE VIA AFP

Le 12 février 2022, une retraitée de 70 ans, en proie à de grandes difficultés financières, est arrêtée en banlieue d’Athènes en train de voler dans un supermarché de l’enseigne allemande Lidl, un hard-discounter. Elle avait caché dans son sac de la viande et du fromage pour un montant de 40 euros. L’arrestation provoque un mouvement de solidarité, plusieurs magasins de l’enseigne sont vandalisés et l’entreprise finit par retirer sa plainte contre la septuagénaire.

 

En février 2023, en Espagne, la chaîne de télévision basque ETB consacre un direct à l’envolée des prix de l’alimentaire dans les magasins. La journaliste se place devant les caisses d’un supermarché de Saint-Sébastien, lorsque, à l’arrière-plan, les téléspectateurs observent un jeune homme en jogging, les poches rebondies, faisant sonner les portiques de sécurité, avant d’être poursuivi par une caissière et un vigile. Sur Twitter, certains se sont demandé si c’était « le jeune qui [volait] ou le supermarché avec ses prix ».

 

Londres, dans une supérette de l’enseigne Coop. Le steak à 5,99 livres (6,80 euros) est placé dans une énorme et intimidante boîte en plastique sécurisée, portant en grosses lettres noires l’inscription : « protégé par GPS ». Il faut aller voir la seule caissière du magasin − toutes les autres caisses sont automatiques − pour faire déverrouiller le précieux produit. « On est obligé de mettre des verrous, parce qu’il y a du vol tout le temps, confie-t-elle. Mais ça n’arrête pas vraiment les gens. Souvent, ils prennent quelques boîtes dans les mains et sortent tout simplement en courant. C’est difficile de les arrêter. »

A Berlin, dans le quartier populaire de Gesundbrunnen, la scène est presque similaire, là encore dans un supermarché Lidl. Une étiquette jaune saute aux yeux dans le frigo boucherie poissonnerie : « article sécurisé ». Plusieurs produits sont ainsi protégés : un filet de saumon de Norvège à 9,99 euros, le bœuf haché premier prix, le steak de bœuf en provenance d’Uruguay… « Ce sont [ceux] qui sont volés particulièrement souvent, explique une employée. Ici, tout est volé, surtout depuis que les prix ont commencé à augmenter. »

 

De la Grèce à l’Espagne, en passant par le Royaume-Uni et l’Allemagne, sans oublier la France, les vols de nourriture se multiplient dans toute l’Europe. Le choc de l’inflation, qui est initialement venu des prix de l’énergie, s’est désormais répandu à tous les produits alimentaires. En zone euro, l’inflation alimentaire atteignait 15 % sur un an, en février. La France se situe dans la moyenne, à 14,5 %, l’Allemagne à 22 %, les pays baltes entre 25 % et 30 %.

 

Pour nombre de produits de base, les prix flambent : riz (+ 27 % sur un an dans la zone euro), lait entier (+ 27 %), œufs (+ 26 %), pâtes (+ 20 %), pain (+ 17 %)… Au Portugal, l’agence des statistiques calcule un panier moyen de produits essentiels : son prix est passé de 74,90 euros à 96,44 euros en un an, soit près de 29 % de hausse.

 

« La vie est tellement chère »

Face à cette baisse du pouvoir d’achat, l’immense majorité de la population réduit ou modifie ses emplettes. En Allemagne, les discounters, qui dominent déjà plus du tiers de la distribution alimentaire, ont encore augmenté leur part de marché. En Espagne, la consommation alimentaire a chuté de 8,8 % entre octobre 2021 et octobre 2022 (derniers chiffres disponibles au ministère de l’agriculture), avec un recul marqué pour le poisson (− 15 %), les fruits et légumes frais (− 14 %) ainsi que la viande (− 12 %).

 

En Grèce, selon l’Institut pour les petites et moyennes entreprises, 57 % des personnes interrogées déclarent avoir dû restreindre considérablement leurs dépenses de base. Le même sondage avance un chiffre qui en dit long sur le désarroi social au quotidien : la moitié des Grecs (52 %) affirment que leurs revenus mensuels ne couvrent leurs dépenses que pour… dix-huit jours en moyenne.

Au Royaume-Uni, entre avril et septembre 2022, le plus grand réseau de banques alimentaires a distribué un nombre de colis alimentaires en hausse de 30 % par rapport à l’année précédente

Pour les plus vulnérables, les banques alimentaires sont souvent la solution. En France, elles accueillaient 2,4 millions de personnes en 2022, trois fois plus qu’en 2011. La tendance de fond s’est amorcée bien avant l’envolée de l’inflation, mais elle s’est accélérée ces derniers mois. Les Restos du cœur ont reçu 22 % de personnes supplémentaires sur les trois premiers mois de la campagne d’hiver.

En Allemagne, le nombre de bénéficiaires a crû de 50 % depuis le début de 2022. Près du tiers des banques alimentaires allemandes ont, par ailleurs, dû suspendre leur accueil, parce qu’elles manquent de nourriture, de bénévoles, de locaux et d’argent. Au Royaume-Uni, le Trussell Trust, le plus grand réseau de banques alimentaires, a distribué 1,2 million de colis alimentaires entre avril et septembre 2022, en hausse de 30 % par rapport à l’année précédente, renouant avec le record historique des premiers mois de la pandémie de Covid-19.

Inévitablement, une partie de cette détresse sociale se retrouve aussi dans la « démarque inconnue », comme disent pudiquement les magasins. « Il y a du vol. Beaucoup de vols. De plus en plus. La vie est tellement chère », explique une caissière d’un supermarché de l’ouest de la France. Selon elle, plus que des cas de misère sociale, il s’agit de gens qui tentent de conserver leurs habitudes, en essayant de dérober quelques produits un peu chers, mais pas seulement.

 

Ainsi, elle constate de plus en plus des achats qui restent au fond du sac lorsque les clients posent leurs courses sur le tapis roulant des caisses traditionnelles. Comme, il y a peu, ce monsieur « qui a mis quatre bouteilles de vin blanc à 6 euros sur le tapis, et une était restée dans son sac ». Quand elle le lui a signalé, il lui a répondu : « Ah, j’ai oublié de la mettre ! » Parfois, la situation dégénère, comme pour cette plaquette de beurre « oubliée » dans la pochette du chariot à roulettes. La cliente s’est défendue en lançant : « Vous n’allez pas commencer à me faire chier avec votre niveau de qualification ! »

Un secret bien gardé de la grande distribution

Souvent, le vol est aussi l’affaire de petits gangs de rue, plus ou moins organisés, à la jonction entre trafics et pauvreté. Ainsi, en Grèce, d’après Yannis Masoutis, directeur des supermarchés Diamantis Masoutis, cité par des médias locaux, il existe un réseau organisé sur le lait infantile. Coûtant une vingtaine d’euros dans les supermarchés, ces produits sont remis en vente sur des sites Internet ou dans de petites épiceries.

D’où la nécessité, selon lui, de placer des systèmes antivol sur ces articles en particulier. Le ministre du développement, Adonis Georgiadis, avait soutenu cette décision sur la chaîne de télévision ANT1 : « Il est normal que certaines enseignes veuillent protéger leur propriété. » Sur les réseaux sociaux, la mesure a été massivement décriée par les consommateurs, qui ont appelé à boycotter les enseignes ayant mis en place de tels dispositifs.

Même le représentant syndical de la police, Stavros Balaskas, s’est dit « choqué », expliquant, sur la chaîne de télévision Open, que « la police [recevait] des appels pour des vols à l’étalage dans les supermarchés, principalement pour du whisky ou de l’électroménager ». « Mais si quelqu’un vole du lait pour bébé, cela signifie qu’il n’a rien pour nourrir son enfant. Donc, si un policier fait face à ce genre de vol, il sera dans une position difficile et fera preuve de sensibilité. »

L’ampleur exacte de la hausse du nombre des vols est un secret bien gardé de la grande distribution. En moyenne, la « démarque inconnue » est estimée par la profession à 2 % du chiffre d’affaires. En France, selon les calculs de l’Association des métiers de la sécurité, les vols alimentaires auraient progressé de 10 % depuis le début de 2023. Cependant, pas question pour les enseignes d’alerter sur ce problème extrêmement délicat.

Officiellement, au siège des groupes de distribution, le sujet n’en est pas un. « Le vol a toujours existé, et il n’y en a pas plus qu’avant », affirme-t-on chez Système U. « Ce n’est pas quelque chose qui nous est remonté de façon exponentielle », assure-t-on à Carrefour. « Il n’y a de toute façon pas de chiffres consolidés, car les enseignes ne partagent pas leurs données », explique-t-on chez Perifem, la fédération technique de la distribution.

Pourtant, les vols à l’étalage enregistrés par les unités de police et de gendarmerie en France ont augmenté de 14,7 % en 2022, d’après les données du ministère de l’intérieur. Ces chiffres ne reflètent pas la réalité des vols de nourriture dans les grandes surfaces, qui sont rarement enregistrés par les forces de l’ordre, et se règlent le plus souvent à l’amiable dans le magasin. « Il faut qu’il y en ait pour plus de 80 euros de marchandise volée pour que la police se déplace, et mon patron ne va pas aller porter plainte pour un ou deux articles, sinon il ferait ça tous les jours », fait remarquer une caissière.

« Climat d’insécurité »

Au Royaume-Uni, selon les données compilées par le Daily Telegraph auprès de vingt services de police, les cas de vols à l’étalage avaient bondi de 16 % en octobre 2022 par rapport à trois mois plus tôt. En Espagne, selon les statistiques du ministère de l’intérieur, ils ont augmenté de 30,2 % en 2022.

Quoi qu’il en soit, le sujet est aujourd’hui sur toutes les lèvres. A Düsseldorf (Allemagne), fin février, se déroulait la grande foire annuelle du commerce, EuroShop. Evaldas Budvilaitis, un Lituanien, y était présent pour représenter une société dans laquelle il a investi, ScanWatch, qui conçoit des systèmes de caméras de surveillance. « Les problèmes de vol étaient le grand sujet de conversation du moment. Lors du précédent salon, ce n’était qu’une question secondaire, mais, cette fois-ci, tout le monde se plaignait du climat d’insécurité. »

A Châteauroux, Jacky Thoonsen dresse le même constat. Il vend à la grande distribution des systèmes antivol qui s’enlèvent en caisse. Forte de 45 personnes, son entreprise familiale, qui porte son nom, est le premier fabricant européen d’accessoires contre le vol à l’étalage. Il a battu des records de vente d’antivols pour les alcools et les produits alimentaires au dernier trimestre 2022, avec le retour à la normale des festivités après la crise sanitaire.

Normalement, « en janvier-février, la demande est faible, mais cette année [en 2023], ça n’a pas baissé », constate-t-il. Son chiffre d’affaires a même fait un bond de 40 % en février. « On les vend pour les produits les plus chers », pour emprisonner des entrecôtes haut de gamme, des plaquettes de saumon fumé de marque nationale, des gousses de vanille, du safran… « Pas pour les produits de base ni pour les pâtes. »

L’inflation est-elle vraiment le seul facteur responsable de cette hausse des vols ? Emmeline Taylor, criminologiste de l’université City, à Londres, estime que le phénomène est bien plus profond et que la hausse des prix renforce une tendance déjà à l’œuvre. « L’inflation pousse les gens à acheter un peu plus facilement des produits dans la rue, sans trop se poser de questions sur leur provenance, par exemple. Mais l’essentiel est ailleurs. »

Elle vient d’élaborer un long rapport intitulé « Magasin forteresse » pour le compte d’ECR Retail Loss Group, un consortium de 250 enseignes du monde entier, dont Carrefour pour la France.

Elle a visité des magasins aux Etats-Unis, en Italie, en Finlande, au Portugal, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, auxquels s’ajoutent des entretiens à distance dans cinq pays supplémentaires. Si les différences culturelles sont grandes, elle observe partout, et depuis de nombreuses années, la même vague d’augmentation des vols dans l’ensemble des pays occidentaux.

Un « changement culturel »

Premier point commun, partout dans le monde : la police ne se déplace pratiquement jamais pour ce genre de petit délit. Parfois, il s’agit même d’une politique quasiment officielle. Depuis 2014, en Angleterre et au Pays de Galles, par exemple, les vols à l’étalage pour moins de 200 livres (environ 230 euros) sont classés comme « summary only offence », c’est-à-dire donnant lieu à une procédure extrêmement allégée et sans grandes conséquences. « Des voleurs que j’ai interviewés m’ont dit que ça avait représenté un véritable feu vert pour eux », souligne Mme Taylor.

Les vigiles à l’entrée des supermarchés ont souvent consigne de n’intervenir que si la situation ne présente pas de risque, ce qui renforce le sentiment d’impunité

Elle évoque aussi, un peu partout, un « changement culturel », avec des réactions de plus en plus violentes de la part des voleurs. « On est dans une société où les troubles psychologiques sont très développés, où les inégalités sont criantes, où le sens de la communauté est faible, avec énormément de stress », relève la criminologiste. Les supermarchés en tirent les leçons : les gardiens postés à l’entrée ont souvent consigne de n’intervenir que si la situation ne présente pas de risque, ce qui renforce le sentiment d’impunité.

« Aux Etats-Unis, on a des enseignes où les gardiens reçoivent de leur direction l’ordre de ne pas arrêter les voleurs, parce qu’elles ne veulent surtout pas se trouver avec un décès pour un simple chapardage de brosse à dents, note Colin Peacock, d’ECR Retail Loss Group. En Europe, la situation est moins extrême, mais la consigne donnée aux simples employés qui seraient témoins de vol est de ne pas se confronter avec la personne fautive, mais d’appeler la sécurité. »

Autre point commun à tous ces pays, selon Mme Taylor, même si le phénomène n’est pas nécessairement en hausse : les toxicomanes. « Cela reste la première raison des vols. Quand quelqu’un est accro, il consacre tout son temps à récupérer de l’argent. Il vient tôt le matin dans les rayons, avant que la surveillance soit trop forte, s’organise pour revendre… »

A ces facteurs sociétaux s’ajoute une nouvelle technologie, dont l’arrivée depuis une grosse décennie change tout : les caisses automatiques. La disparition des caissières, remplacées par ces machines où les clients scannent eux-mêmes les produits, met fin à toute surveillance humaine directe. « Cela transforme des gens honnêtes en délinquants, remarque Mme Taylor. On en a tous fait l’expérience. Un jour, vous oubliez de scanner un produit par erreur, et vous vous rendez compte qu’il n’y a aucune conséquence. » Par la suite, la tentation est particulièrement forte.

M. Budvilaitis, de ScanWatch, raconte comment un petit groupe, en Allemagne, en a profité pour mettre en place une véritable « fraude aux choux ». « Un commerçant avec qui j’ai travaillé a soudain vu ses relevés de caisse témoigner de la vente de beaucoup de choux. Pour comprendre ce qui se passait, il a fait installer des caméras. Il s’est rendu compte qu’une poignée de fraudeurs achetaient des produits chers aux caisses automatiques, mais les enregistraient systématiquement comme des choux, qui sont lourds et pas chers. La perte dans ce seul magasin s’élevait à 1 000 euros par mois. »

Caméras de surveillance plus « intelligentes »

Les enseignes réagissent par une course à l’armement technologique antivol. Au Royaume-Uni, au hasard des magasins, les médias ont fait état de tablettes de chocolat dans des boîtes verrouillées, de cheddar entouré de grosses alarmes noires, de bouteilles de lait dotées d’alarmes similaires à celles que l’on trouve d’habitude sur les vêtements… En Allemagne, le café, le miel, le beurre, mais aussi le lait infantile sont régulièrement protégés. En Espagne, c’est souvent l’huile d’olive qui est visée.

En France, l’entreprise Thoonsen vient de déposer un brevet axé sur les boîtes de conserve, sur un modèle qu’elle avait développé pour celles de thon en Amérique latine. « On a vendu les premiers en France pour protéger des boîtes de crabe. Pas étonnant, ça vaut 27 euros pièce », lance le patron.

Ces mesures ne sont cependant pas la norme, parce qu’elles sont onéreuses et ont tendance à rebuter les clients. En revanche, les étiquettes sont de plus en plus souvent équipées d’alarmes discrètes. « Elles sont collées au moment de l’emballage, ce qui n’ajoute presque aucun coût, explique M. Budvilaitis. Mais ce que veulent vraiment les enseignes, ce sont des mesures dissuasives. »

Dans cette logique, les caméras de surveillance sont non seulement installées partout, mais volontairement très visibles. Les écrans diffusant les images sont souvent placés à l’entrée du magasin. De même, les vigiles portent régulièrement des caméras embarquées afin de restreindre la violence des voleurs.

Les caméras de surveillance deviennent aussi plus « intelligentes ». Dans les caisses automatiques, certaines peuvent reconnaître les objets, permettant ainsi d’éviter la « fraude aux choux ». « Elles peuvent distinguer un concombre d’un avocat, par exemple, relève M. Budvilaitis. Et si un client “se trompe”, non seulement le superviseur du magasin reçoit immédiatement un message d’alerte, mais, surtout, un message apparaît à l’écran de la caisse, du genre : “Etes-vous sûr de ne pas vous être trompé ?” » Généralement, cela incite le client à « corriger » de lui-même.

 

La reconnaissance faciale fait également son apparition. Selon Emmeline Taylor, les plus grandes enseignes ont leurs propres bases de données, répertoriant les voleurs les plus récidivistes. Quand l’un d’entre eux entre dans un magasin, elles peuvent le savoir immédiatement. Les lois sur la protection des données imposent que leur nom ou encore leur adresse ne puissent pas être conservés, mais la simple reconnaissance du visage suspect suffit à alerter. Les caméras peuvent aussi être programmées pour reconnaître un comportement agressif.

« Les gens respectent mon magasin »

Face à ce cercle vicieux − appauvrissement et caisses automatiques menant à la hausse des vols, qui poussent à augmenter la sécurité −, quelles solutions envisager ? Le Mediterranean Food Centre est une simple épicerie de quartier à Streatham Hill, un quartier de classes moyennes du sud de Londres. Voilà vingt-trois ans que Jay Palanci l’a ouverte, soignant fièrement ses étalages de fruits et légumes. Des vols ? « Presque rien chez nous, affirme-t-il. Il y en a plein à Sainsbury’s [une grande enseigne plus loin dans la rue], mais pas vraiment ici. » Le choc de l’inflation est pourtant bien réel pour ses clients. « Ils achètent des quantités plus petites, pour le même prix qu’avant. On a arrêté de vendre nos tomates par cageots entiers. Plus personne ne les achetait. »

Et si la solution à l’explosion des vols se trouvait dans le retour du lien social ? Dans une meilleure compréhension des quartiers ?

Si les vols sont marginaux dans sa boutique, c’est tout simplement qu’il est humain, estime-t-il. « Les gens savent qui je suis et me respectent. Souvent, je les ai connus dès l’enfance, je leur ai peut-être donné quelques bonbons. Et si j’attrape quelqu’un qui chaparde une pomme ou une tomate, je lui dis que je l’ai vu, mais que je le laisse faire. Qu’est-ce que ça peut faire, une pomme ? De toute façon, je suis obligé d’en jeter quand elles ne sont plus bonnes. De même, s’il manque aux clients quelques centimes pour payer, je ne dis rien. Alors qu’ils ne peuvent pas faire ça dans les grandes enseignes. Résultat, les gens respectent mon magasin. »

Et si la solution à l’explosion des vols se trouvait dans le retour du lien social ? Dans une meilleure compréhension des quartiers ? A Birmingham, dans le centre de l’Angleterre, une policière qui n’en pouvait plus d’arrêter systématiquement les mêmes quelques dizaines de délinquants, presque toujours des toxicomanes, tente depuis deux ans une nouvelle approche.

En 2021, elle a lancé un projet pilote pour envoyer ces voleurs récidivistes vers des programmes de désintoxication. Elle a demandé aux magasins de participer, finançant une partie de l’aide. Ceux-ci ont aussi formé des employés, qui peuvent recommander directement aux voleurs les programmes d’aide. Les résultats sont encourageants. Pendant la première année du projet, 27 personnes ont mené une cure de désintoxication… et les pertes liées aux vols ont été réduites de 466 000 livres (529 000 euros), selon la police des West Midlands.

Depuis, environ le tiers des toxicomanes partis en cure sont restés abstinents, et les économies des magasins sont estimées à 325 000 livres. Quant à la police, elle estime avoir elle-même économisé 185 000 livres, étant moins souvent appelée pour les mêmes larcins à répétition. Une façon de briser l’engrenage infernal, pour la société comme pour les magasins.

Eric Albert(Londres, correspondance), Cécile Prudhomme, Cécile Boutelet(Berlin, correspondance), Sandrine Morel(Madrid, correspondante) et Marina Rafenberg(Athènes, correspondance)