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Les bonnes affaires de Frédéric Chatillon avec le RN au Parlement européen

Par Clément Guillou, 23 mai 2023 

EnquêteSi le Rassemblement national minimise ses liens commerciaux avec l’ancien président du GUD (groupe étudiant d’extrême droite violent) en évoquant seulement la société e-Politic, un autre contrat généreux, signé en 2020, lie la formation lepéniste à cette figure du milieu nationaliste révolutionnaire.

Marine Le Pen et Jordan Bardella n’avaient pas tout dit. Ces dernières semaines, les deux têtes du Rassemblement national (RN) ont affirmé que le parti ne faisait plus appel aux services de Frédéric Chatillon et d’Axel Loustau, anciens piliers du Groupe union défense (GUD) – un groupe étudiant d’extrême droite violent –, et pions essentiels de l’ascension politique de Mme Le Pen, depuis 2017 – à l’exception d’une entreprise de communication, e-Politic, dont les deux hommes sont actionnaires minoritaires. La vérité est plus complexe.

Au Parlement européen, un contrat généreux lie le RN à l’entreprise de la femme de Frédéric Chatillon, ce dernier étant actionnaire et considéré par la justice française comme « gérant de fait de la société ». C’est à cette entreprise de prépresse, baptisée « Unanime », que la délégation européenne du RN confie son intense activité éditoriale, des revues et des livrets imprimés à des dizaines de milliers d’exemplaires.

En 2020 et 2021, Unanime a touché 554 680 euros de la part de la délégation française du groupe Identité et démocratie (ID, extrême droite). A l’issue de ce « contrat-cadre », à la fin du mandat des députés européens, en 2024, le montant aura sensiblement gonflé : ce type de contrat prévoit des prestations et leurs tarifs, mais aucune enveloppe de dépenses, et donc aucun plafond.

Une relation de dépendance mutuelle

Ce marché, dont la délégation n’ignorait rien du bénéficiaire réel, M. Chatillon, a fait l’objet d’un appel d’offres. Il a été signé, en 2020, après le procès des « kits de campagne du Front national » : une affaire impliquant notamment le Front national (aujourd’hui RN), l’entreprise de M. Chatillon et celle de sa femme, Sighild Blanc, dans laquelle la formation lepéniste a été condamnée en appel, en mars 2023, pour recel d’abus de biens sociaux.

 

Le marché avec le couple Chatillon s’ajoute à celui qui lie le groupe européen du RN à e-Politic, autre société de la « GUD Connection » – plus de 1,3 million d’euros en deux ans. Sur la mandature actuelle, ces deux contrats font des époux Chatillon – qui n’ont pas répondu aux sollicitations du Monde – les premiers bénéficiaires des commandes passées par des groupes politiques au Parlement européen, toutes tendances et tous pays confondus. Un vieil ami et partenaire en affaires de M. Chatillon a également été employé : il s’agit de Christophe Boucher, rémunéré à hauteur de 68 000 euros sur deux ans pour la réalisation de vidéos.

Ces accords multiples – qui n’ont rien d’illégal – confirment la relation de dépendance mutuelle entre le parti d’extrême droite et l’ancien leader du GUD, en exil à Rome et resté une figure du milieu nationaliste révolutionnaire – un courant néofasciste voulant combattre notamment l’impérialisme « américano-sioniste ».

Si l’homme a perdu en influence au cours des campagnes présidentielle et législative de 2022, il n’a pas disparu des arcanes du RN, malgré les enquêtes de presse sur son idéologie, malgré ses amitiés avec le régime syrien ou avec l’antisémite Dieudonné, malgré ses clins d’œil au folklore nazi sur les réseaux sociaux. C’est une rarissime sortie médiatique, en soutien à un défilé néofasciste tenu le 6 mai à Paris, et y annonçant sa présence en 2024, qui a incité Marine Le Pen à lui retirer son soutien, pour la première fois.

Mise en examen

Interrogée par Le Monde, le 12 mai, la triple candidate à l’élection présidentielle envisageait publiquement une rupture de sa relation amicale avec Frédéric Chatillon et ouvrait la voie à une rupture définitive des liens économiques. Dans la conversation, Marine Le Pen avait toutefois assuré que le dernier contrat concerné était celui d’e-Politic. Contactée, l’ancienne présidente du parti n’a pas donné suite.

 

Jordan Bardella, pour sa part, a été interrogé à de multiples reprises, ces dernières semaines, sur les liens commerciaux entre le RN et la « GUD Connection ». Il a toujours rappelé la rupture des relations avec l’entreprise d’impression d’Axel Loustau, après 2017, et réduit les liens avec M. Chatillon au seul actionnariat minoritaire de la société e-Politic. Mardi 23 mai, sur Franceinfo, il a annoncé sa décision de « réinternaliser un certain nombre de missions qui sont confiées à la société e-Politic ». Contacté au sujet du contrat avec Unanime, le président du RN et député européen n’a pas répondu.

Officiellement écartée des campagnes nationales, partenaire d’un parti surendetté, la « GUD Connection » est allée chercher l’argent là où il se trouve : au Parlement européen, où le RN a envoyé vingt-trois députés en 2019, conservant la clé d’un trésor payé par le contribuable européen. L’utilisation de l’argent européen, sur les mandatures précédentes, vaut à Marine Le Pen et à plusieurs autres dirigeants du parti une mise en examen pour détournement de fonds publics : la justice soupçonne des emplois fictifs d’assistants parlementaires mis au service du parti.

 

Un autre dossier a été transmis à la justice française, il y a un an, comme l’avait révélé Mediapart : le rapport de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), soupçonnant un détournement de l’enveloppe allouée aux députés européens et à leurs groupes politiques.

Exigences de transparence légèrement renforcées

Sur l’actuelle mandature, les exigences de transparence quant à l’utilisation de ce trésor de guerre ont été légèrement renforcées. A l’issue de chaque année, les sept groupes politiques – où se rassemblent des partis d’une même tendance – doivent communiquer à un cabinet d’audit les montants dépensés auprès de leurs prestataires, lequel les transmet à l’administration du Parlement européen, qui publie la liste en milieu d’année suivante. Cette liste, où l’on retrouve le nom de la société Unanime, permet d’attester de la générosité du groupe ID avec les sociétés du réseau Chatillon-Loustau.

Sur 2020 et 2021, Unanime est le quatrième bénéficiaire de l’ensemble des contrats passés par les groupes. Devant elle : un fabricant de goodies pour le groupe ID, une société de traduction payée par le Parti populaire européen (droite) et, sur la première marche du podium, e-Politic, avec plus de 1,3 million d’euros encaissés. Parmi ces gros prestataires, Unanime se distingue car elle est la seule société qui n’a pas de site Internet et compte une seule salariée : Sighild Blanc, également actionnaire à 95 %. Les 5 % restants sont détenus par Frédéric Chatillon.

Unanime est domiciliée dans le 16arrondissement de Paris, à la même adresse que la holding d’Axel Loustau, ses entreprises de sécurité ou d’impression qui ont vécu notamment grâce au Front national. Le fonctionnement d’Unanime a été détaillé en novembre 2019, lors du procès des « kits de campagne » du Front national, portant sur diverses malversations commises lors de campagnes électorales par le parti alors dirigé par Marine Le Pen, et par la société de M. Chatillon, Riwal. Il apparaissait qu’Unanime était un sous-traitant quasi exclusif de Riwal, créé par M. Chatillon pour dissimuler son bénéfice et dirigé par lui, avec le concours de Mme Blanc.

Ni le procès ni la décision en première instance, rendue en juin 2020, n’ont dissuadé le RN d’avoir recours aux services de sa société. Le contrat-cadre a été signé « début 2020 et expire en mars 2024 », fait savoir le groupe ID, qui a refusé toutes nos demandes de précisions sur le contenu du contrat. A l’issue du procès en appel, en mars 2023, Sighild Blanc a été condamnée à huit mois de prison avec sursis et à une interdiction de diriger ou de contrôler une entreprise durant deux ans. Condamné à trente mois de prison, dont vingt avec sursis, pour escroquerie et abus de biens sociaux, M. Chatillon est frappé de la même interdiction.

« Nous utilisons cet argent pour parler d’Europe »

Quelle est la nature des prestations d’Unanime pour le groupe du RN ? ID mentionne sobrement « Impression ». La délégation française nourrit, en effet, une passion pour les revues. Depuis l’été 2020, elle publie un magazine trimestriel de 28 pages sur son activité au Parlement européen. Depuis le début de l’année, il est mensuel. L’agence Unanime est citée dans l’« ours », l’encadré donnant des informations relatives à l’édition du numéro concerné, comme le nom du directeur de la publication ou de l’imprimeur.

Les autres partis ou délégations se contentent au mieux de revues annuelles. « Les crédits européens sont là pour faire savoir ce que l’on fait en Europe, ce que l’exécutif européen fait. Nous utilisons cet argent pour parler d’Europe et essayer de faire du travail intellectuel », argue le député européen Philippe Olivier, directeur de la publication, précisant n’avoir aucune vision sur le travail d’impression ni le choix des prestataires. « Si d’autres partis préfèrent utiliser l’argent européen pour des séminaires, des voyages ou des petites sauteries, libre à eux. »

Le tirage annoncé est de grande ampleur : 70 000 exemplaires par numéro, généralement posés sur les tables des permanences de députés ou distribués lors des événements du parti. Plus le tirage est élevé, plus les revenus d’Unanime grossissent. Autre trace de cette dernière dans les parutions de la délégation du RN : un « Livre Noir de la gestion calamiteuse de la stratégie vaccinale de l’UE » qui porte son numéro d’identification (RCS).

« Dix-huit fois sur trois ans, c’est fort de café ! »

La délégation française du groupe ID imprime par ailleurs des livrets thématiques (transports, numérique, terrorisme…). Il y en a déjà eu dix-huit depuis le début de la mandature. Cette fois, un autre imprimeur ayant pignon sur rue est mentionné : Encre Verte, situé dans les Pyrénées-Orientales. Contacté, son président, Nicolas Cayrol, explique n’avoir jamais entendu parler d’Unanime.

En 2019, il avait imprimé deux livrets du groupe ID pour le compte d’un autre prestataire traditionnel du RN, le communicant Franck Grolier. Puis, plus rien. Son RCS est demeuré sur les revues sans qu’il ne se l’explique. « Reproduire un RCS par erreur, cela peut arriver une fois, mais dix-huit fois sur trois ans, c’est fort de café, s’agace l’imprimeur. Je vais devoir aller porter plainte. »

Au sein de la délégation, personne n’est capable de désigner un directeur de la publication de ces livrets ni de dire qui les imprime. Joint par téléphone, l’actuel président de la délégation, l’eurodéputé Jean-Paul Garraud, nous a d’abord promis des éléments d’explication. Il n’a finalement pas répondu à nos questions écrites.

 

Les groupes politiques sont seuls responsables de l’utilisation de leur enveloppe, sous réserve de respecter le règlement financier de l’Union européenne. Leurs comptes sont soumis à un audit chaque année. Le cabinet britannique Grant Thornton a validé ceux du groupe ID en 2020 et 2021. Cet audit comprend un examen des contrats passés par le groupe, rappellent ID et le service de presse du Parlement européen.

Comme c’est le cas pour les marchés d’une valeur supérieure à 60 000 euros, le contrat d’Unanime a fait l’objet d’une procédure de consultation mettant aux prises trois offres valables, fait valoir Philip Claeys, secrétaire général du groupe ID et membre du parti nationaliste flamand Vlaams Belang. « Nous prenons en compte plusieurs critères : le prix, la qualité des services proposés, la capacité à remplir ses obligations, l’expérience dans son secteur », explique-t-il. Le règlement financier de l’Union européenne « exige que le pouvoir adjudicateur fonde l’attribution des marchés sur l’offre économiquement la plus avantageuse ».

« Fausses offres » de concurrents

Le choix d’Unanime répond-il aux lois du marché, ou à l’intérêt d’un vieil ami de Marine Le Pen ? Le groupe ID n’a souhaité communiquer ni l’appel d’offres, ni le contrat-cadre, ni le nom des candidats concurrents d’Unanime. Jérôme Rivière était à l’époque le chef de la délégation française, et partant signataire du contrat. Il a, depuis, abandonné le RN pour soutenir la campagne présidentielle d’Eric Zemmour, avant de quitter Reconquête !

Au sujet de la procédure, il déclare : « L’ouverture de l’appel d’offres était faite par le secrétaire général du groupe et le trésorier [le Belge Marc Beernaert]. J’étais informé par e-mail de ceux qui avaient gagné. Je savais que c’était Frédéric Chatillon derrière Unanime. Il me semblait normal de solliciter les partenaires habituels du RN, compte tenu de la difficulté de trouver des gens qui veulent travailler avec nous. Je n’ai reçu de consigne ni pour me dire de le prendre ni pour me dire de ne pas le prendre. »

Lui-même n’a pas souvenir des deux candidats rivaux d’Unanime, que le groupe avait pourtant sollicités. Interrogé sur le rôle dans ce contrat de Jordan Bardella, tête de liste de la campagne des élections européennes, Jérôme Rivière répond : « Il n’est jamais venu me demander de signer un contrat avec Unanime. Il pourrait même en ignorer l’existence. »

L’authenticité des appels d’offres du groupe européen du RN a toutefois déjà été posée par le passé. Dans son rapport transmis à la justice française en 2022, portant sur des faits commis entre 2004 à 2017, l’OLAF épingle la « déclaration de services fictifs », l’« exagération des services fournis » et un trucage des appels d’offres. A l’époque, relate l’OLAF, preuves à l’appui, le trésorier du groupe demandait aux prestataires désignés de lui envoyer de « fausses offres » de concurrents, plus chères et purement fictives.

« Le contrat sera pour toi »

Sans faire référence à ce rapport de l’OLAF, un ancien eurodéputé RN qui a souhaité garder l’anonymat nous relate un mode de fonctionnement similaire : « Formellement, c’est très rigoureux, les appels d’offres existent, vous les envoyez par recommandé aux candidats, les délais sont tenus. Mais, évidemment, si vous voulez vraiment un prestataire, vous pouvez y arriver. On peut demander à deux autres prestataires de proposer des devis peu compétitifs pour que le troisième ressorte. La procédure a au moins le mérite d’obliger le prestataire à travailler au prix du marché. »

 

Autre bénéficiaire d’un contrat-cadre de la délégation du RN, l’ancien journaliste Pascal Humeau préparait les apparitions médiatiques de députés européens, parmi lesquels Jordan Bardella. Il se remémore des conditions dans lesquelles ce contrat avait été négocié : « J’avais fait une offre de service à [Jordan] Bardella, qu’il avait transmise à [Jérôme] Rivière en disant que ce serait pas mal de me faire bosser. En juillet, Rivière me dit : “On est obligés de faire un appel d’offres, donc fais-moi un dossier.” Je lui dis : “Mais ça veut dire que ce n’est pas sûr ?” Il me répond : “Si, c’est juste pour la forme qu’on est obligés, mais le contrat sera pour toi.” Je ne sais pas si les deux autres dossiers existaient réellement. »

Sollicité, Jérôme Rivière dit n’avoir aucun souvenir de cette conversation : « Des appels d’offres, j’en faisais toutes les semaines. Je sais que j’avais envie de travailler avec Pascal Humeau, mais le choix m’échappait totalement, pour lui comme pour les autres contrats. S’il y avait eu un problème, l’OLAF l’aurait relevé. »

Contacté, le Parlement européen précise n’avoir « pas la connaissance substantielle d’une utilisation abusive des crédits, mais se réserve le droit de toute action complémentaire ». Le service de presse de l’OLAF « ne peut ni confirmer ni démentir avoir des enquêtes en cours ».