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Emeutes urbaines : à Mont-Saint-Martin, un jeune homme dans le coma, interrogations sur l’intervention du RAID au cours d’une « nuit terrifiante »

Par Mustapha Kessous  (Mont-Saint-Martin, Longwy (Meurthe-et-Moselle), Arlon (Belgique), envoyé spécial)

 

Reportage Vendredi 30 juin, Aimène Bahouh aurait, selon ses proches, été touché à la tête par un « beanbag », une munition tirée par les forces de l’ordre, dans cette ville de Meurthe-et-Moselle. Une enquête est en cours.

Rien qu’un mot, un geste, un soupir, un sourire… Ils attendent son réveil. Depuis vendredi 30 juin, Aimène Bahouh, 25 ans, est plongé dans le coma après qu’il a, selon ses proches, reçu à la tête un « beanbag », (« sac à haricots »), une munition tirée par un policier du RAID à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle). Catherine Galen, procureure de la République au tribunal judiciaire de Val-de-Briey, a ouvert une enquête en flagrance pour « fait de violence volontaire », confiée à l’inspection générale de la police nationale (IGPN).

 

Depuis ce tir, le jeune homme est en soins intensifs au service neurologique de l’hôpital d’Arlon, ville proche située en Belgique. Dans son salon, sa mère, Yasmina, 49 ans, reçoit amis, voisins, élus et jeunes du quartier du Val-Saint-Martin, venus souhaiter la « guérison » de son cadet. Elle prend tout : des étreintes aux invocations.

 

« Aimène est l’enfant de la famille », martèle-t-elle. Son fils béni qui a promis de rester vivre avec elle jusqu’à ses 40 ans. « C’est un nounours, un gros nounours qui aime trop les bonbons », raconte Rochedi, le grand frère. « 1m90, 120 kg, et autant de gentillesse », dépeint Maya, 23 ans, sa sœur. Et pour « calmer » les angoisses d’Adam, 9 ans, qui commence à faire des cauchemars, on lui a dit qu’Aimène l’autorisait à jouer sur sa PlayStation. « Je veux le voir rentrer à la maison, debout, bouger, revoir son sourire si lumineux. Sa place n’est pas à l’hôpital, souffle-t-elle. Je ne comprends même pas ce qu’il s’est passé. Mektoub [le destin, en arabe]. »

« Putain, il a pris une balle »

Que s’est-il passé, ce soir-là ? Collègues, proches, amis racontent leur version de l’affaire. Jeudi 29 juin, Aimène quitte le travail à 22 heures : depuis plus d’un an, il est agent de sécurité pour la société G4S, dans un centre pour réfugiés à Kirchberg, au Luxembourg tout proche. Une fois arrivé, il se pose chez son voisin. Yorick Bignossi, 23 ans, et Mimoun Cheglal, 20 ans, deux amis, vont les rejoindre. Cigarettes, bonbons, Oasis tropical, 8 américain… Une soirée presque ordinaire.

 

Car depuis quelques heures, Mont-Saint-Martin est en ébullition et vit sa deuxième nuit de tension après la mort de Nahel M., 17 ans, tué à bout portant par un policier à Nanterre. Pour cette nuit, onze agents du RAID sont « engagé[s] » dans cette commune d’à peine 10 000 habitants pour « assurer la sécurité des personnes et des biens », peut-on lire dans un tweet du préfet du département. La veille, selon la municipalité, la buvette du stade, une dizaine de véhicules et un établissement pour autistes ont brûlé ; il y a eu aussi des affrontements avec les forces de l’ordre dans la cour de l’école Jean-de-la-Fontaine.

 

Vers « minuit cinquante une heure », Aimène, Yorick et Mimoun décident d’aller se ravitailler à la boutique d’une pompe à essence de Rodange, au Luxembourg. A peine cinq kilomètres à parcourir. Aimène prend le volant d’une Clio 3 blanche qui appartient à la mère de Yorick. Celui-ci s’assoit derrière le conducteur, Mimoun du côté passager. A peine parti, il faut revenir : l’un d’eux a oublié ses cigarettes. Léger détour. Juste avant de passer sur la chicane et un ralentisseur de la rue de Verdun, Aimène, vitre baissée, rétrograde en seconde. « Je tourne la tête à gauche, j’aperçois des policiers dans le noir, je vois une lampe torche qui nous éclaire et j’entends “poc” », raconte Mimoun. Aimène ne répond plus.

 

« Moi, je ne comprends pas. J’entends la voiture en surrégime, je dis “Aimène, qu’est-ce que tu fais, avance” », poursuit Yorick. « Il y a du sang partout, je prends le volant pour éviter le terre-plein devant nous, je tourne à droite sur la rue de Marseille. Aimène est inconscient. Putain, il a pris une balle », lance Mimoun. Selon le récit des deux passagers, la voiture aurait continué sa course sur 500 mètres, le pied de la victime étant resté sur l’accélérateur. « On arrive à se stationner un peu plus loin à l’entrée de la bretelle NR2, détaille Mimoun. Je lui mets un tissu dans le cou, je pensais que le sang sortait par là ; mais ça n’a servi à rien, je ne savais pas qu’il coulait de la tête. » Yorick : « J’appelle les pompiers tout en disant à Aimène de ne pas s’endormir ; ils ne répondent pas, alors je contacte quelqu’un. » A ce moment-là, aucun policier ne les aurait suivis pour leur porter un éventuel secours.

« Il y a une volonté de faire la lumière »

A 1 h 10, le téléphone de Nordine, 28 ans, vibre. « Il me dit “Aimène a pris une balle. Viens”, se souvient-il. On arrive avec deux amis et je suis choqué : je lui retire sa casquette et un sachet entré dans sa tête, je vois un trou. » Il filmera le projectile dans la casquette ensanglantée. Direction les urgences de l’hôpital de Mont-Saint-Martin ; là-bas, on ne peut pas le traiter. « On évoque la possibilité de l’héliporter à Nancy, mais à cause des orages [prévus par Météo-France], on nous dit qu’il ne pouvait pas décoller », raconte Maya.

Aimène est donc transporté en ambulance à l’hôpital d’Arlon, pour subir une opération à 3 h 50. Depuis, le jeune homme a été plongé dans le coma, son état de santé reste extrêmement fragile. La famille a le droit de lui rendre visite chaque jour de 16 heures à 17 h 30.

 

Au Monde, la procureure Catherine Galen confirme que les agents du RAID ont bien employé leurs armes intermédiaires, notamment celles qui projettent des beanbags ; toutefois, le lien entre le tir et la blessure n’est, à ce stade, ni confirmé ni infirmé. « Il n’est pas exclu, mais nous n’avons pas encore pu établir la nature des blessures », explique-t-elle.

La procureure tient à préciser que « s’il y a un tir du RAID sur la victime, les blessures ne sont pas à mettre en lien avec ses agissements pour mettre fin à un refus d’obtempérer. Dans le contexte actuel, il est intéressant de le noter ». Pour le reste, les versions « ne se confortent pas » entre la police et les témoins entendus, « car à ce stade des investigations, nous ne pouvons encore reconstituer la scène ».

Elle décrit une nuit de grand chaos, où les fonctionnaires, dans la nuit, ont dû faire face à différents attroupements, à des jets de projectiles et à des « ballets » de voitures dans lesquelles les occupants les auraient menacés d’utiliser des armes. « Il ne faudrait pas que la famille pense que nous ne les croyons pas, et que nous prenons cette affaire à la légère, c’est loin d’être le cas. Il y a une volonté de faire la lumière », souligne-t-elle. Mme Galen ajoute que le RAID a tiré à plusieurs reprises ce soir-là.

« C’est comme si on était à la fête foraine »

Dans le quartier, des habitants, qui disent ne pas avoir participé aux émeutes, ont assuré au Monde qu’ils ont été « pris pour cible » par des membres de cette unité d’élite lors de cette nuit « terrifiante ». Certains ont été touchés. On constate aussi des impacts sur des voitures. Toujours dans la même zone, à l’angle des rues de Marseille et Verdun où, selon ces témoignages, des membres du RAID auraient été dissimulés ou allongés, selon eux, dans les buissons. « Des jeunes m’ont dit que ça tirait à tout va, explique Serge de Carli, le maire de Mont-Saint-Martin (divers gauche). J’ai posé des questions, une enquête est en cours. »


Un habitant de Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), père de trois enfants, a reçu un tir de « beanbag » sur le pied, le soir du vendredi 30 juin 2023. 

A 1 h 10, soit quelques minutes après la blessure d’Aimène, un habitant a filmé une scène dans laquelle on voit trois voitures roulant à faible allure, dans des circonstances indéterminées, puis le RAID tirer en leur direction. « C’est comme si on était à la fête foraine, assure au Monde Théo Palmieri, 21 ans, l’un des chauffeurs. Je déposais un ami, il n’y a pas eu d’insulte ou de geste de notre part. »

 

Le maire de la ville l’assure : il n’était pas au courant de la présence du RAID. Certains habitants pensent le contraire. Le soir d’après, Serge de Carli et son épouse ont dû aller dormir au Luxembourg, à la demande des forces de l’ordre, qui craignaient que sa maison ne soit visée. C’est sa mairie qui a été ciblée et en partie détruite. Depuis, la gendarmerie est postée devant son domicile. Est-ce une conséquence de la blessure d’Aimène ? M. de Carli refuse de faire ce lien. Et insiste sur la bonne entente entre la police locale et sa population, malgré une forte délinquance, ce que rapportent également les habitants jeunes ou plus âgés.

 

Sollicitée à plusieurs reprises pour donner sa version des faits, la préfecture de Meurthe-et-Moselle n’a pas souhaité répondre, invoquant « la judiciarisation » de l’affaire d’Aimène Bahouh. « Même s’il ne s’agit pas des missions traditionnelles du RAID, ce dernier démontre une réelle plus-value dans ce type de situation d’ordre public très dégradé », explique-t-on du côté du ministère de l’intérieur, estimant que celui-ci « fai[t] preuve d’une grande souplesse d’emploi et d’une exceptionnelle capacité d’adaptation permettant de contrecarrer l’organisation versatile des émeutiers ».

La famille de la victime a choisi Yassine Bouzrou comme avocat, le même qui suit l’affaire de Nahel. « Au regard des éléments dont je dispose, il semble évident que le tir provient d’un membre du RAID », soutient Me Bouzrou, qui annonce au Monde qu’une plainte pour « tentative d’homicide volontaire » va être déposée rapidement ; il va également demander l’ouverture d’une information judiciaire confiée à des juges d’instruction. Yorick Bignossi a lui aussi porté plainte.

La famille d’Aimène semble presque gênée d’être confrontée à une telle histoire : elle ne souhaite surtout pas attiser les tensions, dit-elle, et veut comprendre pourquoi son fils est dans le coma. Aimène devait signer un CDI en septembre. Au moment du drame, il devait être en vacances en Espagne. « En manque d’effectif, son chef l’a rappelé pour qu’il annule ses congés, confie Rochedi, son grand frère. Il a dit oui sans hésiter. »

 

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