Saint-Malo s’enfonce dans une crise du logement en dépit de quotas sur les locations Airbnb
Des meublés touristiques non autorisés se louent sous le manteau en l’absence de contrôle. Les investisseurs aguerris n’achètent plus dans la cité corsaire mais se reportent en partie sur Cancale, Dinard ou Dinan, qui, à leur tour, réglementent.
Par Véronique Chocron(Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), envoyée spéciale)
COLCANOPA
Les épreuves de spécialité du bac sont terminées et, au café de l’Hôtel de l’univers, serrés à plusieurs sur les fauteuils club, des lycéens déjeunent dans un joyeux brouhaha. Un dernier vestige de vie normale dans un centre-ville, « l’intra-muros » de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), en voie de muséification. « Ça fait du bien », s’émeut Véronique Deschamps, une des voix locales qui se battent afin de préserver une place pour les habitants, face à des investisseurs et à des touristes « qui veulent consommer Saint-Malo ».
Dans la ville close, à l’intérieur des remparts de granit qui ceinturent le cœur historique de la ville bretonne, il reste encore un lycée, privé. « Mais toutes les administrations et les services publics sont partis : le tribunal, l’hôtel des impôts, le commissariat, la sous-préfecture, la bibliothèque, le bureau de poste, énumère Mme Deschamps, cofondatrice du collectif Saint-Malo, j’y vis, j’y reste. Il y a dix ans, il y avait des gens qui travaillaient, qui habitaient intra-muros, des écoles, et des vacanciers qui louaient l’été, mais ça ne se remarquait pas. Et puis j’ai vu que notre vie disparaissait. » Dernier départ en date, l’« Hydro », l’école de la marine marchande, vaste bâtiment austère emblématique du « rocher », doté d’une vue époustouflante sur la baie de Saint-Malo, n’accueillera plus d’élèves à la rentrée prochaine.
Le centre historique, si pittoresque, a vu des boutiques de biscuits bretons remplacer pharmacies et commerces de proximité. La dernière boucherie a baissé le rideau. Un œil averti repère en revanche sur de nombreuses portes d’immeubles des « boîtes à clés », réservées aux hôtes de location saisonnière de type Airbnb ou Abritel. Une armoire sécurisée pour une trentaine de clés a également été installée dans la laverie. Sillonnant les ruelles pavées sur son vélo-cargo, la factrice reconnaît : « Dans certaines rues, je n’ai que deux ou trois habitants à l’année à qui distribuer le courrier. »
L’une des réglementations les plus restrictives de France
Pourtant, en juin 2021, la mairie avait frappé un grand coup pour stopper la transformation des logements en meublés touristiques et remettre des appartements en location ou à la vente à destination des ménages qui travaillent à Saint-Malo. La situation était devenue critique : selon l’agence immobilière Giboire, « 30 % des logements de la ville close étaient en location sur des plates-formes de type Airbnb ». La ville adopte alors l’une des réglementations les plus restrictives de France.
A compter de cette date, les locations saisonnières doivent obtenir une autorisation, accordée pour une durée de trois ans, limitée à une par famille, refusée aux sociétés civiles immobilières (SCI). Cet agrément est surtout soumis à des quotas, qui fixent un nombre limité de meublés par secteur géographique de la ville (centre historique, littoral, secteur urbain rétro littoral…), selon la règle du « premier arrivé, premier servi ». Quotas aussitôt remplis, quelque 500 dossiers s’accumulant sur la liste d’attente de la mairie. Intra-muros, seules 365 autorisations sont délivrées, soit 12,5 % des logements du quartier.
A l’évidence, ces règles n’ont pas permis de renverser la situation. A l’entrée de la ville close, du château, où la mairie a installé ses bureaux, plafonds ouvragés en bois et tapisserie médiévale au mur, Gilles Lurton, le maire (Les Républicains) de Saint-Malo, estime que sa réglementation « a freiné la mise en location d’un certain nombre de logements en courte durée ». « Si nous n’avions pas pris ces mesures, nous aurions aujourd’hui des quartiers, comme l’intérieur des remparts ou le secteur balnéaire, dans lesquels quasiment tous les logements seraient loués en courte durée », estime-t-il. La ville de 47 000 habitants compte aujourd’hui 26 % de résidences secondaires, mais ces dernières années, 40 % des logements vendus sont partis pour un tel usage. « Donc, si on laissait faire, on risquait de monter à un taux de 60 % de résidences secondaires », assure Gilles Lurton.
Des appartements « qui ne partent pas très vite »
Depuis la mise en place des quotas, des investisseurs ont jeté l’éponge, à l’image de l’ancien porte-parole du club d’hôtes Airbnb de Saint-Malo, Thierry Dorance-Houssay, qui a vendu pour investir ailleurs, peut-être en Grèce ou au Portugal. « Il n’était pas question de demander un agrément, je ne voulais pas d’une épée de Damoclès au-dessus de ma tête tous les trois ans, lors du renouvellement des autorisations, explique-t-il, en s’offusquant contre cette mairie qui traite encore plus mal les propriétaires que l’adjoint communiste à la Mairie de Paris. »
L’agence immobilière Giboire, au cœur de la ville intra-muros, a vu se réduire le flux d’acquéreurs aguerris ou professionnels, « alors qu’avant les quotas c’était le raz-de-marée, nous recevions des demandes quasi quotidiennes pour investir en Airbnb à Saint-Malo », témoigne Martin Giboire. Pour autant, le marché immobilier ne s’est pas détendu. « Nous avons aujourd’hui, en tout et pour tout, un appartement à louer à Saint-Malo, un T2, poursuit-il. Et cinq à vendre intra-muros, qui auparavant auraient été des cibles idéales pour faire du Airbnb mais qui ne partent pas très vite. » Les prix paraissent désormais trop élevés pour des logements privés de l’atout Airbnb.
Agnès Bardoux, responsable de l’agence immobilière Nestenn, dans une rue commerçante du quartier Saint-Servan, à l’extérieur des remparts, n’a pas « constaté d’“effet waouh” ». Pour cette professionnelle, la ville continue de s’enfoncer dans une véritable crise du logement. « Avec le Covid et les confinements, beaucoup de monde est arrivé à Saint-Malo, pas mal de Parisiens, des Rennais aussi, avec le TGV, c’est rapide et pratique. »
« Des gens qui dorment dans leur voiture »
Les prix de l’immobilier se sont envolés, d’environ 30 %, parfois 40 %, selon les quartiers. En bord de mer, le long de la digue, ils atteignent facilement 10 000 à 12 000 euros le mètre carré. Les achats de résidences secondaires couplés au phénomène Airbnb ont asséché le marché de la location. « Pour la première fois de ma vie, et cela fait vingt-six ans que je fais de l’immobilier, je vois à Saint-Malo des gens qui nous ont demandé une location et qui, en attendant, dorment dans leur voiture. Ce sont des personnes qui bossent en entreprise, qui ont les moyens de payer un logement, mais qui n’en trouvent pas, s’afflige Agnès Bardoux. On imaginait, avec les quotas, pouvoir loger les gens plus facilement, indique-t-elle. Je ne sais pas où est parti le parc locatif saisonnier, parce que je ne l’ai pas retrouvé à la vente ni à la location à l’année. »
Ronan (son prénom a été changé), quadragénaire, habitant à l’année dans un bel édifice ancien d’intra-muros, détient une partie de la réponse. Deux appartements au rez-de-chaussée de son immeuble continuent d’être loués en courte durée sur les plates-formes, alors qu’ils n’ont pas demandé d’agrément à la mairie, chacun étant détenu par une SCI. « Non seulement ils n’entrent pas dans les quotas, mais en plus notre règlement de copropriété n’est pas compatible avec la location saisonnière », souligne Ronan, qui a écrit puis envoyé un constat d’huissier à la mairie. En vain. Les professionnels de l’immobilier constatent eux aussi que des meublés non autorisés continuent d’être loués « sous le manteau ». « Une réglementation, si elle n’est pas appliquée, ça ne sert à rien », se désole Ronan.
A la mairie, on reconnaît que, « pour le moment, il n’y a pas eu d’amende, car on veut prendre le temps de mettre le règlement en place, ça n’a pas été facile ». « Nous avons un recours de propriétaires de locations saisonnières devant le tribunal, il faut que nous passions cette étape avant de lancer des contrôles réguliers et poussés », justifie Gilles Lurton.
« Des jeunes retraités de la région parisienne et rennaise »
En attendant, la ville close, qui a perdu un tiers de ses habitants entre les années 1990 et 2018, se bat pour conserver sa dernière supérette, un Carrefour City, « que les propriétaires des locaux voulaient remplacer par des apparthôtels de luxe, raconte Philippe Colas, président du comité de quartier du centre-ville historique Réveillons Saint-Malo. Ce projet semble abandonné, mais le loyer pourrait être multiplié par trois, ce qui ne serait pas tenable ».
Si elle n’a pas encore tenu toutes ses promesses, la réglementation de Saint-Malo a, en revanche, produit des dommages collatéraux sur les autres communes touristiques environnantes. A quelques kilomètres de la cité corsaire, Cancale, Dinard et Dinan ont vu des investisseurs se rabattre sur leur marché immobilier et transformer des logements en locations saisonnières. « Leur nombre est en forte hausse depuis deux ans, affirme Didier Lechien, maire (Horizons) de Dinan. Il y a l’effet crise sanitaire bien sûr, mais c’est aussi la conséquence indirecte des mesures prises à Saint-Malo. Un de mes voisins a, par exemple, acheté plusieurs appartements pour les louer en meublés touristiques, ici à Dinan, faute de pouvoir continuer à Saint-Malo. »
« L’effet vases communicants est inacceptable, nous avons un intérêt global à réagir et j’appelle de mes vœux une réponse collective », plaide Pierre-Yves Mahieu, maire (divers droite) de Cancale, qui compte aujourd’hui 40 % de résidences secondaires. Soit un peu moins que Dinard, désormais au-dessus du seuil des 45 %, tandis que les prix au mètre carré y ont grimpé de 40 % depuis 2019. « Ce sont essentiellement de jeunes retraités de la région parisienne et rennaise qui achètent. En vingt ans, la population des plus de 75 ans a été multipliée par deux, alors que nos effectifs scolaires ont été divisés par deux », détaille Arnaud Salmon, le maire (Horizons) de l’élégante station balnéaire aux villas Belle Epoque.
Abroger la niche fiscale Airbnb
Mais la riposte s’organise. Dinan vient de rendre obligatoire la déclaration de changement d’usage pour les locations saisonnières. « C’est une première étape, prévient le maire, si ça ne suffit pas, on passera aux quotas ou à un système de compensation » – un logement transformé en meublé touristique devant être compensé par la transformation d’un commerce en habitation, comme à Paris. Dinard a, de son côté, demandé il y a quelques mois au préfet l’autorisation de réguler. Elle attend son feu vert pour limiter, à partir de 2024, le nombre de meublés touristiques par propriétaire, « pour agir sur ceux qui en font une industrie ».
Pour ces élus, le préalable serait toutefois que le gouvernement abroge la niche fiscale dont bénéficient les propriétaires de logements Airbnb : les revenus générés par la location saisonnière peuvent, en effet, bénéficier d’un abattement allant jusqu’à 71 % des montants perçus. « Tant que le Parlement n’aura pas changé ça, les maires auront l’impression de se battre contre des moulins à vent », lance Didier Lechien. Le gouvernement a jusqu’à présent écarté la suppression de cette niche, mais cette position s’annonce difficile à tenir.
En juin 2022, un rapport sur la « Lutte contre l’attrition des résidences principales dans les zones touristiques », commandé par plusieurs ministères, dont Bercy, à trois services d’inspection, dont celle des finances, indiquait que « les incitations en faveur des meublés de tourisme continu[aient] de mobiliser une part importante de la dépense fiscale » et recommandait « d’en accélérer l’extinction définitive », les outils de fiscalité sur les logements devant « permettre d’inciter à l’usage en tant que résidence principale ». Une ligne qu’adoptent de plus en plus de parlementaires, y compris de la majorité.
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