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Au Danemark, une politique migratoire toujours plus restrictive

Avant les élections législatives du 1er novembre, peu de candidats osent proposer des assouplissements aux conditions d’accueil des réfugiés et des immigrés parmi les plus dures en Europe, malgré les critiques.  

Par Anne-Françoise Hivert (Copenhague, envoyée spéciale)

Publié le 26 octobre 2022

Née au Danemark de parents palestiniens, Darien Saleh s’est toujours considérée comme danoise. A 17 ans, un courrier des services de l’immigration lui a rappelé qu’elle ne l’était pas. La lettre l’informait qu’elle avait deux ans pour demander la résidence permanente. Boucles châtains et regard déterminé, la jeune fille de 19 ans raconte un parcours semé d’embûches. « J’ai coché études, au lieu de regroupement familial, ce qui a retardé mon dossier. » Elle manque des cours au lycée pour appeler les administrations : « C’était l’enfer. Je devais fournir des attestations pour chaque école où j’étais allée, alors que la première avait fermé. »

Au bout de deux ans, sa demande a finalement abouti. Mais, le 1er novembre, Darien, étudiante en sciences sociales à l’université de Roskilde, ne pourra pas voter aux élections législatives, car elle n’a toujours pas la nationalité danoise, comme 10 % des adultes résidant dans le pays scandinave. Jusqu’en 2004, les jeunes nés au Danemark de parents étrangers pouvaient faire une déclaration de naturalisation à leur majorité. Cette règle est l’une des premières à avoir été supprimées par la droite libérale conservatrice, après son retour au pouvoir avec le soutien de l’extrême droite, en 2001.

Depuis, les idées du Parti du peuple danois (droite populiste anti-immigration) ont gagné du terrain, jusque dans les rangs du parti social-démocrate, à l’origine des derniers coups de boutoir dans la politique migratoire du royaume. Dirigé par Mette Frederiksen, le gouvernement sortant a notamment engagé des discussions avec Kigali pour sous-traiter l’accueil des demandeurs d’asile au Rwanda. Il a aussi autorisé le renvoi de certains réfugiés syriens et durci les conditions pour obtenir la nationalité danoise.

En manque de main-d’œuvre, les entreprises ont beau râler, aucun des grands partis n’ose proposer un assouplissement des règles. Peu importent les situations ubuesques dans lesquelles se retrouvent certains Danois, mariés à des étrangers et forcés de quitter le pays, ou bien des jeunes qui n’ont jamais vécu ailleurs et craignent d’être expulsés.

« C’était humiliant »

Petite barbiche, l’air faussement flegmatique, Jammal El-Masri, plombier de 22 ans, en a gros sur le cœur. A 16 ans, ce jeune homme d’origine palestinienne, né à Copenhague, a arrêté l’école : « J’avais besoin de faire une pause, mais personne ne m’a dit que je commettais une erreur. » Car, pour espérer obtenir la résidence permanente à 18 ans, il aurait dû étudier ou travailler « sans interruption ». Jammal s’est retrouvé avec un permis de résidence temporaire. « J’ai un emploi, je paie des impôts, mais je ne peux pas acheter une voiture ou un appartement, parce que je n’ai pas le droit de faire un emprunt à la banque. » La naturalisation, il n’y pense même pas : « Ce ne sera pas avant mes 30 ans », dit-il, résigné. D’abord, il doit cocher toutes les cases, pour essayer de décrocher le statut de résident permanent.

Agée de 49 ans, Shalini Hamann vit une situation comparable. Née au Sri Lanka, mariée à un Danois et mère de deux adolescents, cette femme au visage lumineux est venue s’installer avec sa famille au nord de Copenhague, en 2016, après avoir étudié en Australie et travaillé treize ans en Nouvelle-Zélande. « Je pensais que c’était une bonne idée pour les enfants », confie-t-elle. Six ans plus tard, elle le regrette.

Elle a dû attendre un an et demi pour obtenir le regroupement familial. Une période pendant laquelle elle n’a pas eu le droit de travailler, ni d’étudier. Chaque fois qu’elle souhaitait quitter le Danemark, elle devait obtenir une autorisation. Finalement, Shalini a décroché un permis de résidence temporaire. « J’ai dû signer un contrat où il était écrit que l’Etat danois me donnerait de l’argent pour rentrer dans mon pays, dès lors qu’il serait considéré comme sûr, alors que j’ai un passeport néo-zélandais. C’était humiliant. On nous traite comme si on venait profiter du Danemark, mais je n’ai pas touché un seul sou de l’Etat. » Son mari a même dû verser plus de 50 000 couronnes (6 700 euros) sur un compte en banque comme garantie.

Shalini vit dans un stress constant. Pour devenir résidente permanente, elle doit travailler au moins trois ans et demi sur quatre ans avant de faire sa demande. « Au bout de deux ans et demi, j’ai été licenciée. Je savais que si je ne trouvais pas un nouvel emploi dans les six mois, je perdrais les années que j’avais accumulées. » Si son mari se retrouve au chômage, elle sera expulsée. « J’ai de la chance, car je peux aller vivre ailleurs, mais certains restent dans des mauvais mariages parce qu’ils n’ont pas le choix », s’insurge-t-elle.

Une procédure « kafkaïenne »

Des couples finissent par se lasser et quittent le Danemark, où il faut compter dix-neuf ans pour obtenir la citoyenneté. Physiothérapeute d’origine américaine, Miriam Thompson est l’une des fondatrices de l’association Fair Statsborgerskab !, qui conseille les candidats à la naturalisation. Pendant plus de trois heures, par visioconférence, elle explique les détails d’une procédure « kafkaïenne ». Les règles changent en permanence, souvent de manière rétroactive.

Depuis 2021, par exemple, une peine de prison ferme ou avec sursis empêche d’obtenir la nationalité danoise à vie, quels que soient les faits reprochés. Les aspirants à la citoyenneté sont d’ailleurs priés de lister le moindre de leurs péchés, au risque d’être accusés de fraude. En 2018, les députés ont décidé de réexaminer 21 000 naturalisations. Certains ont eu des sueurs froides : ayant oublié de déclarer un excès de vitesse, ils ont été menacés d’une enquête de police.  
Pour ceux qui ne remplissent pas toutes les conditions, il reste une option : faire appel auprès de la commission de naturalisation du Parlement, composée de 17 députés. Mais seulement 2 % à 3 % des demandes aboutissent. « Les députés ne sont pas tenus de justifier leur décision », précise Thomas Borchert, journaliste germano-danois et cofondateur de Fair Statsborgerskab !. Il décrit un processus « grotesque, stupide et aléatoire, destiné à exclure le plus de gens possible, en particulier de certaines origines et religions ». Dans une interview en novembre 2021, la présidente de la commission, Marie Krarup, députée d’extrême droite, assumait ainsi de rejeter les demandes de candidats « aux origines musulmanes ».

« Ce n’est pas bon pour l’intégration »

A la différence des autres pays européens, la naturalisation au Danemark fait l’objet d’un projet de loi, voté deux fois par an au Parlement, rappelle la juriste Eva Ersboll, chercheuse à l’Institut danois des droits de l’homme : « C’est ce qui a abouti à la politisation de cette procédure, depuis la fin des années 1990, à l’initiative de l’extrême droite d’abord, avec le soutien d’une majorité des partis désormais, qui se battent pour imposer de nouvelles restrictions. »

Depuis 2021, le projet de loi classe les candidats en quatre catégories, en fonction de leurs origines : les « Nordiques », les « Occidentaux », les « Menap » (pour Middle East, North Africa, Pakistan) et les « autres non Occidentaux ». Les députés se prononcent sur la liste entière, mais l’extrême droite voudrait organiser un vote séparé pour les « Menap ». La naturalisation n’est officielle qu’après la cérémonie organisée en mairie, avec poignée de main obligatoire.

Face à la complexité du processus, « beaucoup de gens finissent par se demander s’ils ont vraiment envie d’appartenir à ce club qui ne veut pas d’eux », constate Miriam Thompson. Pour les jeunes nés au Danemark, les effets sont délétères : « Ils se sont toujours sentis danois, et tout d’un coup on leur demande de prouver qu’ils appartiennent à la société, ce qu’ils pensaient évident. Ce n’est pas bon pour l’intégration », commente Eva Ersboll.

D’origine somalienne, les sœurs Amal et Rahma Hadi, 19 et 21 ans, nées au Danemark, expliquent : « Nous avons fait tout ce qu’on demandait de nous, et cela ne suffit pas. » Peu importe le résultat des élections le 1er novembre, elles craignent de nouvelles restrictions, qui compliqueront encore un peu leur accès à la nationalité. Leur mère vient de l’obtenir. Elle avait fait sa première demande en 2006.

 

Anne-Françoise Hivert(Copenhague, envoyée spéciale)