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Au Haut-Karabakh, l’arme de la faim de l’Azerbaïdjan



La crise humanitaire qui frappe les Arméniens dans l’enclave disputée s’est brusquement aggravée cet été depuis que Bakou en a bloqué totalement l’accès. L’ancien procureur de la Cour pénale internationale Luis Moreno Ocampo dénonce un « génocide en cours ».

Par Faustine Vincent

 

Vue du checkpoint tenu par l’Azerbaïdjan, à l’entrée du corridor de Latchine, le 30 août 2023.

Vue du checkpoint tenu par l’Azerbaïdjan, à l’entrée du corridor de Latchine, le 30 août 2023. KAREN MINASYAN / AFP

 

Depuis près de deux mois, les habitants du Haut-Karabakh font la queue dès 4 heures du matin pour espérer trouver du pain. « Les gens s’inscrivent sur une liste, mais beaucoup attendent plusieurs jours sans rien recevoir », témoigne par téléphone Louissa, qui préfère ne pas divulguer son nom de famille. Cette juriste de 25 ans vit à Stepanakert, la capitale de l’enclave indépendantiste, au cœur d’un conflit vieux de plus de trente ans entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. « Il n’y a pas assez de nourriture pour ne pas s’endormir à moitié affamé. Il y a aussi la peur constante qu’une guerre va recommencer, ou quelque chose de pire encore, s’inquiète la jeune femme. Je parle à ma famille tous les soirs comme si c’était la dernière fois. »

 

Le corridor de Latchine, unique route reliant cette enclave séparatiste à l’Arménie, est bloqué par l’Azerbaïdjan depuis décembre 2022, provoquant des pénuries de nourriture, de médicaments, de biens de première nécessité et de carburant. La situation humanitaire s’est brusquement aggravée lorsque Bakou a décidé d’interrompre toute circulation, le 11 juillet, en invoquant des raisons de sécurité. Depuis, le Haut-Karabakh est un trou noir où plus personne, à de très rares exceptions près, n’est autorisé à se rendre, y compris les représentants officiels, les humanitaires et les journalistes. Or plus les semaines passent, plus les réserves s’épuisent. Sur les réseaux sociaux, les photos et les vidéos de magasins vides se multiplient.

 

Alors que l’impasse perdure, le président de la République autoproclamée du Haut-Karabakh, Arayik Haroutiounian, aprésenté sa démission, vendredi 1er septembre. « Cette décision vise, entre autres, à garantir un ordre public fort et une stabilité intérieure en Artsakh [nom arménien du Haut-Karabakh], écrit-il sur Facebook. Il est nécessaire de changer d’approche et de mesures, de faire preuve de flexibilité ».

« Un génocide est en cours »

La rumeur de sa démission courait depuis plusieurs semaines. « Il était de plus en plus isolé, et humilié par la prolongation du blocus », analyse Richard Giragosian, chercheur à Erevan. Arayik Haroutiounian avait été élu à la présidence du Haut-Karabakh en mai 2020, quatre mois avant la dernière guerre dans l’enclave disputée. Le cessez-le-feu, signé le 9 novembre 2020 sous l’égide de Moscou, avait scellé la défaite humiliante de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan. Il avait également signé le retour de la Russie dans la région avec le déploiement de quelque 2 000 soldats russes de maintien de la paix. Sur le papier, ce sont eux qui sont censés assurer la circulation et la sécurité du corridor de Latchine. Une mission dont la Russie, accaparée par la guerre en Ukraine, est désormais incapable de s’acquitter.

La démission du président ouvre une nouvelle période d’incertitude. Depuis la fin de la guerre, la situation des quelque 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh – selon les estimations officielles, un chiffre contesté par les Azéris – encerclés par leurs ennemis ne cesse de se dégrader. « Les gens sont très nerveux, avec des pensées sombres », confie Anna Musaïelian, une autre habitante du Haut-Karabakh contactée par téléphone. Déjà éprouvée par un hiver rythmé par les coupures de gaz et d’électricité imposées par Bakou, cette professeure de 23 ans, enceinte de son deuxième enfant, s’inquiète face à la pénurie de lait maternisé, de farine, de sucre, d’huile d’olive, de produits d’hygiène et de la flambée des prix des autres denrées. « Même les ambulances ont du mal à fonctionner, à cause du manque de carburant. On vit dans l’angoisse. »

 

Dans un rapport publié le 7 août, l’ancien procureur de la Cour pénale internationale Luis Moreno Ocampo sonne l’alerte : « Un génocide est en cours contre les 120 000 Arméniens vivant dans le Haut-Karabakh », écrit-il. L’expert juridique s’appuie sur la convention des Nations unies selon laquelle « le fait d’infliger délibérément à un groupe des conditions d’existence calculées pour entraîner la mort est considéré comme un génocide ».

 

« Il n’y a pas de fours crématoires, ni d’attaques à la machette », poursuit Luis Moreno Ocampo en référence à la Shoah et au génocide au Rwanda en 1994. Dans le cas du Haut-Karabakh, c’est « la famine [qui] est l’arme invisible du génocide ». « Sans changement radical immédiat, ce groupe d’Arméniens sera détruit dans quelques semaines », avertit le rapport.

« La situation est similaire à celle de 1915 [année du génocide arménien par la Turquie], lorsque les Arméniens ont été contraints de quitter leurs maisons et de marcher dans le désert, précise au Monde l’ancien procureur. Les premiers jours, personne n’est mort, mais les conditions étaient déjà réunies. » Après la publication du document, Bakou a dénoncé un « raisonnement juridique fondamentalement erroné » et riposté en publiant un autre rapport présenté comme indépendant.

La Croix-Rouge également privée d’accès

Au Haut-Karabakh, le ministre des affaires étrangères, Sergueï Ghazarian, dénonce lui aussi une « campagne délibérée de famine » et a annoncé qu’elle avait fait une première victime : « Le premier cas de famine a été enregistré en Artsakh le 15 août 2023. » Selon le défenseur des droits de la République autoproclamée, Gegham Stepanian, il s’agit d’un homme de 40 ans, K. Hovhannisian (son prénom n’a pas été divulgué), déclaré mort en raison de « malnutrition chronique » et de « carence en protéines et en énergie ». « C’est l’une des conséquences catastrophiques du blocus actuel de l’Artsakh par l’Azerbaïdjan depuis huit mois », assure M. Stepanian.

A la demande de l’Arménie, le Conseil de sécurité des Nations unies s’est réuni à New York le 16 août pour discuter de la situation dans l’enclave, reconnue internationalement comme faisant partie de l’Azerbaïdjan, mais peuplée en majorité d’Arméniens. La France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont exhorté Bakou à assurer la libre circulation sur la route de Latchine, mais aucune déclaration ou résolution n’a été votée à l’issue de la rencontre – un demi-échec pour les Arméniens.

 

En février, la Cour internationale de justice, plus haute juridiction des Nations unies, avait déjà ordonné à l’Azerbaïdjan de « prendre toutes les mesures à sa disposition » pour garantir la libre circulation des personnes et des marchandises, sans succès. Bakou a, au contraire, franchi une étape supplémentaire en avril en installant un point de contrôle sur le corridor, sous le regard passif des soldats russes de maintien de la paix – au grand dam des Arméniens.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) était jusqu’ici le seul organisme humanitaire international autorisé à emprunter cette route pour délivrer de l’aide à la population. Le voici désormais, lui aussi, privé d’accès. Or « des dizaines de milliers de personnes dépendent de l’aide humanitaire », s’est alarmé le CICR le 25 juillet. L’ONG n’a pas pu livrer de fournitures médicales depuis le 7 juillet, tandis que la dernière livraison de nourriture remonte au 14 juin. Elle a toutefois pu évacuer 24 malades mi-juillet via le corridor de Latchine, un signe qu’elle juge « encourageant ». Au total, le CICR a évacué plus de 600 personnes nécessitant des soins urgents depuis décembre 2022.

« Formidable laisser-faire » de la communauté internationale

Alors que la crise s’accentue, une délégation d’une quinzaine d’élus français, dont la maire de Paris, Anne Hidalgo, s’est rendue le 30 août à la frontière entre les deux pays pour soutenir – en vain – l’acheminement d’un convoi humanitaire. L’Azerbaïdjan a dénoncé « l’ingérence directe » de la France, et convoqué son ambassadrice.

De son côté, le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, nie tout blocus. Soucieux de montrer sa bonne volonté, le régime a proposé d’acheminer de l’aide en passant par la ville azerbaïdjanaise d’Agdam, dont la région du même nom lui a été restituée, avec six autres districts, après la guerre de 2020. Cette proposition, soutenue par la Russie, est toutefois rejetée par les habitants de l’enclave, pour lesquels cela reviendrait à légitimer le blocus et accélérer le déplacement forcé des habitants.

 

« Si l’on permet cela, l’Azerbaïdjan va commencer à intégrer le Haut-Karabakh sous son contrôle », redoute Anna Musaïelian. En dépit des difficultés quotidiennes provoquées par le blocus, elle se dit prête à rester coûte que coûte dans l’enclave, un petit territoire montagneux de 4 400 kilomètres carrés, que les Arméniens considèrent comme leur berceau historique.

Malgré les appels réguliers de Washington, Paris et Bruxelles à rouvrir le corridor de Latchine, le représentant du Haut-Karabakh en France, Hovhannès Guévorkian, dénonce le « formidable laisser-faire » de la communauté internationale face à ce qu’il considère comme une tentative de « nettoyage ethnique ». « L’Azerbaïdjan essaie d’atteindre ses objectifs par la famine, et il y parvient ! » Si la crise perdure, « les gens finiront par ne pas avoir le choix, estime-t-il. Une partie mourra les armes à la main, une autre prendra le chemin de l’exode ».