Dans un entretien au « Monde », le spécialiste des questions militaires, professeur à l’Open University d’Israël, déplore l’absence de plan pour l’après-guerre et condamne la déshumanisation des Palestiniens.
La première libération d’otages menée par le Hamas, à Gaza, en échange de prisonniers palestiniens, doit intervenir. Y a-t-il un soulagement en Israël ?
C’est plus complexe qu’il n’y paraît. D’abord, la libération des otages n’était pas un des objectifs principaux de la guerre [engagée depuis l’attaque, le 7 octobre, du Hamas en Israël] au tout début. Ces objectifs ont été changés trois ou quatre fois, avant que soit intégrée la priorité accordée à la libération des otages. Cette réticence est un phénomène nouveau. Israël a déclenché la deuxième guerre du Liban [en 2006] après l’enlèvement de deux soldats à la frontière. A cette époque, obtenir leur libération était considéré comme une priorité.
Qu’est-ce qui aurait changé en deux décennies ?
Qu’est-ce que cela signifie ?
Qu’au lieu de considérer qu’il faut penser l’après-guerre, réfléchir à une future cohabitation avec les Palestiniens, l’identité de gauche, actuellement, se résume à plaider en faveur des échanges de prisonniers, à n’importe quel prix. Depuis le 7 octobre, c’est la seule chose qui compte. Tout le reste est oublié. A droite, on privilégie la destruction du Hamas, à gauche la libération des otages, même si cela doit entraver les opérations contre le Hamas.
Le grand silence de l’opinion israélienne sur les destructions de Gaza vous surprend-il ?
Ce silence, d’abord, est lié à la façon dont le conflit est mené. On ne peut pas commencer une guerre sans définir de buts clairs, avec, par conséquent, un plan de sortie. Or, nous n’en avons pas. Il n’y a pas de plan pour le « jour d’après ». De plus, dans les médias israéliens, il n’y a presque rien au sujet de l’impact des opérations à Gaza sur la population. Une forme de déshumanisation est à l’œuvre, mais elle n’est pas neuve.
Historiquement, depuis l’effondrement des accords d’Oslo [1993], nous avons déshumanisé les Gazaouis, non seulement en refusant de regarder le sort qui était le leur dans l’enclave, mais aussi par simple mépris. Le fait que nous n’accordions pas d’attention aux destructions là-bas est dans la continuité de ce que nous avons fait depuis vingt ans.
Cela signifie qu’il ne reste plus de place, dans le contexte actuel, pour de l’empathie vis-à-vis de la souffrance des autres…
Mettons les émotions de côté. Parlons plutôt de politique concrète. Quelle solution avons-nous ? Jusqu’au 7 octobre au matin, nous pensions que la solution au problème de Gaza était technologique. S’ils tiraient, nous avions nos systèmes de protection, le mur, le Dôme de fer… Nous n’avions pas à nous préoccuper de ce qu’il se passe de l’autre côté du mur, car nous étions protégés. Ce concept s’est effondré.
Peut-on alors dire qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, et qu’Israël entre de fait dans une nouvelle phase de ses relations avec ses voisins ?
Nous sommes entrés dans un nouveau contexte, mais sans comprendre précisément à quoi cette réalité ressemble. Nous sommes dans une boîte noire. Si vous ne voulez pas penser en termes de moralité, vous devez au moins penser en termes de politique concrète. Nous ne faisons ni l’un ni l’autre. Pas plus au sein de la droite qu’à gauche. Or, un jour, on n’aura plus besoin d’échanger de prisonniers, n’est-ce pas ? Personne ne se projette. Le système politique est complètement paralysé.
Que vous inspire le niveau de destructions opérées dans Gaza ?
Ces idées sont-elles formulées dans l’espace public ? Et par qui ?
Quelle aurait pu être l’alternative ?
Peut-être tirer un avantage du cessez-le-feu [il a débuté vendredi 24 novembre au matin pour une durée de quatre jours] pour dire : très bien, voici nos exigences, nous voulons stopper les hostilités à la condition, par exemple, que l’Autorité palestinienne prenne le contrôle de Gaza, avec ou sans notre aide, dans l’idée de bâtir une solution à deux Etats. C’est le moment d’avoir un plan. Sinon la guerre va se poursuivre dans les mêmes conditions. Personnellement, je souffre de voir ce que nous faisons à Gaza.
Ce contexte n’est-il pas un facteur qui menace, à terme, la stabilité d’Israël ?