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Yagil Levy, sociologue : « Le système politique d’Israël est complètement paralysé »

Dans un entretien au « Monde », le spécialiste des questions militaires, professeur à l’Open University d’Israël, déplore l’absence de plan pour l’après-guerre et condamne la déshumanisation des Palestiniens. 

 

Sociologue spécialiste des questions militaires à l’Open University d’Israël, Yagil Levy redoute de voir la guerre se poursuivre dans les mêmes conditions après le cessez-le-feu, et souligne le risque de voir Gaza se retrouver sous le contrôle de milices faute d’autorité légitime reconnue.

La première libération d’otages menée par le Hamas, à Gaza, en échange de prisonniers palestiniens, doit intervenir. Y a-t-il un soulagement en Israël ?

C’est plus complexe qu’il n’y paraît. D’abord, la libération des otages n’était pas un des objectifs principaux de la guerre [engagée depuis l’attaque, le 7 octobre, du Hamas en Israël] au tout début. Ces objectifs ont été changés trois ou quatre fois, avant que soit intégrée la priorité accordée à la libération des otages. Cette réticence est un phénomène nouveau. Israël a déclenché la deuxième guerre du Liban [en 2006] après l’enlèvement de deux soldats à la frontière. A cette époque, obtenir leur libération était considéré comme une priorité.

 

Qu’est-ce qui aurait changé en deux décennies ?

Israël, politiquement, est marqué par un phénomène de droitisation, qui s’accompagne de l’idée selon laquelle la priorité, c’est le rapport de force vis-à-vis des Palestiniens. De plus, il est apparu très vite, après le 7 octobre, que la libération des otages et l’écrasement militaire du Hamas entraient en contradiction. L’éradication du Hamas est la priorité des priorités, même si cela doit se faire en sacrifiant les otages.

 

Une partie de l’opinion considère que ceux et celles qui ont été enlevés sont des gens de gauche, ceux des kibboutz, qui ne sont pas des endroits où l’on trouve des ultrareligieux. Ce n’est pas l’électorat du Likoud [parti de droite du premier ministre, Benyamin Nétanyahou] ou de l’extrême droite. On peut entendre, en ce moment, des expressions de haine, parfois, à l’égard de ces otages, estimant qu’ils empêchent l’armée de se consacrer à sa tâche, qui est d’annihiler le Hamas.
Il y a aussi un mouvement d’opinion en faveur des otages, et le gouvernement s’est impliqué dans leur libération…
Il a fallu un peu de temps aux familles pour comprendre que le gouvernement, au début, n’allait rien faire pour les sauver et que l’opération militaire représentait un risque pour leur survie. Alors, ils se sont organisés. Ils ont manifesté, conduit une marche entre Tel-Aviv et Jérusalem. Nétanyahou a compris qu’il y avait là un risque politique et qu’il fallait accepter une forme de compromis incluant les échanges de prisonniers. Cet échange est loin de faire l’unanimité. Mais il y a aussi une dégradation générale des notions de politique, dans le pays, car, en ce moment, être de gauche, cela se résume à plaider pour la libération des otages.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Qu’au lieu de considérer qu’il faut penser l’après-guerre, réfléchir à une future cohabitation avec les Palestiniens, l’identité de gauche, actuellement, se résume à plaider en faveur des échanges de prisonniers, à n’importe quel prix. Depuis le 7 octobre, c’est la seule chose qui compte. Tout le reste est oublié. A droite, on privilégie la destruction du Hamas, à gauche la libération des otages, même si cela doit entraver les opérations contre le Hamas.

Le grand silence de l’opinion israélienne sur les destructions de Gaza vous surprend-il ?

Ce silence, d’abord, est lié à la façon dont le conflit est mené. On ne peut pas commencer une guerre sans définir de buts clairs, avec, par conséquent, un plan de sortie. Or, nous n’en avons pas. Il n’y a pas de plan pour le « jour d’après ». De plus, dans les médias israéliens, il n’y a presque rien au sujet de l’impact des opérations à Gaza sur la population. Une forme de déshumanisation est à l’œuvre, mais elle n’est pas neuve.

Historiquement, depuis l’effondrement des accords d’Oslo [1993], nous avons déshumanisé les Gazaouis, non seulement en refusant de regarder le sort qui était le leur dans l’enclave, mais aussi par simple mépris. Le fait que nous n’accordions pas d’attention aux destructions là-bas est dans la continuité de ce que nous avons fait depuis vingt ans.

Cela signifie qu’il ne reste plus de place, dans le contexte actuel, pour de l’empathie vis-à-vis de la souffrance des autres…

Mettons les émotions de côté. Parlons plutôt de politique concrète. Quelle solution avons-nous ? Jusqu’au 7 octobre au matin, nous pensions que la solution au problème de Gaza était technologique. S’ils tiraient, nous avions nos systèmes de protection, le mur, le Dôme de fer… Nous n’avions pas à nous préoccuper de ce qu’il se passe de l’autre côté du mur, car nous étions protégés. Ce concept s’est effondré.

Peut-on alors dire qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, et qu’Israël entre de fait dans une nouvelle phase de ses relations avec ses voisins ?

Nous sommes entrés dans un nouveau contexte, mais sans comprendre précisément à quoi cette réalité ressemble. Nous sommes dans une boîte noire. Si vous ne voulez pas penser en termes de moralité, vous devez au moins penser en termes de politique concrète. Nous ne faisons ni l’un ni l’autre. Pas plus au sein de la droite qu’à gauche. Or, un jour, on n’aura plus besoin d’échanger de prisonniers, n’est-ce pas ? Personne ne se projette. Le système politique est complètement paralysé.

Que vous inspire le niveau de destructions opérées dans Gaza ?

En sociologie des conflits, on parle de « transfert de risque ». Cela signifie que des troupes d’une armée régulière opérant contre un groupe armé dissimulé au sein de la population, obligées de minimiser leurs pertes, transfèrent le risque qui pesait sur elles sur l’ennemi, y compris sur les civils.
Ce que les Américains et les Britanniques ont commencé à faire dans les dernières décennies, c’est de transférer le risque. Par exemple, en opérant des bombardements massifs à distance. C’est pratique, si l’on veut, mais ce n’est pas soutenable, du point de vue de la légitimité de l’action. Il faut donc tenter de relégitimer les opérations militaires conduites ainsi.
Il y a plusieurs méthodes pour tenter d’y parvenir. L’une d’entre elles consiste à décrire votre ennemi comme ne méritant pas d’être protégé, et impliquant qu’il n’est pas nécessaire d’établir une distinction entre combattants et civils. Les Américains ont tenté cela, en Irak et en Afghanistan, et ils ont arrêté en comprenant que c’était une erreur. Ce que font les Israéliens, c’est brouiller toute distinction, en sous-entendant que le Hamas, Gaza et les terroristes tueurs du 7 octobre, c’est un peu la même chose.

Ces idées sont-elles formulées dans l’espace public ? Et par qui ?

Elles transparaissent dans le discours politique, y compris dans ce que disent les centristes, voire les gens de gauche. Je ne connais aucun exemple dans l’histoire militaire récente [depuis la seconde guerre mondiale] où l’on observe ce ratio de pertes entre soldats et civils. Côté israélien, les pertes se montent à environ 60 soldats, comparé à 14 000 personnes tuées dans Gaza, dont au moins 6 000 enfants. C’est un ratio de un contre cent.
On ne voit nulle part un tel rapport. C’est à ce prix qu’est économisée la vie des soldats, et cela entre en contradiction avec le besoin de légitimation vis-à-vis de l’extérieur. On n’entend pas en Israël de discours mettant en cause l’action militaire à Gaza, car dès que l’on prend en considération la morale, Israël ne peut plus se battre à Gaza, sauf à perdre plus de soldats. Si le coût humain de l’opération montait en flèche, elle deviendrait illégitime, mais cette fois aux yeux de la population.

Quelle aurait pu être l’alternative ?

Peut-être tirer un avantage du cessez-le-feu [il a débuté vendredi 24 novembre au matin pour une durée de quatre jours] pour dire : très bien, voici nos exigences, nous voulons stopper les hostilités à la condition, par exemple, que l’Autorité palestinienne prenne le contrôle de Gaza, avec ou sans notre aide, dans l’idée de bâtir une solution à deux Etats. C’est le moment d’avoir un plan. Sinon la guerre va se poursuivre dans les mêmes conditions. Personnellement, je souffre de voir ce que nous faisons à Gaza.

Ce contexte n’est-il pas un facteur qui menace, à terme, la stabilité d’Israël ?

Bien sûr, ce qui est à l’œuvre, c’est la construction politique du futur, liée à la manière dont se définira notre sécurité. Pour commencer, il faut pouvoir traiter avec une entité politique en mesure de gouverner l’enclave. La grande peur, c’est de se retrouver avec Gaza sans direction, sous le contrôle de milices, comme Mogadiscio en Somalie. Il est encore temps de changer d’approche. Nous n’avons pas le choix : il faut trouver un accord avec l’Autorité palestinienne pour administrer la bande. Il faut aussi cesser de détruire Gaza et de tuer des milliers de gens.