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« Les polices municipales glissent vers un modèle plus interventionniste, une inflexion sécuritaire marquée »

La sociologue Virginie Malochet explique, dans un entretien au « Monde », pourquoi les polices municipales sont de plus en plus sollicitées, et de plus en plus armées.

Propos recueillis par Antoine Albertini

Publié le 04 novembre 2022 à 04h00

 

Une policière municipale à Cergy, le 24 octobre 2022.

Une policière municipale à Cergy, le 24 octobre 2022. JEANNE FRANK/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

 

Absente de la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur, la question des polices municipales demeure centrale dans la doctrine du « continuum de sécurité ». D’abord envisagée comme un simple processus de fluidification des échanges entre acteurs de la sécurité (Etat, municipalités ou secteur privé), cette notion a fini par s’imposer comme un axe majeur de réflexion opérationnelle, avec des agents de polices municipales de plus en plus sollicités, de plus en plus armés. Sociologue, chargée d’études à l’Institut Paris Région et chercheuse associée au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales, Virginie Malochet nuance le caractère inédit de l’essor des polices municipales, mais souligne un désengagement progressif de l’Etat en matière de sécurité locale.

Le développement des polices municipales n’entre-t-il pas en collision avec un modèle français très monolithique, où seul l’Etat dispose du monopole des moyens de coercition légitimes ?

Les travaux des historiens permettent de relativiser ce caractère inédit et de dissocier les services de police des fonctions et des missions dévolues à la police. En l’espèce, on voit bien que les missions de police sont investies par une pluralité d’acteurs, et depuis longtemps. Ceci étant, sur la période récente, cette dynamique de diversification des acteurs de la sécurité s’est tout de même largement accentuée.

Faut-il y voir un retrait de l’Etat, notamment en raison de contraintes budgétaires toujours plus pressantes ?

En partie, oui. Quelles que soient leurs orientations politiques, les maires et les collectivités territoriales disent souvent se sentir contraints de développer leurs propres services de sécurité et, notamment, de faire monter en puissance leurs polices municipales pour compenser ce qu’ils perçoivent, à tort ou à raison, comme un désengagement des services de l’Etat. Ce sentiment est partagé du côté des bailleurs sociaux ou des opérateurs de transports en commun qui, eux aussi, sont mobilisés sur ce terrain de la sécurité quotidienne, à travers une pression parfois explicite de la part des services de l’Etat. Mais le développement des polices municipales s’explique aussi, incontestablement, par une inflation des préoccupations sécuritaires.

 

Comment les policiers et les gendarmes s’accommodent-ils de ce développement ?

Finalement assez bien, ce qui est nouveau. Lorsque les polices municipales ont émergé au début des années 1980, des réticences ont été vivement exprimées par des représentants de la police nationale et plusieurs projets de textes ont même avorté en raison de la forte opposition des syndicats de police. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. La police nationale comme la gendarmerie ont parfois la tentation d’employer les polices municipales comme forces supplétives, en tout cas comme des variables d’ajustement, pour pallier leurs propres carences. Cela ne va pas sans difficultés pour certains maires, qui essaient de ne pas céder à ces velléités de subordination, en considérant que la police municipale n’a pas vocation à être une police nationale bis.

Dans un tel système, de plus en plus critiqué, quels rôles sont dévolus à chacune des forces ?

L’activité des polices municipales se décline en fonction des problématiques locales, mais aussi, et peut-être surtout, des doctrines d’emploi fixées par les maires. C’est pourquoi il est, selon moi, préférable de parler de polices municipales au pluriel : il existe une grande hétérogénéité de situations. Cependant, par-delà ces disparités, on constate une trajectoire d’ensemble, un glissement vers un modèle plus interventionniste, une inflexion sécuritaire marquée. De ce point de vue, on peut dessiner à grands traits une sorte de division du travail de la sécurité : les affaires courantes, le travail ordinaire de voies de fait reviennent aux polices municipales, tandis que les forces de l’Etat prennent le relais sur les interventions d’urgence et le traitement des enquêtes judiciaires.

Le champ d’activité des uns et des autres est-il toujours aussi nettement défini que le discours officiel le laisse entendre ?

Non. Prenons par exemple le maintien de l’ordre, domaine dans lequel aucune police municipale n’a juridiquement compétence. En situation sur le terrain, les policiers municipaux expliquent pourtant qu’ils interviennent souvent en première ligne et, de fait, se retrouvent confrontés à des situations qui peuvent rapidement basculer de la surveillance de l’ordre au maintien de l’ordre, avant même l’arrivée de renforts de la police nationale. Dans ces moments-là, ils doivent se repositionner dans un registre qui n’est pas le leur initialement, et notamment faire usage de la force, voire de leur arme. La frontière entre leur action et celle de la police n’est donc pas toujours très étanche.

Le ratio de policiers équipés d’armes à feu est passé de 37 % en 2014 à 58 % en 2022 : est-ce pour faire face à ces situations que les policiers municipaux sont de plus en plus armés ?

Armer ou non les policiers municipaux était autrefois un point de clivage entre municipalités, mais la mort d’Aurélie Fouquet [une jeune policière municipale abattue par un gang de braqueurs le 20 mai 2010, à Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne)] et, surtout, celle de Clarissa Jean-Philippe [une policière municipale stagiaire de Montrouge (Hauts-de-Seine), tuée par le terroriste islamiste Amedy Coulibaly, le 8 janvier 2015] ont marqué une nette inflexion. Dans un contexte d’attentats à répétition, le décès de Clarissa Jean-Philippe, assassinée pour la seule raison qu’elle portait un uniforme, a très fortement marqué les esprits. De nombreux maires, jusqu’ici rétifs à l’armement des polices municipales, se sont résolus à équiper leurs agents d’armes de dégagement, comme les pistolets à impulsion électrique, les matraques et, pour certains, des armes à feu.

De quelle manière l’Etat a-t-il réagi ?

Du côté du ministère de l’intérieur, il y a eu une forme de soutien, d’encouragement à l’équipement des polices municipales, avec la mise à disposition des communes qui souhaitaient s’équiper de 4 000 revolvers de la police nationale, et l’assouplissement juridique du régime d’armement des policiers municipaux, dans le cadre de la loi prorogeant l’état d’urgence en juillet 2016, à la suite de l’attentat de Nice. La liste des armes autorisées pour les policiers municipaux a aussi été étendue aux pistolets automatiques, du même type que ceux en dotation dans la police ou la gendarmerie.

 

Un tel armement est-il utile à l’accomplissement des missions dévolues aux polices municipales ?

Sans proposer l’armement létal, il devient aujourd’hui extrêmement difficile pour les municipalités de recruter et de fidéliser des policiers municipaux. Mais curieusement, on se focalise sur l’armement des polices municipales alors que d’autres acteurs de la sécurité sont autorisés à porter une arme, comme les agents de sécurité de la SNCF ou de la RATP, ou les réservistes de la gendarmerie, la plupart du temps après une formation très sommaire. Or, les policiers municipaux ne sont pas moins bien formés que les autres. De ce point de vue, ils ont même une formation préalable avec des minima requis supérieurs à ceux en vigueur dans la police nationale. Là où l’arme a une vraie incidence, c’est en termes d’image. Mais l’image que renvoie le policier dans l’espace public, c’est quelque chose qui se travaille, qui se façonne.