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« Sans les images ? »

Le Monde diplomatique
mardi 1 août 2023 1729 mots, p. 28

« Sans les images ? »

Ulrike Lune Riboni

page 28

Un mur de Nanterre, le 29 juin dernier. Des lettres violettes inscrites à la bombe. « Sans vidéo Nahel serait une statistique pour la Place Beauvau. Fuck le 17 ». Deux jours auparavant, Nahel Merzouk, 17 ans, avait trouvé la mort au volant d'une voiture, après qu'un agent lui eut tiré en pleine poitrine, à bout portant. Des images tournées par une passante et diffusées sur les réseaux sociaux le jour même ont remis en cause la version policière reprise dans les premiers articles sur le drame. Le 27 juin à 8 h 22, le compte rendu du centre de commandement consignait : « Individu blessé par balle à la poitrine gauche. Le fonctionnaire de police s'est mis à l'avant pour le stopper. Le conducteur a essayé de repartir en fonçant sur le fonctionnaire. » Or la séquence filmée montre le motard ouvrant le feu depuis le côté d'un véhicule qui redémarre lentement.

 

Sans image, que se serait-il passé ? « S'il n'y avait pas eu la vidéo, s'est interrogée la jeune femme qui l'a postée, une collègue de son auteure, quelle aurait été la suite (1) ? » Plusieurs médias ont comparé l'émotion suscitée par la mort de Nahel Merzouk à la relative indifférence dans laquelle, deux semaines plus tôt, Alhoussein Camara était décédé d'une balle dans le thorax à Saint-Yrieix-sur-Charente, dans la banlieue d'Angoulême. Lors d'un contrôle de police sur la route de son travail, ce jeune homme de 19 ans aurait refusé d'obtempérer et heurté les jambes d'un agent avec sa voiture. Un ami d'enfance témoignait, interdit : « Je sais tellement qu'il n'a pas pu blesser ce policier, mais comment le prouver sans vidéo (2) ... »

 

Les images, en réalité, ne suffisent pas toujours. Du moins à obtenir justice. En 1991, Rodney King, un Afro-Américain de 25 ans, est passé à tabac par quatre policiers à Los Angeles. Avec une petite caméra portative, un riverain capte la scène. Son enregistrement et sa diffusion provoquent l'indignation. La vidéo devient dès lors un outil de preuve, un moyen de scandaliser et de mobiliser, mais aussi d'engager des poursuites judiciaires. L'affaire n'aurait sans doute jamais conduit à un procès sans cette captation, et sans son passage en boucle sur Cable News Network (CNN) : même s'ils ne permettront pas de faire condamner les responsables - les policiers sont acquittés un an plus tard -, ils cristallisent une colère qui conduira aux plus grandes émeutes qu'ait connues Los Angeles.

 

Dans les années 1960, des collectifs avaient déjà utilisé des caméras comme instrument de surveillance de la police (copwatching). Une coalition d'organisations noires les expérimenta dans le quartier de Watts à Los Angeles à la suite de nombreux meurtres policiers, suivie à Oakland par le Black Panther Party à partir de 1966. Act Up se dota aussi d'un groupe de vidéastes dans les années 1980, dont un des buts était de filmer les manifestations pour prévenir les violences policières. Catherine Gund Saalfield, l'une des fondatrices de Damned Interfering Video Activist Television (DIVA TV), expliquait alors : « Nous avons une banque d'images de flics pliant les poignets des gens jusqu'au point de rupture, de flics matraquant des manifestants sur le dos et les épaules (3). »

 

À la différence des tenants du cinéma d'intervention - les groupes Medvedkine, par exemple - ou de la télévision alternative, DIVA TV ne cherchait plus seulement à donner la parole aux sans-voix ou à faire exister des corps exclus de la visibilité. La caméra devait servir d'outil dans la lutte, les vidéos de preuve. Mais ce copwatching relevait encore de la pratique politique, de la longue histoire des expériences audiovisuelles militantes. Au cours de la période récente, dans les cas des homicides de George Floyd aux États-Unis ou de Cédric Chouviat en France en 2020, ce sont des voisins ou des passants qui ont filmé la scène; des caméras de vidéosurveillance ont capté l'arrestation violente de Théo Luhaka à Aulnay-sous-Bois en 2017 ou les coups assenés au producteur de musique Michel Zecler (en 2020 également); et, aux États-Unis, où leur emploi est quasi systématique, certaines vidéos de violences proviennent des caméras corporelles de policiers.

 

Pour les activistes d'aujourd'hui, l'Observatoire national des pratiques et des violences policières (ONVP) ou David Dufresne et sa plate-forme « Allô Place Beauvau », le partage apparaît plus déterminant que l'enregistrement. Et il faudra s'en remettre aux acteurs judiciaires et médiatiques, dont le rôle devient décisif. Or, du journal télévisé au procès, faire parler l'image implique une série de procédés tant techniques que rhétoriques. La parole de l'expert ou du témoin la décrit, la commente ou la met en contexte. À la télévision, les vidéos subissent des modifications matérielles. Des inserts graphiques dirigent le regard vers ce qui devrait être vu, quand le ralenti « peut amener les téléspectateurs à percevoir une action comme plus intentionnelle (4) », le ralentissement induisant le sentiment que l'auteur des faits a eu le temps de penser son action. Il en va de même lors des procès, où les captures d'écran, parfois imprimées et annotées, se substituent à la projection, comme, en France, dans l'affaire Gaye Camara en 2019 (5).

 

Reste que les effets sociaux des images inquiètent les autorités et agacent les forces de l'ordre. Face à la multiplication des entraves policières à la liberté de filmer, notamment lors des manifestations, le ministère de l'intérieur avait dû rappeler à ses troupes par la voie d'une circulaire datée du 23 décembre 2008 que « les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l'image (...). La liberté de l'information, qu'elle soit le fait de la presse ou d'un simple particulier, prime le droit au respect de l'image ou de la vie privée dès lors que cette liberté n'est pas dévoyée par une atteinte à la dignité de la personne ou au secret de l'enquête ou de l'instruction ».

 

Malgré cela, en septembre 2019, un jeune « gilet jaune » dijonnais a été condamné à cinq mois de prison avec sursis pour avoir filmé et mis en ligne les images d'affrontements entre des manifestants et des gendarmes. Une décision rendue sur le fondement d'un article du code pénal introduit en 2007 pour sanctionner le happy slapping (ou « vidéo baffe », une agression captée puis diffusée sur les réseaux sociaux). La majorité de M. Emmanuel Macron a ensuite tenté d'entraver la circulation des vidéos de violences policières. Finalement écarté par le Conseil constitutionnel, l'article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale visait à punir de cinq ans d'emprisonnement la diffusion d'images d'un agent portant « atteinte à son intégrité physique ou psychique ».

 

La loi promulguée en 2021 a quand même autorisé les policiers à exploiter en temps réel des caméras installées dans les halls d'immeuble ou l'extension de l'accès à la vidéosurveillance aux agents des polices municipales et de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF). Face à la multiplication des dispositifs d'enregistrement au sein de la population, il s'agit de construire des contre-feux. « Quand on est attaqué par l'image, il faut se défendre par l'image (6) », soutient M. David Le Bars, secrétaire général du Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN).

 

Cette volonté d'opposer oeil pour oeil les caméras-piétons et de vidéosurveillance à celles des citoyens comme celle d'empêcher la circulation de certaines images trahissent la foi des gouvernants dans leur capacité à sensibiliser ou à révéler la répression au plus grand nombre. Cette foi se double d'une croyance dans la puissance mimétique qui conduirait des individus généralement jeunes, peu diplômés, de classes populaires à s'égarer dans la violence pour reproduire ce qu'ils ont vu. À ce titre, le président de la République a souligné le 30 juin dernier, dans une allocution depuis la cellule interministérielle de crise, le « rôle considérable » de Snapchat et TikTok dans les soulèvements des quartiers populaires qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, et dénoncé la diffusion d'images des violences commises dans de très nombreuses villes françaises.

Face à la censure des médias audiovisuels, les plates-formes numériques ont permis au cours des années 2010 de diffuser assez librement des enregistrements. Mais ces entreprises, actrices majeures du capitalisme, n'ont pas vocation à soutenir les révoltes. À l'Assemblée nationale le 10 juillet, la responsable des affaires publiques de Snapchat en France a assuré que son entreprise avait « travaillé conjointement avec le ministère de l'intérieur et les différentes autorités afin d'endiguer le plus rapidement possible les différents dérapages qu'on a pu percevoir sur le terrain ». Avant de se féliciter du résultat de cette collaboration en constatant que « l'ensemble des stories qui étaient publiées » aux derniers soirs du soulèvement provenaient d'utilisateurs « qui se plaignaient justement des émeutes et des conséquences des émeutes ».

 

Le matin du même jour, le commissaire européen au marché intérieur avait averti de la fin de la fête. Déplorant que les réseaux sociaux n'aient pas préalablement censuré tout message susceptible d'accentuer les émeutes, M. Thierry Breton a prévenu : « Tout cela ne sera plus possible à partir du 25 août », en vertu d'un nouveau règlement sur les services numériques. « Lorsqu'il y aura des contenus haineux, des contenus qui appellent par exemple à la révolte, qui appellent également à tuer ou à brûler des voitures, [les plates-formes] auront l'obligation dans l'instant de les effacer. Si elles ne le font pas, elles seront immédiatement sanctionnées », voire temporairement interdites. Le temps de la désillusion pour les militants qui, depuis le « printemps arabe », associaient réseaux sociaux et liberté ? « Sans les images la révolution n'aurait pas eu lieu », nous disait un Tunisien en 2011... Sans les images ou sans les moyens pour les diffuser ?

 

Note(s) :

(1) « Mort de Nahel : la femme qui a posté la vidéo du tir du policier dit avoir "fait son devoir'' », BFM, 8 juillet 2023.

(2) Cité par David Perrotin, « "Pourquoi personne n'en parle ?" : 15 jours avant Nahel, Alhoussein, 19 ans, a été tué par la police à Angoulême », Mediapart, 30 juin 2023.

(3) Catherine Saalfield, « On the make : Activist video collectives » (PDF), dans Martha Gever, John Greyson et Pratibha Parmar (sous la dir. de), Queer Looks. Perspectives on Lesbian and Gay Film and Video, Routledge, Londres et New York, 1993.

(4) Cf. Zachary Burns, Eugene Caruso et Benjamin Converse, « Slow motion increases perceived intent », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 113, Washington, DC, 2016.

(5) Cf. Nicolas Chapuis, « Les tirs de légitime défense par les policiers, une zone grise pour les enquêteurs », Le Monde, 24 octobre 2019.

(6) Cité par Chloé Pilorget-Rezzouk, « Les caméras-piétons, une fausse bonne idée ? », Libération, Paris, 15 juillet 2020.