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Rachel Khan : « Il y a des mots qui sont des délits, ce n’est pas négociable »

Laurent Carpentier
10 - 13 minutes

L’essayiste, visée par un tweet jugé antisémite du rappeur Médine, qu’elle avait moqué sur le réseau social, réagit à la polémique suscitée par le chanteur, qui a été invité ce week-end aux universités d’été de La France insoumise et d’Europe Ecologie-Les Verts.

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L’actrice et écrivaine Rachel Khan lors du 16ᵉ Festival du film francophone d’Angoulême, le 22 août 2023.

A 47 ans, Rachel Khan a eu plusieurs vies. Juriste de formation, passée par le cabinet du socialiste Jean-Paul Huchon à la région Ile-de-France, dont elle était conseillère à la culture, puis codirectrice de La Place, le centre culturel hip-hop de la Ville de Paris, l’essayiste et désormais actrice a ensuite rallié La République en marche. Critiquant sur le réseau social X (anciennement Twitter) l’invitation faite par Les Verts ce week-end au rappeur havrais Médine, elle – dont la mère, juive, a échappé aux camps de la mort et le père est originaire de Gambie – s’est attiré les foudres du chanteur avec un message qui a provoqué le scandale. Culture du clash, poids des mots, rôle des artistes : l’intéressée sort pour la première fois du silence.

Le tweet « ResKHANpée » du rappeur Médine détournant votre nom de famille a suscité une polémique toute la semaine, pourtant on ne vous a pas entendue. Pourquoi ?

J’étais membre du jury du Festival du cinéma francophone d’Angoulême et je ne voulais pas que le débat politique vienne parasiter cet événement culturel. J’ai laissé les autres prendre la parole pour moi. Je suis contente de voir les réactions qui ont traversé la sphère politique pour rappeler les valeurs de la République, jusqu’au sein même des Verts, qui sont ma famille d’origine. Médine est un multirécidiviste de paroles de haine. Il fait ses excuses et à chaque fois, il revient avec un nouveau truc : la quenelle, les attaques homophobes et antisémites, la laïcité, et maintenant cette attaque sur mon nom. Il y a des mots qui sont des délits, ce n’est pas négociable.

Vous considérez qu’il n’a pas fait d’excuses ?

Il m’a attaquée de façon personnelle sur mon parcours, mes idées. Et s’excuse de manière générale. Il dit : oui, j’ai pu heurter des gens. Quand on est artiste – c’est ce que disait Camus – on est embarqué dans les galères de son temps, mais on a une responsabilité. On avait les Simone Signoret, les Yves Montand, un patrimoine français avec des gens, des artistes qui s’étaient éperdument engagés. En tant qu’artiste, Médine a le sens des mots. « Crucifions les laïcards comme à Golgotha », chante-t-il. Pour la philosophe Hannah Arendt, le mot est le début de l’action. J’ai mal à cette gauche qui ne défend plus les principes républicains qui sont les siens.

Qu’est-ce qui se joue derrière cette polémique ?

Cette violence profonde qui resurgit me ramène à ce que j’écrivais en 2021 dans Racée [éditions de l’Observatoire, 2021]. C’est comme si ma couleur de peau leur appartenait et parce que j’ai cette peau-là je suis traitée de traître. Quand, à la sortie de Racée, l’extrême droite me lance « Khanania » en référence à Banania [la marque de chocolat dont le visuel est le visage réjoui d’un homme noir], c’est comme « ResKhanpé ».

De nouveau, c’est avec mon nom qu’on joue. Comme si on voulait le gommer. Khan, c’est le nom de mon père auquel les colons anglais en Gambie avaient sauvagement ajouté un h. Mais il est aussi devenu celui de ma mère, qui a échappé à la Shoah. Elle n’imaginait pas qu’en se mariant avec un noir musulman elle retrouverait un nom juif. Ce nom appartient à la grande histoire mondiale. Je ne laisserai pas Médine et ses amis souiller une double mémoire.

Que défendiez-vous dans votre livre « Racée » ?

Les mots… Parce qu’il y a les mots qui nous séparent : « souchien », « racisé » Typiquement, j’y range « rescapée ». Ils étiquettent. Selon votre couleur de peau, vous devez penser ceci, vous devez être contre ça, ou vous taire, surtout quand vous êtes femme. Après il y a les mots qui ne vont nulle part. A force de mettre « vivre ensemble » à toutes les sauces, ou « diversité » sans réelle action forte – en ce moment, c’est « le narratif » –, les politiques participent du fait que les gens crient au lieu de parler.

Enfin, heureusement, il y a les mots qui réparent : « écoute », « création », « signature », « créolisation » Tout en se réappropriant son nom, son prénom pour ne plus être enfermés dans des identités carcérales, mais dans des identités de citoyens ouverts. Médine aujourd’hui me renvoie à ça : les Noirs devraient tous penser la même chose. Alors que la sortie de l’esclavage, c’est justement que tu puisses ne pas être d’accord avec un autre Noir. On accède à la citoyenneté quand on n’est pas d’accord, dans le dialogue et dans la construction. C’est ça la réparation.

Votre père était professeur à l’université de Tours ; votre mère, libraire… En opposition, Médine se définit comme un enfant des quartiers.

S’il savait. Ma mère est devenue libraire à la force de son travail. Juive, elle est née en 1940 – pas une bonne année pour naître. Elle a vécu cinq ans cachée. On lui a changé son nom, Hertz, en Renard. Là où est né mon père, il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité. Simplement, il était amoureux des livres, il lisait les soirs de pleine lune et considérait que l’origine de l’homme, c’est la bibliothèque. A 90 ans, il fait partie de cette génération qui a vécu les indépendances de plein fouet, le racisme. Oui, il est devenu prof à la fac à Tours, mais mes parents sont partis de rien.

Médine dans ses excuses dit qu’il ne savait pas que votre mère était juive.

Ce n’est pas crédible. Mathilde Panot [députée La France insoumise] avait déjà créé un tollé en utilisant le mot de « rescapée » à l’attention d’Elisabeth Borne, qui a perdu une partie de sa famille dans les camps. Sur X (anciennement Twitter), j’ai réagi justement à un message de la députée qui faisait la promotion de la venue de Médine. Je sais que je suis un casse-tête chinois pour les gens qui veulent se victimiser. Femme, noire, musulmane, juive, binationale… C’est un enfer pour eux. Tu critiques ma mère, tu es antisémite, le nom de mon père, tu es raciste. Et islamophobe parce qu’il est musulman. Mais le pire c’est femme et noire, ça, ils ne supportent pas.

Lui affirme qu’il n’a fait que se défendre face à vos attaques, que vous l’avez traité de « déchet ».

Ce n’est pas vrai. Au moment où j’apprends qu’il est invité chez Les Verts – c’est un parti qui m’est cher et que je connais bien, j’ai été au secrétariat national pour les élections européennes de 2003 et 2004 – tout le monde s’insurge, je cherche à faire un bon mot : j’écris que ses propos antisémites et homophobes répétés sont une bonne matière pour « un atelier traitement des déchets ». Il l’a pris pour lui-même, mais je ne parlais pas de lui, juste de ce qu’il disait.

En réponse, il vous renvoie au déjeuner avec Marine Le Pen auquel on vous a reproché d’avoir assisté en 2021 après la parution de votre livre.

La police des déjeuners ! Quand j’étais au cabinet de Jean-Paul Huchon, au début, lorsque Marine Le Pen appelait, je ne répondais pas, j’étais dans la posture : il ne faut pas leur parler. Mon président m’a convoquée : « Si un élu de la République vous appelle, vous devez lui répondre. » Et puis j’ai besoin de la confrontation… Il faut rétablir la vérité : j’ai dit à la dirigeante du Rassemblement national ce que je pensais sur l’antisémitisme, le racisme, la binationalité…

Sur le réseau social, vous renvoyez Médine à ses « quenelles », ce geste inventé par Dieudonné qu’il a repris autrefois, et lui vous lance que vous avez été mise au ban du mouvement hip-hop dans lequel vous avez été longtemps active. C’est la culture du clash ?

Personne n’est exclu du hip-hop. Il n’y a pas des gens qui sont hip-hop et d’autres qui ne le sont pas. Le hip-hop, c’est la liberté, l’égalité, une esthétique, une envie, des punchlines. Médine n’a ni le monopole du hip-hop ni celui de la jeunesse. Qui est-il ? Qu’a-t-il fait ? Ce n’est pas Hamé et Ekoué de La Rumeur qui ont été en procès pendant presque dix ans contre Nicolas Sarkozy et dont j’ai accompagné les projets.

Je pense qu’il fait référence à vos prises de position justement dans « Racée », qui ont amené un certain nombre de militants, proches notamment d’Assa Traoré, à vous critiquer, et à la pétition qui a précipité votre départ de La Place, le centre culturel de hip-hop de la Ville de Paris…

Je suis désolée : pour moi, le racialisme, c’est comme le racisme. Depuis vingt-cinq ans, je défends toujours la même chose. Avec mon pedigree, comment pourrais-je ne pas être universaliste et humaniste ? Au conseil régional comme à La Place, j’avais une grande autonomie pour aider matériellement les gens du hip-hop. A la sortie du livre, certains membres du conseil d’administration n’ont pas accepté que je puisse prendre cette parole… Je précise que c’est moi qui suis partie, on ne m’a pas virée, le conseil d’administration renouvelé voulait me garder, mais je me suis dit autant que j’écrive en liberté.

Et vous ? L’actrice que vous êtes réapparaît comme le porte-voix de ce qu’il reste d’un macronisme de gauche…

J’ai du mal avec l’assignation : on met les bons d’un côté, les méchants, de l’autre. Il y a le bon et le mauvais antisémitisme, le bon et le mauvais racisme, la bonne offense et la mauvaise offense. On ne veut pas de ton nom mais la couleur de ta peau leur appartient. Si tu n’es pas d’accord, te voilà d’extrême droite ou islamophobe… Pour autant je ne suis pas du genre à me taire. Nous ne sommes pas un peuple ethnique, ou religieux, nous sommes un peuple politique, qui épouse la devise républicaine : la liberté, l’égalité, la fraternité. Si je m’exprime, c’est que je vois très bien que les gens, notamment à gauche, ont peur maintenant de dire les choses. Ils ont ce silence, le « pas de vagues », et c’est ça qui est très dangereux.

Laurent Carpentier

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