Emeutes urbaines : le recours aux unités d’élite de la police et de la gendarmerie, une stratégie inédite et « assumée »
Analyse
Antoine Albertini
BRI, RAID, GIGN… en faisant appel à des unités d’intervention, le ministre de l’intérieur a voulu frapper les esprits. Un choix « assumé et revendiqué », selon son entourage.
Des gendarmes sur les Champs-Elysées, à Paris, le 2 juillet 2023. WILLIAM KEO/MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
La presse ne reprend pas cette image-ci où un jeune désarmé est braqué au fusil à pompe
L’image a fait le tour des réseaux sociaux avant d’être reprise en boucle par les journaux télévisés : dans la soirée du jeudi 29 juin, le « Sherpa », un blindé de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) de la Préfecture de police de Paris, rugit en balayant des barricades érigées sur une avenue de Nanterre, épicentre des émeutes urbaines qui secouent le pays.
Deux jours après la mort de Nahel M., 17 ans, tué d’une balle à bout portant par un policier à l’occasion d’un contrôle routier, personne ne s’attendait à voir mobilisés les effectifs de cette prestigieuse unité, ni ceux du RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion), du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et de leurs antennes locales, davantage rompus aux prises d’otages et à l’interception de « go fast » qu’à la gestion des « VU » – les violences urbaines.
Oubliées, les consignes de retenue données lors des premiers affrontements. Avec la multiplication de scènes de pillage et d’extrême violence, les images accablantes du contrôle routier qui a coûté la vie au jeune Nahel M. ont disparu des écrans en quelques heures, au profit de séquences apocalyptiques, avenues en flammes, centres commerciaux dévalisés, gerbes des mortiers d’artifice tirés contre des bâtiments publics.
Depuis la place Beauvau, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a compris que l’opinion se retournait, que le risque d’un procès en incompétence – pire à ses yeux : en laxisme – excédait désormais celui, pourtant bien réel, d’une nouvelle bavure. Politiquement, il a aussi estimé avoir les coudées franches. Contrairement à un Nicolas Sarkozy empêtré dans ses mensonges après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents électrocutés après une course-poursuite avec des policiers, en octobre 2005, n’a-t-il pas jugé « extrêmement choquantes » les images du contrôle routier mortel de Nanterre, filmées par une passante et devenues virales ?
« Démonstration de force »
Le ton et la méthode changent. « Des instructions d’intervention systématiques ont été données aux forces de l’ordre », tweete-t-il le jeudi 29 juin. Le matin même, dans le cadre du dispositif Coordination opérationnelle renforcée dans les agglomérations et les territoires, une première décision a autorisé les pelotons de sécurité et d’intervention de la gendarmerie à agir en zone police. Puis est venue celle d’engager sur le terrain les unités d’élite de la police et de la gendarmerie. Pour une « démonstration de force totalement assumée et revendiquée, affirme l’entourage du ministre, avec un double objectif opérationnel et psychologique ».
Il s’agit de reprendre l’initiative en bousculant les émeutiers, loin de la stratégie habituelle du maintien de l’ordre, qui consiste théoriquement à tenir les manifestants à distance. Les blindés du RAID et de la BRI sont engagés au plus près des affrontements. A la demande des pouvoirs publics, trois véhicules supplémentaires ont même été prêtés en urgence par le constructeur, la société Arquus, sans que celle-ci ait eu le temps de repeindre leur livrée couleur sable, qui évoque plutôt les opérations militaires au Sahel que le dédale urbain des cités de la région parisienne. De son côté, la gendarmerie aligne ses 4 × 4 Centaure flambant neufs, mastodontes de 7,4 mètres de long et 14,5 tonnes, et donne à ses hélicoptères l’instruction de décoller dès 19 heures, avant la tombée de la nuit, pour survoler les zones sensibles et renseigner.
Le RAID et la BRI sont également autorisés à utiliser des munitions « beanbags » (« sacs à haricots »), utilisées lors des émeutes urbaines en Guadeloupe et aux Antilles fin 2021, puis à Mayotte depuis le début de l’opération « Wuambushu » de lutte contre l’immigration clandestine, en avril. Ces projectiles tirés par des fusils à pompe sont constitués d’un sachet de coton renfermant de minuscules plombs. Considérés comme plus précis et d’une portée supérieure aux munitions des lanceurs de balles de défense (LBD), ils sont aussi décriés pour les risques de blessures graves qu’ils peuvent occasionner.
« Ce format inédit interroge »
Mais sur le terrain, la principale mission assignée aux forces de l’ordre reste bien d’effectuer le maximum d’interpellations. Trente et une personnes avaient été appréhendées dans la nuit de mardi à mercredi. Elles sont 207 le lendemain, 875 le jour suivant, plus de 2 000 entre vendredi et dimanche. « Nuit plus calme grâce à l’action résolue des forces de l’ordre », tweete encore M. Darmanin, dimanche 2 juillet. La nuit suivante, le calme perdure, et les interpellations s’élèvent à 157, selon les chiffres du ministère de lundi matin.
Le pari du recours à des services non spécialisés dans le maintien de l’ordre était pourtant hasardeux. Au plus fort de la contestation des « gilets jaunes », le gouvernement s’était attiré de sévères critiques, y compris au plan international, en raison de dizaines de cas d’éborgnements après des tirs de LBD, de matraquages, de violences commises par des policiers n’appartenant pas à des unités constituées comme les CRS, dont la gestion des manifestations constitue le cœur de métier. « Mais cette fois, analyse un responsable policier, ce n’est plus du maintien de l’ordre, même dégradé. C’est de la lutte contre les violences urbaines, avec de petits groupes d’individus très agressifs et capables de se coordonner. Le RAID ou la BRI savent faire, il leur suffit d’adapter leurs procédures. »
Dimanche, pour la troisième nuit consécutive, 45 000 fonctionnaires de police et gendarmes ont été mobilisés à travers le pays. « Ce format inédit interroge, observe Mathieu Zagrodski, chercheur associé au Centre d’études sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Il représente le quart des services actifs des deux forces. » D’après l’universitaire, spécialisé dans les questions de sécurité, un tel niveau d’engagement signe la volonté des pouvoirs publics « d’éteindre l’incendie aussi rapidement que possible et d’éviter l’entrée dans un cycle sans fin comme en 2005, lorsque les émeutes avaient duré trois semaines ». Après des mois de crise engendrée par la réforme contestée des retraites, ponctués d’épisodes de violences policières, il permet aussi d’échapper à l’écueil, politiquement désastreux, d’un recours à l’état d’urgence.