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« L’étendue et la diversité des contaminations transforment la distribution d’eau potable en un inextricable casse-tête réglementaire »

Chronique

Stéphane Foucart

Pour permettre aux collectivités de continuer à distribuer au robinet une eau conforme aux critères de qualité, l’Etat desserre discrètement l’étau de la réglementation. Avec quels risques, s’interroge dans sa chronique Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

 

Il faudrait toujours avoir un œil sur le Journal officiel (JO) entre le 24 décembre et le 1er janvier car il s’y produit parfois de grandes choses, en particulier si elles nécessitent un peu de discrétion. C’est l’un des enseignements de la première carte interactive des contaminants de l’eau du robinet, établie et publiée le 16 octobre par les associations Générations futures et Data for Good. Celle-ci permet non seulement de constater de visu les profondes inégalités territoriales en matière d’accès à une eau potable de qualité, mais elle permet aussi d’entrevoir les premiers effets de deux actes réglementaires pris par le gouvernement d’Elisabeth Borne voilà près de trois ans, et subrepticement publiés au JO les 30 et 31 décembre 2022. Bien souvent, la réglementation est à la loi ce que la contrebande est au commerce.

 

Avant l’entrée en vigueur de ces textes (le décret n° 2022-1720 du 29 décembre 2022 et de l’arrêté du 30 décembre 2022 « modifiant l’arrêté du 11 janvier 2007 relatif aux limites et références de qualité des eaux brutes et des eaux destinées à la consommation humaine »), les métabolites de pesticides « non pertinents » (présumés sans danger) ne devaient pas excéder une concentration de 0,9 microgramme par litre (µg/l) dans l’eau distribuée. Sauf à ce que celle-ci ne soit plus conforme à la réglementation. Au-dessus de ce seuil, les collectivités disposaient d’une période de trois ans, renouvelable une fois, soit six ans au total, pour remettre l’eau distribuée en conformité avec les critères de qualité. Cette mesure de précaution reposait sur un constat simple : le classement d’un métabolite comme « non pertinent » dépend d’une procédure rudimentaire n’assurant pas, à elle seule, une preuve d’innocuité.

 

Tout cela a pris fin sans publicité ni information, sans explications ni délibération, pendant les préparatifs de la Saint-Sylvestre 2022. Sans qu’aucune organisation de la société civile, ni aucun journaliste – c’est un manquement qu’il faut bien reconnaître –, ait rien remarqué. Désormais, la valeur de 0,9 µg/l n’est plus qu’une « valeur indicative » pour les métabolites « non pertinents » de pesticides. Cela signifie que le franchissement de ce seuil déclenche certaines mesures de surveillance, d’information, etc., mais l’eau demeure conforme aux critères de qualité. Elle peut continuer à être distribuée et il n’existe aucune limite légale induisant des restrictions de sa consommation.

Inégalité territoriale

Question du Monde à la direction générale de la santé (DGS) : « Combien de temps un métabolite non pertinent peut-il rester au-dessus de 0,9 µg/L sans que des restrictions de consommation soient édictées ? » Réponse : « La gestion est laissée à l’appréciation des autorités locales. » Quelles instructions ont-elles été données à celles-ci ? Réponse de la DGS : « Ce courrier, adressé aux préfets, n’est pas public. » Que peut-il bien y avoir de confidentiel là-dedans ? Lorsque la discrétion ne suffit plus, il reste le secret.

Cette évolution réglementaire consacre deux choses. D’abord une inégalité supplémentaire entre territoires : il est probable que les autorités seront moins strictes dans les territoires ruraux, faiblement peuplés, et que les dépassements de « valeur indicative » n’y seront pas gérés comme dans les grandes agglomérations. C’est, ensuite, l’application d’un principe de réalité. L’étendue et la diversité des contaminations de l’environnement transforment peu à peu la distribution d’eau potable en un inextricable casse-tête réglementaire.

 

La situation est déjà problématique au regard des substances aujourd’hui soumises au contrôle sanitaire, mais elle est promise à devenir un véritable enfer de complexité et d’arbitrages lorsque d’autres molécules, en particulier les fameux « polluants éternels » (ou PFAS, pour per- et polyfluoroalkylés), commenceront, dans les prochains mois, à être intégrés à la surveillance. Un tableau qu’aggrave toujours plus l’alignement irrépressible de l’Etat sur les intérêts de l’agriculture intensive.

Risque de cancer

L’accommodement réglementaire sera donc inévitable, le risque étant qu’il s’appuie sur l’assouplissement de l’expertise. Exemple : en juin, un comité d’experts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a classé « non pertinent » le principal métabolite du glyphosate, l’AMPA. Cette décision, dont s’est désolidarisé l’un des membres du groupe de travail, repose largement sur les données fournies par l’industrie. Mais d’autres institutions – comme le Centre international de recherche sur le cancer en 2015, ou l’Inserm en 2021 – estiment que les éléments de preuve disponibles dans la littérature scientifique penchent pour la plausibilité d’un risque, notamment génotoxique, de l’AMPA. A tout le moins, il y a donc débat.

Un homme remplit sa bouteille d’eau à une fontaine publique, à Toulouse, le 15 août 2025.

Un homme remplit sa bouteille d’eau à une fontaine publique, à Toulouse, le 15 août 2025. ED JONES/AFP

 

Et d’autant plus que, dans leur rapport, les experts de l’Anses citent eux-mêmes des travaux épidémiologiques récentsassociant l’AMPA à un risque de cancer du sein. L’effet, largement dose-dépendant, n’est pas anecdotique : les 20 % de femmes les plus exposées à l’AMPA ont, dans cette cohorte, un risque de cancer de la glande mammaire plus que quadruplé, par rapport aux 20 % de femmes les moins exposées. Trop d’incertitudes, ont estimé les experts de l’Anses. Absence de contrôle de certains facteurs de confusion et petite taille de l’échantillon étudié (250 personnes) empêchent de classer l’AMPA autrement que « non pertinent ». Il sera donc considéré comme ne présentant aucun risque pour la santé humaine par les autorités gestionnaires du risque. N’y a-t-il là « aucun risque » comme l’infèrent deux actes administratifs publiés la veille de la Saint-Sylvestre, ou plutôt un « risque possible mais incomplètement démontré » ?