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Le biochar, ce nouvel or noir pour le climat qui fait rêver les industriels de la décarbonation

Juliette Raynal
14-18 minutes

Méconnu du grand public, le biochar cumule de nombreux avantages pour le climat et l'environnement. Fabriqué à partir de résidus forestiers et agricoles, il constitue un puissant puits de carbone, car il permet d'extraire et de piéger le carbone contenu dans les végétaux pendant plusieurs centaines d'années. Son procédé de fabrication, par pyrolyse, permet aussi de produire des énergies renouvelables de manière locale et décentralisée. Et, dans certains contextes, il améliorerait grandement la fertilité des sols. Mais, jusqu'à présent, son coût de production était exorbitant. Aujourd'hui, le développement du marché des crédits carbone change la donne et laisse entrevoir une croissance exponentielle.

(Crédits : dr)

Avez-vous déjà entendu parler du biochar ? Pour les spécialistes du climat, ce mot ne sonne pas comme une énigme... Dans le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), le vocable y est mentionné près de 200 fois. Le biochar, ou charbon végétal, est alors présenté comme une "negative emission technology", c'est-à-dire une solution de séquestration de carbone de long terme. Il est aussi présenté comme une substance permettant d'améliorer les propriétés physiques des sols. Encore à ses balbutiements, l'économie du biochar attire aujourd'hui jeunes pousses et grands groupes. En France, plusieurs acteurs comme Suez, Carbonloop ou encore NetZero se sont lancés sur ce marché qui s'apprête à exploser. Mais de quoi s'agit-il exactement ?

Le biochar prend la forme d'une poudre noire composée de petits granules et semblable à la poussière que l'on retrouve au fond des sacs de charbon de bois. Il est obtenu à partir de résidus de bois (résidus naturels ou industriels provenant de l'entretien des forêts, de l'agriculture ou de l'industrie du bois, comme les écorces, les bois de collecte ou les pailles) ou les résidus de cultures sèches (comme les coques de grains de café par exemple). Ces résidus, non valorisés, sont chauffés à environ 500 degrés, en absence d'oxygène afin d'éviter leur combustion qui les réduirait en cendres.

Un puissant puits de carbone

Ce procédé industriel, appelé pyrolyse, permet d'extraire le carbone des végétaux. En effet, au cours de leur croissance, les végétaux captent le carbone présent dans l'atmosphère lors du processus de photosynthèse. "Les végétaux constituent ainsi naturellement une pompe à carbone", explique Axel Reinaud, directeur général de la start-up NetZero, qu'il a cofondé, entre autres, avec le climatologue Jean Jouzel. Mais, avec le temps, lorsque les végétaux se décomposent, tout le carbone capté au cours de leur vie est à nouveau rejeté dans l'atmosphère.

Le biochar est considéré comme un puissant puits de carbone car il permet justement de piéger le carbone des végétaux et donc d'éviter que celui-ci retourne dans l'atmosphère et ce, pendant des centaines d'années. En effet, quand ce biochar est répandu dans le sol, celui-ci reste stable, il ne se dégrade pas. Ainsi, 80 % du carbone séquestré dans le biochar y reste définitivement.

Selon la qualité et sa teneur en carbone, "une tonne de biochar permet de piéger entre 2,5 et 3 tonnes équivalent CO2", précise Claire Chastrusse, directrice générale de la start-up CarbonLoop.

Par ailleurs, le biochar ne serait pas nocif pour les sols, bien au contraire. Selon de nombreuses publications scientifiques, il permet d'en améliorer la fertilité. Sa structure extrêmement poreuse, en fait une éponge naturelle pour retenir l'eau dans les sols soumis à un stress hydrique. Le biochar permet également de fixer les nutriments et de les mettre à disposition des plantes. De quoi limiter le recours aux engrais. Cet élément permet aussi d'améliorer le PH des sols et de favoriser le développement de la vie microbienne, nécessaire à l'absorption des nutriments par les plantes.

"Or, plus vous régénérerez les sols, plus ces derniers vont capter du carbone. C'est un cercle vertueux", fait valoir Claire Chastrusse.

Agriculture plus durable et énergies renouvelables

Les bénéfices du biochar ne s'arrêtent pas là. Lors de la pyrolyse de la biomasse : deux flux sont générés. Un flux solide : le biochar. Et un flux gazeux, constitué de méthane et d'hydrogène. La moitié de ce flux gazeux est utilisé pour alimenter le four à pyrolyse. L'autre moitié est utilisée pour faire tourner un alternateur afin de produire de l'électricité ou de la chaleur. Chez CarbonLoop, 3.000 tonnes de biomasse permettent de produire 4 gigawattheures d'électricité et 500 tonnes de biochar par an. Le système de production peut donc s'auto-alimenter et les gaz générés par la pyrolyse ne sont pas rejetés dans l'atmosphère.

"La pyrolyse est un procédé qui existe depuis une trentaine d'années", rappelle David Houben, enseignant-chercheur en sciences du sol à l'institut UniLaSalle de Beauvais. En réalité, cette technique vise à reproduire un phénomène observé sur les terres noires d'Amazonie (Terra Preta en portugais) redécouvertes dans les années 1970. "Ces sols sont incroyablement plus fertiles que les sols adjacents et les scientifiques ont compris que cette fertilité était liée à la présence de charbon enfoui dans le sol il y a plusieurs centaines d'années par les civilisations précolombiennes", détaille-t-il.

Par ailleurs, la recherche sur les applications industrielles du biochar connaît, depuis quelques années, une croissance exponentielle.

"Plus de 500 papiers scientifiques sur les bénéfices du biochar sont publiés chaque année", assure Dominique Helaine, directeur des solutions carbone chez Suez.

Le marché des crédits carbone change la donne

Si les bénéfices du biochar sont connus depuis de si nombreuses années, pourquoi sa production industrielle ne s'est-elle pas développée plus tôt ? "Car pendant longtemps, produire du biochar n'était pas rentable", répond Axel Reinaud.

"Le coût était prohibitif. En Europe, la tonne se situait entre 500 et 1.000 euros, ce qui est vraiment très élevé pour un amendement agricole. Personne ne pouvait se le payer", abonde David Houben.

Aujourd'hui,  l'essor du marché des crédits carbone change la donne car il transforme le modèle économique de la production de biochar. Pour rappel, un crédit carbone fonctionne comme un certificat immatériel. Il atteste qu'un projet de réduction ou de séquestration d'émissions de gaz à effet de serre a bien évité ou séquestré une tonne de CO2. Sur ce principe, une entreprise cherchant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre peut acheter des crédits carbone à une autre entité.

Les entreprises productrices de biochar peuvent ainsi s'appuyer sur une nouvelle source de revenus en vendant ces crédits aux compagnies engagées vers la neutralité carbone. Notamment les quelque 2.300 sociétés prenant part à la Science Based Targets initiative (SBTi), qui encourage les entreprises à définir des trajectoires de réduction alignées avec les objectifs de l'Accord de Paris sur le climat.

Une demande "absolument gigantesque"

Or pour atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050, le monde va devoir retirer énormément de CO2 de l'air car la réduction des émissions de CO2 ne sera pas suffisante.

"Il restera une part incompressible d'émissions liées à certains process industriels et à l'agriculture notamment. Cette part incompressible devra donc être compensée en dernier recours", explique Axel Reinaud. "Le Giec estime ainsi qu'à partir de 2050, il faudra retirer de l'atmosphère 5 à 10 milliards de tonnes de CO2 par an", poursuit-il.

En achetant un crédit carbone issu de la production du biochar, une entreprise pourra ainsi compenser une tonne équivalent CO2. Le tout, pour une somme comprise entre 100 et 150 euros.

"Le marché de l'élimination du carbone représente entre 1.000 et 2.000 milliards de dollars. C'est plus que le marché mondial de la génération électrique", souligne Axel Reinaud. "Sur ce marché, NetZero et sa technique de séquestration de carbone de longue durée est microscopique. Mais demain, nous serons une petite goutte de ce marché colossal", anticipe-t-il.

NetZero, qui vient de décrocher un prix d'un million de dollars dans le cadre d'un concours organisé par Elon Musk (le fondateur de Tesla et de SpaceX), ambitionne de séquestrer plus de deux millions de tonnes équivalent CO2 par an, dès 2031. La jeune entreprise, fondée en janvier 2021, a ouvert une première usine de production de biochar au Cameroun, dont la capacité de production devrait atteindre 3.000 tonnes par an. Deux autres usines devraient bientôt voir le jour au Brésil et, à terme, NetZero entend en ouvrir des centaines "car la demande en crédits carbone est absolument gigantesque", assure l'entrepreneur, dont le père, Guy Reinaud, est l'un des pionniers du biochar. La start-up prévoit de concentrer son activité dans les zones tropicales, là où la biomasse est accessible à bas coût et où il n'y a pas de conflits d'usages.

Une solution énergétique locale et décentralisée

NetZero n'est pas la seule jeune pousse tricolore à vouloir surfer sur le marché du biochar. CarbonLoop, spin off de la société Haffner Energy spécialisée dans la production d'hydrogène à partir de biomasse, nourrit, elle aussi, de grandes ambitions. La startup, dirigée par Claire Chastrusse, entend ainsi développer des unités de fabrication de biochar directement sur les sites de production industriels. Elle vise notamment des acteurs de l'agroalimentaire très consommateurs de chaleur, issue d'énergies fossiles, dans leurs procédés. Plutôt que d'avoir recours au réseau de gaz naturel, l'industriel peut se brancher directement à l'unité de production de Carbonloop qui, en plus du biochar, produit de la chaleur et de l'électricité renouvelable grâce à la biomasse. "C'est une solution locale et décentralisée, qui permet d'assurer une sécurité d'approvisionnement énergétique", vante sa dirigeante. L'objectif est de proposer "un service énergétique complet", explique-t-elle, en proposant également des crédits carbone à l'industriel en quête du net zéro.

Un premier projet devrait entrer en service à la mi-2023 sur le site d'une malterie dans les Yvelines (78). CarbonLoop vise aussi le marché de la mobilité lourde, puisque la pyrolyse permet également de co-produire de l'hydrogène. Elle devrait ainsi équiper une première station de ravitaillement dans le sud de l'Ile-de-France, fin 2023.

"Notre objectif est de pouvoir équiper 100 sites industriels et 100 stations à hydrogène à l'horizon 2030 et de capturer 1,5 million de tonnes équivalent CO2", détaille Claire Chastrusse.

Suez se lance au Canada

Ambitieuses, les deux pépites devront toutefois affronter des poids lourds sur ce marché, à l'image du groupe Suez. En juin dernier, le spécialiste du traitement des déchets a officialisé un partenariat stratégique avec l'entreprise canadienne Airex Energie dans ce domaine.

"La technologie d'Airex Energie nous a paru la plus intéressante et la plus avancée. Elle permet de produire plusieurs dizaines de milliers de tonnes de biochar par an", précise Dominique Helaine.

L'annonce, passée quasiment inaperçue il y a un an, devrait se concrétiser par la mise en service d'une première unité de production au Québec en 2023. "Ce sera l'une des plus importantes dans le monde. Notre ambition est de déployer une solution à grande échelle pour répondre aux objectifs de nos clients. Nous visons un million de tonnes de crédits carbone issus de biochar par an à l'horizon 2035", précise-t-il.

Pour les crédits carbone, Suez vise deux catégories de clients : les grands groupes engagés vers la neutralité carbone et les acteurs du trading de crédits carbone, qui revendent ces crédits à des acteurs de plus petite taille. Le spécialiste de la gestion des déchets débute au Canada, "qui a l'industrie forestière et menuisière la plus développée au monde", mais n'entend pas se limiter au marché nord-américain.

"Nous visons toutes les géographies où il y a des résidus de biomasse, mal exploités au sens de l'impact climatique, et la France constitue un marché prioritaire pour Suez", précise Dominique Helaine.

Quant aux applications du biochar, Suez a identifié une demi-douzaine de secteurs possibles, dont celui de la construction où le biochar pourrait être intégré au béton afin d'en améliorer ses propriétés géotechniques, tout en réduisant la part du ciment nécessaire. Le groupe tricolore s'intéresse également aux caractéristiques du biochar pour rendre plus performantes les opérations de méthanisation et de compostage. Autre application possible : l'utilisation de technosols à base de biochar et de compost pour favoriser l'implantation et la croissance des arbres en ville afin de mieux appréhender les épisodes pluvieux de plus en plus violents, tout favorisant la lutte contre les îlots de chaleur en périodes sèches. Une approche déjà expérimentée par la ville de Stockholm, en Suède.

Points de vigilance

L'industrie du biochar est, en effet, plus avancée en Europe du Nord, avec des entreprises comme la norvégienne Vow Asa, cotée en Bourse, ou encore les allemandes Carbonis et Pyreg. Malgré tout, l'Europe reste en retard par rapport aux Etats-Unis, avec 40.000 tonnes produites en 2021, contre une production supérieure à 1,5 million de tonnes sur le marché nord américain.

"Le marché du biochar va décoller, c'est indéniable, mais il faut être vigilant et s'assurer qu'il ne puisse pas y avoir des effets négatifs", prévient David Houbel.

Dans certains cas, en effet, le biochar pourrait diminuer les rendements des sols. "Des coopératives ont ainsi observé des pertes de rendements sur des cultures de blé avec un sol calcaire, car elles n'ont pas réfléchi aux propriétés du biochar. Or, il n'existe pas un biochar, mais des biochars, qui diffèrent selon les résidus utilisés, les paramètres de la pyrolyse et le contexte dans lequel ils sont appliqués. Il faut trouver la bonne équation", avertit le chercheur.

Ainsi l'utilisation du biochar comme amendement des sols serait beaucoup plus pertinente dans les contextes tropicaux, où les sols sont pauvres, que dans les régions tempérées, où les effets sur la fertilité sont beaucoup plus modestes. Si les atouts du biochar comme puits de carbone sont incontestables, une approche trop générique de son application dans les sols pourrait être néfaste. Pas de quoi, toutefois, inquiéter les acteurs économiques. Selon une étude publiée en février dernier, le marché mondial du biochar devrait connaître une croissance annuelle de 12% pour peser 365 millions de dollars en 2028.