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Enquête Libé

A France Culture, un «système de violence et de soumission» venu d’en haut

 

«Verticalité dictatoriale», «mise en insécurité», «humiliations»... Plusieurs collaborateurs de la radio publique dénoncent le management de Sandrine Treiner et de certains de ses adjoints. Quatre signalements ont été effectués pour harcèlement moral depuis le début de l’année.
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La directrice de France Culture, Sandrine Treiner, en novembre 2018. (Albert Facelly)

par Adrien Franque et Jérôme Lefilliâtre

publié le 21 septembre 2022 à 14h03

 

«Le malaise est énorme.» Lorsque l’on interroge cette figure d’antenne de France Culture sur l’ambiance qui règne au sein de la chaîne des idées et du savoir de Radio France, le constat fuse, brutal : «Les gens sont maltraités, essorés et tristes. Et d’autant plus car c’est une chaîne où l’on vient par ambition intellectuelle et humaniste, et dont certains repartent dégoûtés», explique cette voix bien connue, qui ne souhaite pas être nommée. Et de poursuivre : «A l’antenne, on prône l’horizontalité et la délibération ; en interne, on a affaire à une verticalité dictatoriale, avec une omni-directrice.»

Vu de l’extérieur, tout va bien à France Culture : le succès de la station dirigée depuis 2015 par Sandrine Treiner ne se dément pas, les résultats d’audience progressent. Mais derrière cette façade resplendissante, la réalité en interne est beaucoup moins reluisante, selon une vingtaine de personnes interrogées par Libération et qui ont en grande majorité requis l’anonymat. Depuis deux ans, France Culture connaît une vague de départs qui touche presque tous les métiers de la maison : producteurs d’émissions (c’est-à-dire les présentateurs) et attachés de production, journalistes et employés administratifs (notamment aux services communication et ressources humaines), jusqu’aux cadres de haut niveau.

 

Ce roulement va au-delà du renouvellement naturel d’une entreprise. Surtout, il s’effectue dans des conditions qui interpellent, avec une multiplication des arrêts de travail (dont ceux, qui ont marqué en interne, de l’ex-directrice de la communication et de l’ex-déléguée aux ressources humaines et à la gestion, toutes deux membres du comité de direction), de procédures aux prud’hommes et d’alertes adressées à la médecine du travail. D’après nos informations, au moins quatre signalements, portant des accusations de harcèlement moral et visant la direction de la chaîne, ont été effectués depuis le début de l’année. Ils ont été adressés à Estelle Trégouët, responsable de la qualité de vie au travail à Radio France, qui les a fait remonter à la présidente de Radio France, Sibyle Veil. Le dernier, qui date du 8 septembre, émane de la propre assistante de Sandrine Treiner.

A l’intérieur de l’entreprise publique, la situation est parfaitement connue. «Nous le disons dans les instances représentatives : attention à France Culture, reconnaît Bertrand Durand, élu central CGT. Il y a peu de place au débat, alors que Culture, c’est la place du débat. Nous avons alerté le directeur des ressources humaines de Radio France.» Sous couvert d’anonymat, un autre élu du personnel confirme : «Nous avons été sollicités de nombreuses fois sur des cas de harcèlement au travail. Mais c’est difficile de déclencher une alerte en bonne et due forme car ceux qui nous sollicitent ne veulent pas apparaître. Il y a une vraie terreur.»

«Ce n’est pas la Corée du Nord, mais c’est un régime très autoritaire»

Que se passe-t-il ? La plupart des témoignages recueillis mettent en cause le despotisme de Sandrine Treiner. Ils décrivent une patronne travailleuse et intellectuellement brillante, mais qui a aussi centralisé à l’extrême le pouvoir de décision dans la chaîne, ne supportant pas la moindre contestation, vivant chaque remarque ou refus comme une trahison. Résultat : les équipes vivent dans un climat permanent d’insécurité et d’arbitraire. «Ce n’est pas la Corée du Nord, mais c’est un régime très autoritaire, observe un ancien de la maison, parti l’an dernier de son propre fait. Sandrine a des velléités de contrôle absolu sur ce qui se passe. Comme elle ne sait pas s’entourer de gens lui apportant la contradiction, elle n’a plus que des courtisans autour d’elle.» A côté de la patronne aux pleins pouvoirs, deux dirigeants de Culture attirent aussi les reproches : le directeur des programmes, Jean Beghin, et le délégué à la production et l’antenne, Jean-Marc Claus. Sollicitée par Libé, Sandrine Treiner n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Un constat très partagé veut que le dialogue avec ces quelques chefs soit devenu impossible. «Dans les réunions du lundi ou du mercredi, qui rassemblent les équipes de la chaîne, plus personne ne parle, tout le monde attend que cela passe et sort en levant les yeux au ciel. Ce sont des longs monologues d’une heure de Sandrine Treiner, puis les membres de la direction parlent vingt minutes et on a le droit à deux ou trois questions à la fin. Mais si tu dis un truc contraire à la ligne officielle, tu te fais dézinguer. A Culture, il y a un climat de résignation très important», analyse un producteur qui a dû quitter la chaîne l’an dernier, non reconduit à l’antenne.

Une histoire interne est érigée par beaucoup en symbole : à la fin de la saison 2018-2019, lors d’une réunion dédiée, les attachés de production de l’émission quotidienne d’économie ont été invités par la directrice à formuler des remarques et des suggestions sur le programme. Ils ont parlé librement. Et ont été écartés dans la foulée. «C’est un système de violence et de soumission, qui neutralise par la peur», affirme une personne ayant exercé des fonctions d’encadrement à France Culture. «Le ton permanent, c’est de dire aux équipes qu’elles racontent des conneries, qu’elles doivent tout à France Culture, que c’est le plus bel endroit du monde et qu’elles ont de la chance d’y travailler, constate l’élu du personnel cité plus haut. Tu n’es qu’une petite main, jamais ton savoir-faire n’est reconnu.» Une attachée de production parle de «politique de dénigrement généralisé».

 

Selon la plupart des témoignages, ce climat peu propice à l’échange est nourri au quotidien par des brimades, vexations et représailles exercées par les dirigeants déjà nommés. «On se prend des roustes. Il y a beaucoup d’humiliations, en public, en petit comité, en privé», résume une personne qui a figuré en haut de l’organigramme jusqu’à l’année dernière. Nombreux sont ceux qui évitent désormais de traverser l’open space de la direction, préférant faire un détour par l’étage d’en dessous, en remontant ensuite par un escalier. «T’as toujours peur de te prendre un scud, du genre “qu’est-ce que t’es conne”», se souvient une ancienne attachée de production, écartée de la radio après avoir refusé un poste que voulait lui imposer sa patronne. Ex-producteur délégué et éphémère critique littéraire, Jean-Christophe Brianchon en a fait les frais : «Au lendemain de ma toute première chronique, j’ai croisé Sandrine Treiner dans un couloir. Elle m’a lâché en passant, sans me regarder : “Ta chronique, ça donne envie de se foutre en l’air.”»

Les anecdotes illustrant le tempérament explosif de la patronne de France Culture courent les couloirs de la station. Entre deux portes, on se raconte l’histoire d’une animatrice bien en place soudainement bannie de l’antenne après avoir refusé une émission qu’elle jugeait mal payée, celle d’un salarié s’étant fait hurler dessus publiquement pour avoir demandé une augmentation, celle d’un réalisateur chevronné interdit de documentaires estivaux (les Grandes traversées) sur décision de Sandrine Treiner…

 

«Il s’agit de mettre tout le monde en tension»

Convoquée en fin de saison alors que sa reconduction n’avait pas été confirmée, une productrice s’est vu poser la question suivante par sa supérieure, chewing-gum à la bouche et pieds sur la table : «Qu’est-ce que tu fais là, à France Culture ?» Aucune critique ne lui avait jamais été formulée avant ce tête-à-tête, malgré plusieurs années de collaboration. A un rendez-vous similaire, un producteur s’est lui aussi fait rabrouer en des termes peu amènes : «Sandrine Treiner prend la liste de mes émissions et elle m’enchaîne : il n’y a rien de bien, tout est pourri, ça, on s’en fout, cet invité on ne connaît pas, c’est nul, on ne sait pas à qui on parle, tu te fais plaisir, etc.» raconte-t-il. Quelques jours plus tard, il recevra une lettre recommandée annonçant sa fin de collaboration avec la radio où il a travaillé plus de dix années, dont certaines au service d’émissions à grand succès.

Jean-Christophe Brianchon a vécu une expérience encore plus étrange et violente. Présent depuis dix ans dans les équipes de production, le trentenaire s’attendait à rempiler, comme chaque année, à la production déléguée des Matins d’été en mai 2021. Sauf qu’à cinq jours du début de l’émission, pas de nouvelles. Inquiet, il demande une entrevue à Jean Beghin. Pour toute réponse du directeur des programmes, il reçoit une erreur manifeste de transfert de mail vers Sandrine Treiner : «Help, il veut me voir. Je vais lui dire “va mourir, la patronne te hait”». Un message entrecoupé de quatre émojis qui pleurent de rire. «J’avais cumulé une centaine de contrats chez eux, raconte l’intéressé. Je pensais que cet historique m’assurait d’être au moins traité avec politesse.» Des excuses maladroites de Jean Beghin suivront. Puis, plus rien. Mis à l’écart, Jean-Christophe Brianchon devient victime d’insomnies, envisage un temps de prendre sa revanche aux prud’hommes, avant d’abandonner. Cette mauvaise expérience lui a fait arrêter le journalisme.

Bien considéré par la direction pendant un temps, il avait vu ses relations avec Sandrine Treiner se détériorer subitement à partir de 2017. Il venait alors de démissionner d’un poste de producteur délégué de la Grande tablequ’elle lui avait confié. Souffler le chaud et le froid, une méthode rodée de «mise en insécurité» selon une ex-voix de l’antenne : «Elle te fait la gueule ou te porte au pinacle. Il s’agit de mettre tout le monde en tension.» Tous ne brossent cependant pas un portrait terrible de leur directrice : «Je lui ai parlé de choses très personnelles, elle a été très à l’écoute, se souvient une journaliste en vue, qui n’est pas partie à cause d’elle. Elle n’est pas d’humeur égale mais j’ai connu bien pire ailleurs.»

D’autres évoquent une chaîne obligée de se mettre au diapason de Sandrine Treiner, «un état de dépendance», comme le formule un ancien producteur :«Ça devient infantilisant, on cherche constamment son assentiment.» La période du Covid a accentué tous ces désagréments : les mails venant de la direction se sont multipliés, à toute heure du jour et de la nuit, et certaines émissions, auparavant enregistrées, sont passées en direct. Modifiant en profondeur le quotidien des équipes de France Culture. Face au manque de considération durant cette période, 26 attachés de production se sont rassemblés dans un groupe WhatsApp et ont demandé collectivement des réunions à intervalles réguliers avec leurs supérieurs : «On a réussi à installer un rapport de force», explique une de ces «attapro».

Droit de vie ou de mort sur les émissions

Pour beaucoup, l’atmosphère pesante à France Culture est aussi la conséquence des conditions de travail à Radio France. Si une vague de titularisation en CDI a récemment profité à certains attachés de production et réalisateurs, une grande partie des producteurs et leurs équipes restent en CDD d’usage (des contrats d’un an renouvelés ou non en fin de saison). Et se savent donc en sursis une fois le mois de mai arrivé. Sandrine Treiner jouerait particulièrement de ce droit de vie ou de mort sur les émissions. «Elle installe un pouvoir de dépendance avec les producteurs, confirme un ancien cadre de la chaîne. Etre sur la grille ou pas ? Le rapport est immédiatement perverti par cette question. Les producteurs se soumettent très vite à cette tyrannie car leurs jobs en dépendent.»

Des producteurs recueillent néanmoins ses faveurs, soit parce qu’elle les estime, tels Arnaud Laporte (Affaires culturelles) ou Guillaume Erner (les Matins), soit parce qu’ils acceptent ce rapport de soumission. Signe de son contrôle total sur les émissions, la patronne va jusqu’à s’insinuer dans la composition des équipes de production : «On casse les équipes qui s’entendent bien, pour éviter les contre-pouvoirs», raconte un réalisateur. A l’intérieur de la chaîne, certains estiment que la Fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin s’est aussi terminée parce que l’émission était devenue un bastion trop soudé.

Malgré les rapports tendus avec la direction, les salariés ne veulent pas quitter France Culture. Beaucoup sont des surdiplômés de l’ENS ou de Sciences-Po, souvent jeunes, et la chaîne reste un endroit rare – intellectuellement stimulant, avec une mission de service public – dans le secteur des médias. Les rémunérations n’y sont pourtant pas mirobolantes. Une ancienne collaboratrice spécialisée (c’est-à-dire une attachée de production sans CDI) raconte qu’on lui demandait une «hyper disponibilité, plus de cinquante heures de travail par semaine pour un salaire pas terrible pour Paris, 1 600 euros net mensuels après impôts». Après avoir pointé des dysfonctionnements au sein de sa quotidienne auprès du service RH de France Culture, elle a été mise à l’écart de l’émission et affectée à un job intérimaire. Puis, à la fin de son CDD, plus jamais rappelée.

Un ancien proche collaborateur de la directrice, qui ne conteste pas sa volonté de contrôle absolu, souligne qu’elle met «beaucoup d’énergie, de sa vie personnelle, de son temps dans France Culture. C’est aussi ce qui fait que la chaîne connaît de tels succès». La station a ainsi gagné un demi-million d’auditeurs en cinq ans selon les audiences de Médiamétrie, mais est surtout devenue incontournable en podcast, deuxième radio de France la plus écoutée en replay. Le même ex-collaborateur réduit le malaise dans les équipes à une poignée de salariés insatisfaits de son «management intense» : «Le fait de ne pas être dans les papiers de la directrice, est-ce que ça mérite un article dans la presse nationale ?»

 

«Des gens très qualifiés s’en vont»

Passée par les pages Livres du Monde et France 24, Sandrine Treiner est arrivée à la direction des programmes de Culture au début des années 2010, un choix du directeur de l’époque, Olivier Poivre d’Arvor. Elle prendra sa place en 2015, nommée par le PDG de Radio France Mathieu Gallet. Une récompense pour sa loyauté pendant la grève historique de la même année, et pour son travail jusque-là comme directrice des programmes. Ces dernières années, portée par les bons résultats, Sandrine Treiner a songé à postuler à la présidence d’Arte en 2020, puis, en 2022, à la direction de France Inter, laissée vacante par Laurence Bloch – les deux femmes ne s’apprécient pas. Le poste a finalement été confié à l’ancienne productrice des Chemins de la philosophie sur Culture, Adèle Van Reeth. Le job de numéro 2 de Radio France, directrice des antennes, lui est aussi passé sous le nez, attribué à Bloch par Sibyle Veil. A chaque fois, sa réputation de brutalité lui a valu de fortes résistances internes, avant même qu’elle ne postule.

Dans l’affaire, le laisser-faire qui prévaut au sommet de Radio France interroge. Secouée ces dernières années par des affaires de harcèlement sexuel et critiquée pour ses conditions de travail, l’entreprise publique a agi dans le domaine. Mais dans le cas de France Culture, où les accusations pourraient relever du harcèlement moral, elle semble en retrait. Parce que Sandrine Treiner obtient des résultats d’audience inespérés ? Le laxisme de Radio France étonne aussi parce que cette situation coûte à l’entreprise. Financièrement, d’abord : des collaborateurs épuisés quittent France Culture avec des indemnités obtenues aux prud’hommes ou par rupture conventionnelle. En compétences, ensuite : «Des gens très qualifiés s’en vont», constate un élu du personnel.

D’après une source interne, Sibyle Veil, candidate à un nouveau mandat à la tête de l’entreprise publique, aurait expliqué à Estelle Trégouët, la responsable de la qualité de vie au travail, «ne pas vouloir couper des têtes».Après les signalements intervenus début 2022, la présidente de Radio France est intervenue directement auprès de Sandrine Treiner et a imposé un coaching en management à la direction de France Culture. «Le lendemain [de ce recadrage], Sandrine Treiner était transformée, souriante, disant bonjour à tout le monde», se souvient une ex-collaboratrice. Mais d’après nos témoins, ce changement d’attitude n’a pas duré.

Une ancienne salariée de France Culture, virée par Sandrine Treiner, refuse d’accabler cette dernière, préférant voir en elle la conséquence d’une attitude globale dans l’entreprise publique : «Pour moi, le problème vient d’en haut à Radio France. Oui, la direction de Culture est autoritaire et il y a une situation de crise. Mais c’est parce que la radio publique est entrée dans une logique de compétition et de chiffres. Cela entraîne des comportements problématiques.» «Il ne devrait pas y avoir ce genre d’ambiance pestilentielle dans une station sans enjeux commerciaux», commente un ancien directeur d’antenne.

Contactée par Libé, la présidence de Radio France n’a pas voulu répondre à nos questions. Elle a préféré nous transmettre un communiqué confirmant que «quatre salariés ont saisi ces dernières années la cellule de signalement pour une situation en lien avec le comité de direction de France Culture, chacun dans des circonstances différentes», mais qu’aucun «n’a établi l’existence de manquements du management». Elle fait enfin valoir que «Sandrine Treiner et le comité de direction de France Culture ont mis en place des occasions régulières de dialogue au sein de la chaîne, au travers notamment de réunions hebdomadaires avec les différents métiers qui y exercent, afin que chacun puisse s’exprimer, mieux être informé et participer à la vie de la chaîne. Si d’autres mesures étaient nécessaires, la direction de France Culture est prête à les mettre en œuvre.»