Le meurtre de l'Afro-Américain George Floyd à Minneapolis (Minnesota) le 25 mai 2020 a suscité dans le monde une vague d'indignation légitime. En marge de celle-ci, on a aussi entendu des extrémistes attribuer aux « Blancs » (Européens) tous les péchés de la Terre et en particulier le crime de l'esclavage. Gardons-nous de ce raccourci indigne...
Un siècle et demi ans après son abolition dans les colonies françaises, l’esclavage revient au cœur des enjeux mémoriels. Le phénomène est corrélé à l'émergence en France d'une importance diaspora d'Afrique subsaharienne et à la montée de revendications « racialistes ».
Tout a commencé en 2001 avec la loi Taubira qui a fait de la traite européenne (et elle seule) un crime contre l’humanité. Le 10 mai, anniversaire de cette loi, est devenu une Journée des « Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions ». L'initiative serait louable si elle ne trichait pas avec l'Histoire et une réalité universelle ô combien complexe et nuancée (note).
L'esclavage: une réalité quasi-universelle
L’esclavage fut une institution très répandue sous l’Antiquité à de rares exceptions près (Ancien Empire égyptien, Crète, Étrurie) comme l'a rappelé la série Les routes de l'esclavage diffusée sur Arte le 1er mai 2018. Il était avant tout la conséquence des guerres, les captifs ayant vocation à servir leurs maîtres.
Au Moyen Âge, dans les régions de peuplement slave, les Balkans et l'Europe orientale, l'absence d'États forts facilita les razzias d'esclaves par les voisins : Européens, Arabes et Mongols. C'est à ce moment-là que, dans nos langues, le mot esclave, dérivé de Slave, se substitua au mot latin servus.
En Afrique subsaharienne, du fait de l’abondance des terres et de la rareté des hommes, c’était le nombre d’esclaves et de femmes (polygamie) qui déterminait le rang social de chacun, au contraire de l’Europe ou de l’Extrême-Orient, où la richesse se mesurait à la possession de terres. « Pour autant que la notion de la propriété de la terre n'existait pas, les hommes et les femmes constituaient la seule source de richesse. Leur capture et leur commerce, par la guerre ou autrement, animaient les conflits entre les royaumes », rappelle ainsi l'historien Marc Ferro (note).
Quand les Arabes musulmans entrèrent en relation avec les chefs africains au VIIIème siècle, ceux-ci trouvèrent surtout à leur vendre des esclaves et de l’or en échange des biens manufacturés venus d'Orient. L'Afrique subsaharienne devint ainsi la première source d'esclaves pour les Orientaux et, peu à peu, dans le monde musulman, l’esclave se confondit avec le noir, les mêmes termes désignant souvent en arabe l’un et l’autre.
Le racisme à l'égard des Africains noirs est ainsi né avant l'An Mil dans l'empire arabe, avec même une justification religieuse donnée par des théologiens musulmans, la « malédiction de Cham », en référence à un personnage de la Bible. Maudits, les esclaves noirs l'étaient par la castration préalable qui en tuait la grande majorité avant que les survivants ne servent comme eunuques dans les plantations de basse Mésopotamie ou les harems de Bagdad et du Caire !
Ainsi peut-on lire sous la plume de l'historien Ibn Khaldoun (1332-1406) : « Il est vrai que la plupart des noirs s'habituent facilement à la servitude ; mais cette disposition résulte, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, d'une infériorité d'organisation qui les rapproche des animaux brutes. D'autres hommes ont pu consentir à entrer dans un état de servitude, mais cela a été avec l'espoir d'atteindre aux honneurs, aux richesses et à la puissance » (Les Prolégomènes, IV).
À la même époque, dans la chrétienté occidentale, l'esclavage tomba en désuétude et il en vint à être réprouvé jusqu'à inspirer au roi de France Louis X, en 1315, un célèbre édit selon lequel « le sol de France affranchit l'esclave qui le touche ».
Les chrétiens occidentaux redécouvrent l'esclavage
Du fait du regain du commerce dans la Méditerranée, les Européens de la fin du Moyen Âge redécouvrirent néanmoins l'existence de l'esclavage et s'en accommodèrent tout en le réprouvant (cette attitude est comparable à la nôtre vis-à-vis de l'exploitation des femmes et des enfants dans les usines de Chine ou du Bangladesh). Marco Polo, par exemple, acheta au cours de ses voyages en Orient un esclave qu'il affranchit sur son lit de mort. Comme le voyageur génois, des négociants italiens, espagnols et portugais achetaient des esclaves sur les marchés orientaux pour leurs besoins domestiques.
Au milieu du XVe siècle, des marins portugais en quête de profit eurent aussi l'idée d'acheter des esclaves au fur et à mesure de leur progression le long des côtes africaines et de les revendre à Lagos, au Portugal, pour travailler dans les plantations sucrières établies au sud de la péninsule ibérique (le même phénomène est en voie de se reproduire au XXIe siècle à la faveur de la grande migration africaine : des migrants sont asservis par des entrepreneurs sans scrupules dans les latifundias d'Andalousie et des Pouilles).
Les Portugais établirent aussi sur la petite île tropicale de Sao Tomé une première colonie à vocation sucrière, avec des esclaves achetés au roi du Kongo. Il n'y avait pas de connotation raciale dans ce commerce singulier. Des Africains christianisés y participaient aux côtés des Portugais et possèdaient eux-mêmes des esclaves. Une partie d'entre eux s'intégra même à la société aristocratique de Lisbonne.
Ayant mis le pied au Brésil, les Portugais y reproduisirent en 1516 les plantations sucrières qui avaient fait la fortune de Sao Tomé. Dans le même temps, les Espagnols importèrent des esclaves africains aussi bien que des travailleurs européens dans leurs colonies du Nouveau Monde. Ce trafic se développa très vite en dépit des condamnations pontificales.
Le mercantilisme au service de l'économie esclavagiste
La traite atlantique prit de l’ampleur au XVIIème siècle et au XVIIIème, le mal-nommé Siècle des Lumières. Elle fut encouragée par une idéologie qui avait à l'époque cours en Europe, le mercantilisme : pour la prospérité de leur État, les gouvernants croyaient ainsi utile de subventionner l'économie sucrière et le commerce négrier... La traite fut aussi rendue possible parce que, sur les côtes du golfe de Guinée, des chefs africains se montraient désireux de vendre leurs propres esclaves aux navires de passage. Cela relevait pour eux d’un commerce ordinaire, grâce auquel ils pouvaient s'approvisionner en biens manufacturés et en armes.
Dans les colonies hispaniques, encore imprégnées d’esprit médiéval, les esclaves étaient assimilés aux anciens serfs ; les préjugés raciaux étaient limités et les métissages fréquents. Dans les colonies françaises et anglaises, d’esprit plus moderne, l’esclavage avait un caractère plus formaliste. Il était ressenti comme une aberration morale et néanmoins pratiqué parce qu’il apportait du confort à bon compte, un peu comme aujourd’hui nous persistons à brûler du pétrole pour notre agrément tout en ayant clairement conscience de détruire la planète. À l'image de nos bourgeois des villes qui votent écolo mais ne se priveraient pas d'un voyage aux antipodes, Montesquieu écrivit de fort belles pages pour dénoncer l'esclavage tout en plaçant une partie de sa fortune dans des commerces qui pratiquaient le commerce triangulaire.
Quand le ministre de Louis XIV Jean-Baptiste Colbert fut avisé par les gouverneurs de quelques îles à sucre de l'indigne façon dont les planteurs traitaient leurs esclaves, il s'attela à un règlement, plus tard appelé Code noir, en vue de raffermir l'autorité du roi sur ces îles et limiter l'arbitraire des planteurs. Pouvait-il faire plus ?...
Un siècle plus tard, en 1794, l'assemblée révolutionnaire de la Convention allait apporter la réponse en conférant la citoyenneté française aux libres de couleur et en abolissant l'esclavage. Autrement dit, à peine la qualité de citoyen dotée de droits civiques fut-elle inventée qu'elle fut conférée par la France à tous ses enfants sans considération de couleur (ou de religion). Une première planétaire !...
Au même moment, par une démarche radicalement opposée à celle de la France, les jeunes États-Unis durcissaient les conditions de l'esclavage sous la pression de l'industrie cotonnière (note). Ils inventaient qui plus est le racisme moderne en lui donnant une forme juridique : par le Naturalization Act du 26 mars 1790, le gouvernement américain offrait généreusement la citoyenneté aux free white persons (« personnes libres blanches »), autrement dit aux immigrants européens de bonnes mœurs, sous réserve qu’ils aient deux ans de résidence dans le pays. Il excluait sans le dire les autres immigrants et surtout les esclaves et affranchis africains et les Indiens eux-mêmes !
La morale sera sauve, peut-on dire, puisque toutes les régions du monde qui ont pratiqué (ou pratiquent encore) l’esclavage figurent parmi les plus pauvres de leur catégorie. Du sud des États-Unis - bien plus pauvre que le Nord et l'Ouest - à l'Inde en passant par la péninsule ibérique, l’Amérique tropicale, l’Afrique sahélienne et le Moyen-Orient, l’asservissement des hommes n’a jamais produit d’enrichissement durable.
L’esclavage et ses produits dérivés, le sucre, le café et le coton, ont pu être une source d’enrichissement spéculatif. Ils n’ont jamais été un facteur de progrès de la même façon qu'aujourd'hui, le pétrole et le gaz peuvent outrageusement enrichir certains oligarques sans générer pour autant de développement.
On peut en effet observer que la révolution industrielle à l'origine de la prospérité de l'Europe et des États-Unis s'est forgée dès le Moyen Âge dans les États de droit tels que l'Angleterre, le Bassin parisien, les pays rhénans et la plaine du Pô. Elle s'est épanouie au XIXème siècle dans ces régions et en Nouvelle-Angleterre (le Nord-Est des États-Unis), sans relation directe avec les systèmes esclavagistes.
Clientélisme électoral et mémoire
Au vu de ce bref survol de l'Histoire, on peut se demander s'il est bien nécessaire de nous déchirer entre Français à propos d'un fléau quasi-universel que notre pays n'a eu de cesse de combattre depuis plus d'un siècle et demi et auquel la majorité de nos concitoyens n'a jamais pris la moindre part, pas plus que leurs ancêtres jusqu’à la trentième génération.
Ne faudrait-il pas plutôt se préoccuper de la résurgence de l’esclavage en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient ou encore en Asie du sud (esclavage pour dettes, ventes d'enfants, capture de migrants) ?
Publié ou mis à jour le : 2020-06-22 06:03:35