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Un cabinet de conseil a utilisé Richard Ferrand comme cheval de Troie au Parlement

L’ancien président de l’Assemblée nationale a été mandaté par la multinationale Accenture pour affaiblir la loi sur l’encadrement des activités des cabinets de conseil, deux ans après l’affaire McKinsey, selon des informations de Mediapart.

Antton Rouget

6 février 2024

 

DeuxDeux ans après le scandale McKinsey, la proposition de loi (PPL) sur l’intervention des cabinets de conseil devait permettre à la puissance publique de reprendre la main sur ce « phénomène tentaculaire » ayant progressivement grignoté l’appareil d’État, selon les conclusions d’une commission d’enquête sénatoriale. Mais, le risque est désormais grand que le texte accouche d’une souris, après avoir été vidé de mesures ambitieuses lors de son examen à l’Assemblée nationale, du 24 janvier au 1er février, sous l’influence des représentants du secteur.

 

Tandis que l’État et ses opérateurs ont dépensé plus d’un milliard d’euros en prestations de conseil en 2021, la Fédération Syntec (organisation patronale des cabinets de conseil) a en effet présenté une série d’amendements visant à limiter la portée de cette proposition de loi, portée par la sénatrice Éliane Assassi (Parti communiste français) et le sénateur Arnaud Bazin (Les Républicains).

Mais la partie s’est aussi jouée en coulisses, où d’autres acteurs ont œuvré plus discrètement pour affaiblir les dispositions les plus contraignantes, notamment en matière de transparence et de prévention des conflits d’intérêts.

 

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Richard Ferrand à l’hôtel Matignon le 29 juin 2022. © Photo Eric Tschaen / REA

Selon les informations de Mediapart, l’un des géants du secteur, le cabinet Accenture, s’est ainsi adjoint les services de l’ancien président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand, qui a quitté le perchoir en juin 2022 mais conserve une influence importante au sein des cercles de pouvoir, pour peser de tout son poids sur les débats parlementaires en cours. S’il ne dispose plus de mandat électif, Richard Ferrand, 61 ans, a conservé une influence importante à l’Élysée (il est un des « visiteurs du soir » d’Emmanuel Macron), au gouvernement (son nom revient régulièrement comme « premier ministrable »), et à l’Assemblée (où il se plaît à jouer le rôle de « vieux sage »).

 

Cumulant 50,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2021, Accenture joue gros avec cette proposition de loi qui vise à rehausser le poids des pouvoirs publics dans leur rapport avec le privé. Cotée en bourse, l’entreprise est un interlocuteur privilégié de plusieurs ministères régaliens (l’Intérieur ou la Défense, par exemple), auxquels elle vend des conseils en informatique.

 

Au moment de la crise sanitaire du Covid-19, Accenture est aussi devenu un des principaux prestataires d’un ministère de la santé totalement dépassé par les événements, aux côtés de McKinsey, tandis que le ministère de l’économie et des finances a également fait appel à ses services, là encore avec McKinsey, pour l’élaboration d’un plan d’économies à partir de 2022. 

 

L’intervention de Richard Ferrand s’est faite par l’entremise de sa société personnelle, nommée Messidor, qu’il a créée en août 2022, tout juste deux mois après sa défaite aux élections législatives dans sa circonscription du Finistère. Dès les jours suivants, l’ex-président de l’Assemblée s’active auprès de plusieurs représentants d’Accenture – son président pour la France et le Benelux Olivier Girard ou le directeur associé chargé des relations institutionnelles Jean-Marie Boutin – pour l’implantation de nouveaux bureaux à Brest. Ce projet, officiellement présenté lors du sommet « Choose France » organisé par Emmanuel Macron, le 11 juillet 2022 à Versailles, doit permettre la création de « 500 emplois » sur place, selon l’entreprise.

 

Le site brestois est inauguré un peu plus d’un an plus tard, le 10 novembre 2023. « On est au rendez-vous, on avait annoncé une centaine de recrutements au bout d’un an, on a réussi avec l’appui de tout l’écosystème breton, qui a été très aidant. Je suis confiant qu’on réussira à atteindre notre objectif », se félicite alors Olivier Girard, devant un parterre de personnalités politiques locales – que Richard Ferrand a contribué à faire venir, en faisant jouer son carnet d’adresses. Un temps annoncé à la cérémonie, le ministre du travail, Olivier Dussopt, n’est finalement pas présent ; mais il a quand même tenu à adresser un petit message de félicitations en vidéo.

 

Faire « sauter » le contrôle accru

Deux semaines plus tard, le président Olivier Girard convie Richard Ferrand à déjeuner à Paris. Les chantiers sont multiples, Accenture souhaitant notamment développer son influence dans les débats liés à l’intelligence artificielle – l’entreprise aimerait notamment organiser un événement à ce sujet avec le Conseil économique, social et environnemental (Cese), en présence du commissaire européen Thierry Breton –, mais surtout se positionner par rapport à la proposition de loi d’encadrement des activités de conseil, qui doit être débattue à l’Assemblée début 2024.

 

Sa première mouture, adoptée par le Sénat le 18 octobre 2022, prévoit plusieurs dispositions qui inquiètent grandement l’état-major d’Accenture en France, s’agissant notamment des pouvoirs qu’elle confère à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour lutter contre les conflits d’intérêts. L’article 13 du texte, par exemple, permet d’octroyer à cette autorité administrative indépendante un pouvoir de sanction, pouvant aller jusqu’à l’exclusion des marchés publics pour une durée maximale de trois ans, en cas de non-respect de nouvelles obligations de transparence. 

 

Ces dispositions sont justifiées par le « climat d’opacité » dans lequel évoluent les cabinets de conseil, selon les sénateurs. Ces derniers avaient insisté lors de la présentation de la PPL sur le fait que les consultants « souhaitent rester en coulisses ou “behind the scene”, pour reprendre une expression utilisée par l’un d’entre eux pendant la crise sanitaire »

 

Mais, au sein d’Accenture, cette évolution vers plus de transparence, et un contrôle accru de la HATVP, est clairement identifiée à la fois comme un « risque » « juridique » et une menace pour le « business », selon les éléments recueillis par Mediapart. En lien avec le chef du secteur « santé & administration » d’Accenture, Kiryakos Chebel, le responsable de la « stratégie gouvernementale » Samuel Tamba estime ainsi, en amont de la présentation du texte à l’Assemblée, qu’il faut se mobiliser pour faire « sauter » les articles de loi les plus problématiques à ses yeux.

 

Accenture craint notamment que les nouvelles règles de transparence entravent son activité, mais aussi que l’État diminue son recours aux cabinets de conseil. Voire que la nouvelle législation française inspire in fine le cadre réglementaire européen. Le passage du texte à l’Assemblée est jugé d’autant plus crucial pour empêcher ce funeste projet que les chances de « gagner » des arbitrages en seconde lecture au Sénat sont considérées comme « minces », du fait du consensus politique qui se dégage au sein de la chambre haute.

 

Un rendez-vous avec Sacha Houlié

Au même moment, Richard Ferrand rencontre, le 7 décembre, le président de la commission des lois de l’Assemblée, Sacha Houlié. Les deux hommes se connaissent bien : soutiens de la première heure d’Emmanuel Macron, ils ont siégé ensemble cinq années durant sur les bancs de la majorité présidentielle, dont ils ont incarné « l’aile gauche ».

 

Contacté par Mediapart, Richard Ferrand n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien sur l’objet de sa mission pour Accenture. En tant qu’ex-président de l’Assemblée nationale, il n’est pas soumis (contrairement aux membres du gouvernement ou collaborateurs ministériels) à un contrôle de la HATVP sur la compatibilité entre ses nouvelles activités au service du privé avec ses anciennes fonctions publiques.

 

Également interrogé, Accenture a affirmé que son « point de vue » est représenté exclusivement par Syntec Conseil et Numeum – deux organisations professionnelles – lors des débats parlementaires. « Nous n’avons mandaté personne d’autre pour nous représenter », a aussi déclaré l’entreprise. Relancée sur le rôle précis de Richard Ferrand, elle n’a plus donné suite.

 

Sacha Houlié a pour sa part confirmé le rendez-vous du 7 décembre mais conteste en revanche avoir échangé avec Richard Ferrand sur la PPL visant les cabinets de conseil, sur laquelle sa commission devait débattre un mois plus tard. « Nous n’avons parlé que de la loi immigration [alors en débat au Parlement ndlr] et de ses conséquences, et croyez-moi, il y avait beaucoup à dire à ce sujet », a exposé à Mediapart le député de la Vienne.

 

Comment expliquer, dans ce cas, que le rendez-vous ait été consigné, chez Accenture, comme faisant partie de la stratégie de l’entreprise vis-à-vis de la proposition parlementaire ? L’ex-président de l’Assemblée n’aurait-il pas profité de sa conversation politique avec Sacha Houlié sur la loi immigration pour lui glisser discrètement des recommandations sur le texte sur les cabinets de conseil ?

 

« Je vous assure que la vraie et seule préoccupation de ce mois de décembre a été la loi immigration. Je ne sais pas si ça a été l’objectif du rendez-vous mais nous n’avons parlé que de cela avant d’être interrompus par Manuel Valls et que je regagne l’Assemblée nationale », rétorque Sacha Houlié, en précisant qu’il ne savait pas que son ancien collègue travaillait avec Accenture.

Il y a une forme de collusion étrange, pas forcément saine, entre la majorité et les cabinets de conseil.

La sénatrice Éliane Assassi (PCF) et le sénateur Arnaud Bazin (LR)

Au sein du cabinet de conseil, l’ex-président de l’Assemblée – qui a aussi offert ses services au milliardaire Daniel Kretinsky – a également aidé à cartographier les député·es de la commission des lois, en identifiant les profils les plus favorables à la proposition de loi, et ceux qui, à l’inverse, ne souhaitaient pas un contrôle accru du secteur.

 

Lorsque ce travail a commencé, la députée Renaissance des Yvelines Marie Lebec, qui fut consultante pour Euralia (cabinet spécialisé sur les affaires publiques franco-européennes), était rangée dans le camp des élu·es favorables à un détricotage de la proposition de loi. Le poids de celle qui fut, en juillet 2023, corapportrice de la mission flash sur l’encadrement des activités des cabinets était déjà important au sein de la commission des lois.

 

Mais son rôle est devenu plus déterminant encore à partir du remaniement de janvier 2024, au cours duquel la jeune députée a été promue au poste de ministre des relations avec le Parlement. Contactée par Mediapart sur ses interactions avec Richard Ferrand autour du texte de loi, Marie Lebec ne nous a pas répondu.

Une chose est sûre : Accenture ne s’était pas trompé sur sa vision de la PPL, puisque c’est bien Marie Lebec qui, après que le texte eut passé un premier tamis en commission, a présenté dans l’hémicycle, vendredi 2 février, une série d’amendements du gouvernement pour limiter encore plus les règles de transparence, suscitant l’incompréhension de l’opposition. « Offrons la possibilité à la HATVP de remplir sérieusement ses missions et de conduire son office. Si elle le souhaite et si elle l’estime nécessaire, permettons-lui de faire des contrôles sur place. Aucun argument rationnel ne peut s’y opposer », a tenté de plaider au cours des débats le député La France insoumise (LFI) Frédéric Mathieu, en désespoir de cause.

 

Cette modification brutale du texte, après son passage en commission, a également surpris au Sénat. Dénonçant un « acharnement du gouvernement à dénaturer » l’esprit du projet initial, Éliane Assassi et Arnaud Bazin ont conjointement qualifié la stratégie de l’exécutif de « grave erreur ». Le gouvernement a proposé des « mesures qui dévitalisent le texte », ont-ils ensuite dénoncé, estimant que cette attitude « renforce le diagnostic de [leur] commission d’enquête, à savoir qu’il y a une forme de collusion étrange, pas forcément saine, entre la majorité et les cabinets de conseil ».