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A Marseille, le procès dantesque d’un arracheur de dents

A Marseille, le procès dantesque d’un arracheur de dents

Stéphanie Harounyan 24/02/2022

6 min de lecture

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Comme un réflexe, la main de Saleha Nait Ali remonte pour cacher ses dents. «Dès que je souris c’est comme ça, elle vient toute seule», s’excuse presque la quinquagénaire. Elle garde bouche close aussi sur les photos encadrées posées dans son salon, en haut d’une tour de la cité la Castellane, au nord de Marseille. Ce matin, sur sa table, elle a disposé des plateaux garnis de gâteaux qu’elle ne touchera pas, les sucreries pourraient relancer les infections. Assis face à elle, sa fille Myriam, la trentaine, et son beau-frère Siaf Didouche, presque 60 ans, ne goûteront rien non plus. Pas plus au thé, de peur de colorer leurs dents. Pas de pomme ou quoi que ce soit de dur. Depuis plus de dix ans, leurs dents sont mortes et leur sourire avec, «volés» par le docteur Lionel Guedj.

Le 28 février, comme des centaines d’autres patients, ils seront au tribunal correctionnel pour assister, enfin, à l’ouverture du procès de l’ex-dentiste marseillais. Lionel Guedj, 41 ans, est jugé aux côtés de son père, Carnot Guedj, qui travaillait avec lui, pour «violences volontaires ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente, en l’espèce le délabrement, la mortification ou l’extraction de dents sans justification médicale», «escroquerie» et «faux et usage de faux». Entre 2006 et 2012, le praticien est accusé d’avoir sacrifié, à coups de bridges et autres prothèses, des dents pourtant saines sur des centaines de patients, le tout facturé à la Sécurité sociale qui s’est également portée partie civile aux côtés de cinq mutuelles, des ordres nationaux et départementaux des chirurgiens-dentistes et de 322 victimes.

«Il m’a fait une anesthésie et il a commencé à tailler, tailler…»

La plupart d’entre elles racontent la même histoire. Celle de Siaf débute par un rendez-vous pour un banal détartrage. C’est le bouche-à-oreille qui l’a conduit chez le docteur Lionel Guedj. Son cabinet est installé avenue de Saint-Antoine, dans le XVe arrondissement, au cœur des quartiers paupérisés du nord de Marseille dont est issue une bonne part de sa clientèle. Un dentiste de proximité, «sympa» au point de tutoyer ses patients, disponible pour eux dès 7 heures du matin et jusqu’à tard le soir. «Et surtout rapide», précise Siaf, qui pense alors en finir vite. Jusqu’à ce que le docteur Guedj lui diagnostique une carie. «Il m’a dit qu’il fallait tout enlever, sinon ça allait avancer partout, raconte-t-il. Il m’a montré des photos de dents en ivoire. Moi, j’ai dit pourquoi pas… J’avais 50 ans et toutes mes dents.» Aujourd’hui, toutes ont été taillées en pointes pour y caler les bridges.

«Des dents de piranhas», tranche Saleha, qui a les mêmes sous sa prothèse. Lorsque cette mère de cinq enfants rencontre le docteur Guedj, en 2009, son mari est à l’hôpital, sérieusement atteint par un cancer. «C’était parti d’un abcès à la bouche qui s’était infecté et ça avait fini en tumeur, explique-t-elle. Quand j’ai vu comment il était devenu, j’ai voulu voir un dentiste avec ma fille.» Dès sa première rencontre avec Lionel Guedj, elle est touchée par ce jeune en blouse blanche qui lui claque la bise, la prend par l’épaule. «Comme il était gentil, je lui ai raconté mon histoire, et il a joué sur ça.» Saleha voulait juste fixer une facette qui se décollait. «Il faut tout enlever, sinon ça risque de faire des tumeurs», lui aurait assuré le dentiste. «Au rendez-vous suivant, il m’a fait une anesthésie et il a commencé à tailler, tailler… Le jour où il m’a posé le bridge, je suis arrivée dans ma voiture et je me suis regardée dans le rétro. Quand j’ai vu ma gencive violette, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que j’ai fait ?” C’était en juin, mon mari est mort en juillet. Et les infections ont commencé.» Sa fille Myriam, 16 ans à l’époque, avait une carie en fond de bouche. «Il m’a proposé un bridge de trois dents, puis un autre en disant que c’était remboursé par la Sécu». Elle finira avec dix bridges en métal.

70 patients par jour

Emmanuelle Francaux et son mari avaient consulté Lionel Guedj pour un problème de couronne, le couple est ressorti avec une bouche intégralement refaite. Même traitement, mêmes complications en cascade et des «kilos d’antibiotiques» pour tromper la douleur, déclare la retraitée de 59 ans. Emmanuelle est en colère après celui qui l’a «saccagée» et s’en veut presque autant «d’avoir fait confiance» : «On avait des infections à répétition, mais on pensait que c’était dans la logique des choses. On ne peut pas remettre en question quelqu’un du métier… Et puis il était convaincant, on a sympathisé, on l’a même invité à déjeuner avec sa femme et ses enfants ! C’est quand il s’est fait attraper qu’on a compris.»

Ce ne sont pourtant pas leurs souffrances qui ont attiré l’attention de la justice, mais un contrôle de l’assurance maladie. En 2010, alerté par une compagnie d’assurances, l’organisme déclenche une enquête, flairant d’abord une arnaque. L’étude des comptes du cabinet Guedj s’avère édifiante : le dentiste génère quatre fois plus d’actes facturés que la moyenne départementale de ses confrères. Mention spéciale pour les prothèses – quinze fois plus que la moyenne régionale – et les couronnes – vingt-huit fois plus. Les enquêteurs de la Sécu s’étonnent également du nombre de patients reçus – jusqu’à 70 par jour, ce qui, au regard des soins prodigués, équivaudrait à des journées de travail de 52 heures… De quoi assurer un solide revenu à l’intéressé : cinq ans après son installation, le jeune praticien pointe même, en 2010, à la première place nationale des chirurgiens-dentistes les mieux rémunérés avec près de 2,9 millions d’euros annuels déclarés, «loin devant les suivants», relève le rapport qui soupçonne une «fraude massive» et s’en remet à la justice. En 2012, Lionel Guedj est mis en examen, tout comme son père. Dans la foulée, l’Ordre des chirurgiens-dentistes leur signifie une interdiction d’exercer.

Patrimoine de 9,5 millions d’euros

Durant toute la procédure, le dentiste nie farouchement. S’il reçoit tant de monde, c’est qu’il est plus rapide que les autres. Il peut dévitaliser une dent en 10 minutes là où ses confrères n’y parviennent qu’en deux fois 45 minutes. Il n’aurait agi que dans l’intérêt de ses patients, et si échec thérapeutique il y a eu, ils étaient involontaires. Preuve de son professionnalisme, plaide-t-il, son cabinet n’a pas désempli durant toute cette période, même si quelques mécontents commençaient à se manifester dans la salle d’attente.

Une posture «mise à néant» par les expertises judiciaires successives, estime au contraire la juge d’instruction, nombre de dents semblant bien avoir été dépulpées «à des fins mercantiles». Confère le train de vie du jeune dentiste, qui roule en Porsche sur le bitume, en yacht sur la mer et dispose d’un patrimoine immobilier estimé à 9,5 millions d’euros. Très loin de la réalité de ses patients, dont la moitié est bénéficiaire de la CMU. «L’atteinte portée à l’intégrité corporelle des patients sans justification médicale a placé les docteurs Guedj en dehors du cadre thérapeutique», conclut la magistrate, qui demande leur renvoi en correctionnelle fin 2019. Placés sous contrôle judiciaire, ils sont laissés libres jusqu’au procès. Il faudra attendre encore deux ans pour fixer la date du procès, l’embouteillage chronique des tribunaux et surtout, la difficulté à trouver une salle pour accueillir les centaines de parties civiles corsant la donne. Ce problème-là au moins est résolu : l’audience se tiendra dans la toute nouvelle salle marseillaise dédiée au «procès hors normes», aménagée dans une ancienne caserne militaire.

«Parce qu’il a de l’argent, il n’est pas allé en prison»

Emmanuelle Francaux s’est portée partie civile, mais n’ira pas témoigner à la barre. «Sinon, je vais lui sauter dessus», grince la retraitée. «Parce qu’il a de l’argent, il n’est pas allé en prison et moi, pendant des années, j’avais la main devant la bouche, je ne voulais même plus aller bosser !» Pour dénoncer ces délais excessifs, l’avocat Lionel Febbraro, qui défend plusieurs parties civiles, était allé jusqu’à saisir la Cour européenne des droits de l’homme. D’autant que la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions, saisie par des plaignants, a refusé de statuer, préférant attendre les décisions sur le volet pénal. «On les a traitées de façon globale, c’est à rebours des discours actuels sur la prise en charge des victimes, déplore l’avocat. Les devis de réparation sont extrêmement élevés et on reste dans le flou complet. ils sont seuls, et on a perdu en route un certain nombre de victimes.»

A la Castellane, Saleha en connaît qui ont abandonné la procédure en cours, par découragement ou par honte. L’un de ses beaux-frères, par exemple, n’a pas supporté qu’on les appelle «les sans-dents» dans la presse. D’autres ont préféré se taire depuis le début. Saleha sait les reconnaître quand elle les croise dans la cité : «On a le même moulage, la même matière, assure-t-elle. Je me dis tiens, ça c’est les dents de Guedj.» Son statut de victime, elle a fini par l’accepter. «Je n’avais jamais pensé qu’on pourrait porter plainte, pour moi c’était notre faute, on n’avait pas posé de questions. Mais quand j’ai vu qu’on était aussi nombreux, j’ai pris conscience que c’était lui, le coupable.»

«Je n’ai pas réussi à refaire ma vie»

En attendant le procès, elle a déjà subi trois greffes osseuses. Depuis la médiatisation de l’affaire, difficile de trouver un praticien qui accepte de réparer, souligne Marc-André Ceccaldi, avocat dont le cabinet défend une soixantaine de parties civiles : «Quand vous êtes sur un champ de ruines, c’est un gros défi. Il y a aussi le contexte judiciaire, ils ne veulent pas être impliqués de manière collatérale. Pour les patients, c’est la triple peine : l’abus de confiance par un thérapeute, la violence des conséquences puis l’impasse. Beaucoup sont encore dans l’absence de soins. Et comme il a touché à leur apparence, il y a aussi des impacts sur leur vie privée.» Saleha a quitté son travail à la boulangerie du quartier pour ne pas affronter les regards. «Le masque Covid m’a beaucoup arrangé… mais je n’ai pas réussi à refaire ma vie.» Siaf, lui, a divorcé et évoque trois séjours en psychiatrie. «La rage de dents, c’est terrible, je suis devenu fou. Jusqu’à maintenant, c’est Doliprane, bain de bouche, brossage de dents trois fois par jour. On a appris à vivre avec la douleur, dans l’attente de la justice.»

Mi-janvier, lors d’une audience procédurale, les parties civiles ont revu leur dentiste pour la première fois depuis dix ans. De quoi réveiller les tensions, au point que le prévenu a demandé une protection policière pour les prochaines confrontations. «Il est dans un état d’esprit mitigé, content de pouvoir enfin s’expliquer, mais aussi fébrile de se retrouver seul, avec son père, à affronter plus de 300 parties civiles», rapporte son avocat Frédéric Monneret, qui prévient : «Il a déjà été menacé à la sortie de l’audience. S’il y a le moindre dérapage, je lui demanderai de rentrer chez lui.» Radié de la profession en 2016, Lionel Guedj travaille depuis aux côtés de sa femme, qui tient un commerce à Aix-en-Provence. Pour les faits qui lui sont reprochés, il encourt jusqu’à dix ans de prison. Le procès doit durer jusqu’au 8 avril.

Stéphanie Harounyan