Raphaël Mathevet, écologue et géographe : « Le flamant rose permet d’inventer une écologie du sauvage »
ENTRETIEN« Les penseurs du vivant » (9/12). La perspective animale peut renouveler notre approche des politiques de conservation de la nature, d’aménagement du territoire et de la chasse, explique l’écologue, spécialiste de la géographie animale.
Entretien. Ecologue et géographe, directeur de recherches au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive du CNRS, à Montpellier, Raphaël Mathevet est conseiller scientifique de plusieurs espaces protégés comme les parcs nationaux des Ecrins et des Calanques, et copréside le conseil scientifique du parc naturel régional de Camargue et de la réserve naturelle nationale des marais du Vigueirat. Il a notamment publié La Solidarité écologique (Actes Sud, 2012) et, avec Arnaud Béchet, Politiques du flamant rose(WildProject, 2020).
Pourquoi vous intéressez-vous au flamant rose, cette espèce emblématique de Camargue ?
Le flamant est une espèce dont l’histoire naturelle et politique singulière permet d’interroger l’engouement actuel pour le sauvage et le réensauvagement, ainsi que les conditions de coexistence des hommes avec le reste du vivant. En s’affranchissant des frontières humaines, la mobilité du flamant rose rebat les cartes des politiques d’aménagement du territoire : comment faire, ou que faire du sauvage dans un espace qui appartient aux hommes ? Les sangliers et les loups, par exemple, se déplacent, ils font fi des zonages établis par les humains et où l’on voudrait les cantonner.
Les animaux sauvages transgressent ou résistent aux classifications et aux places que l’on tente de leur assigner et construisent leur propre territoire. L’histoire de la protection du flamant rose en Camargue révèle la capacité de l’oiseau à agir et faire agir. Ses déplacements pour se nourrir ou se reproduire ont des effets écologiques mais aussi sociaux. La mobilité animale perturbe les usages et l’entendement des catégories que nous utilisons pour mettre de l’ordre dans nos lectures du monde : naturel, artificiel, domestique, sauvage.
La cohabitation avec les activités humaines s’en trouve-t-elle problématique ?
Au début des années 1960, pour remédier à des échecs répétés de la reproduction du flamant rose en Camargue, l’un des bastions de l’espèce en Méditerranée, les ornithologues de la station biologique de la Tour du Valat, avec les Salins du Midi, ont créé un îlot de nidification dans l’étang du Fangassier, dans le village de Salin-de-Giraud. Après beaucoup d’efforts, l’espèce a retrouvé des effectifs importants.
Si la cohabitation du flamant avec l’activité salinière s’est bien passée, depuis les années 1980, il s’invite dans les rizières inondées. Certaines années, il cause des dommages importants qui crispent et fatiguent les riziculteurs, d’autant que les dégâts ne sont pas indemnisés. L’accroissement de la population, la simplification du paysage, la création de nouveaux espaces protégés, des changements de régime d’inondation des marais contribuent aux conflits locaux où le flamant rose, associé aux écologistes et scientifiques qu’il attire, devient aussi le symbole de l’écologisation du territoire et des pratiques de ces dernières décennies.
Une écologisation des politiques publiques rejetée par certains. Le flamant rose enfante ainsi controverses et arènes de concertation, produit règles de gestion et de surveillance, participe aux dynamiques paysagère et territoriale. Espèce emblématique, le flamant concerne tout le monde, son image est valorisée par toutes les activités, il permet aussi d’inventer une écologie du sauvage.
Qu’est-ce qu’une écologie du sauvage ?
L’écologie du sauvage, c’est faire avec la nature plutôt que sans la nature, contre la nature ou malgré la nature. Il s’agit d’une écologie qui cherche à conserver le potentiel évolutif des espèces et des milieux afin de garantir leur survie dans un monde changeant. Pour cela, elle essaie de conserver les conditions d’existence ayant participé à forger la biologie et l’écologie de ces espèces et écosystèmes mais aussi la diversité du vivant. L’écologie du sauvage propose une gestion adaptative qui cherche à apprendre des résultats des actions entreprises et à adapter les choix, chemin faisant.
En quoi la Camargue est-elle une région représentative de la possibilité de mener une écologie du sauvage ?
Le delta du Rhône a été l’objet d’aménagements importants et anciens pour tenter de contrôler les eaux du fleuve, celles de la mer, ainsi que la salinité des sols. Les routes, digues, pompes, canaux, vannes y sont nombreux et fabriquent ce que j’appelle la « nature composée avec l’homme comme auxiliaire ». Mais la nature spontanée et autonome est aussi présente. Ces différentes natures permettent de penser le sauvage mais aussi la diversité des manières d’appartenir à la nature. Or, la vente au Conservatoire du littoral, il y a une douzaine d’années, de plus de 6 000 hectares de salins, soumis à l’érosion côtière, et qui incluent le site historique de reproduction des flamants roses, a été l’occasion de revisiter les politiques de conservation de l’oiseau.
Depuis soixante ans, en entretenant et en protégeant, chaque année, sa reproduction sur un îlot d’un étang de basse Camargue, le flamant rose a été sauvé. Mais alors que l’espèce est normalement nomade, pourquoi continuer d’assurer artificiellement, chaque année, les conditions de sa reproduction sur cet îlot ? Si l’espèce est sauvée, pourquoi poursuivre ces efforts coûteux ? Ces questionnements ont façonné un projet de renaturation inédit par son ampleur spatiale.
La renaturation des milieux artificialisés et anthropisés est-elle une solution afin de remédier à l’érosion de la biodiversité ?
Pour remédier à l’érosion de la biodiversité, il s’agit d’abord et toujours de s’attaquer aux causes premières. On les connaît bien : surexploitation, dégradation et destruction des milieux naturels, économie décomplexée, incohérence des politiques publiques sectorielles, déficit de connexion au monde naturel et changement climatique. Renaturer un espace est une approche qui consiste à accepter de ne pas, ou de ne plus intervenir, de le laisser aller vers une libre évolution.
Pour cela, soit on s’abstient de toute intervention, peu importe son état initial, soit on intervient dans un premier temps – quelquefois avec des pelleteuses – pour remettre les écosystèmes sur leur trajectoire écologique. Une telle gestion permet de régénérer des milieux et des processus écologiques plus autonomes dans leur dynamique évolutive, mais aussi plus résilients aux perturbations. En inscrivant des milieux côtiers, comme les anciens salins, sur une telle trajectoire de libre évolution, l’Etat fait le choix de cesser d’entretenir certaines infrastructures de lutte contre l’érosion côtière et la montée du niveau de la mer qui se révèlent vaines et coûteuses sur le long terme dans le contexte du changement climatique.
Cela peut-il se produire sans conflit ?
A court terme, faire le choix de la libre évolution remet en cause les attachements aux pratiques, les identités et la capacité d’action des acteurs locaux. Recréer les conditions de variabilité naturelle des milieux lagunaires pour les restaurer se traduit par des périodes plus longues d’assèchement des marais, des remontées de sel ou des submersions marines. Ces bouleversements, et leur imprévisibilité, peuvent modifier les activités humaines in situ et dans le voisinage. Pour ces raisons, de tels projets demandent de réinventer nos visions du monde et de redéfinir collectivement le bien commun. Cela demande de raisonner les politiques d’aménagement au-delà des sites mis en libre évolution afin de penser la nature avec et pour les humains, à l’échelle du territoire.
Le terme « renaturation » génère un sentiment d’exclusion qui nourrit des conflits sociopolitiques liés aux changements non maîtrisés et non désirés par certains. Il est nécessaire de les anticiper pour se donner les moyens de réduire leurs effets indésirables.
Au final, il convient de reconnaître la diversité des natures et des activités qui coexistent au sein d’un territoire ainsi que de bien mesurer les enjeux de sécurité des biens et des personnes à différentes échelles. Relâcher l’étreinte des digues et des enrochements ou modifier la gestion des eaux douces ou salées en raison, ou pas, des nouvelles contraintes climatiques, n’iront jamais de soi dans les lieux comme la Camargue, où les humains considèrent avoir âprement disputé leur place face à une nature hostile. Fort heureusement, le flamant rose et l’écologie du sauvage révèlent nos imaginaires, les confrontent mais aussi donnent à voir nos solidarités écologiques.
Impossible d’arrêter Raphaël Mathevet lorsqu’il parle et roule le long des roselières et des sansouïres de la vaste Camargue. Seul le vol délicat des sternes hansel au-dessus d’un champ de blé ou le cou en forme de « s » d’un héron aperçu dans une rizière parviennent à interrompre sa passion de raconter. Raconter cette Camargue qui « regorge d’artifices », « pâturée par des taureaux domestiques » et gérée par des ouvrages hydrauliques qui irriguent les terres cultivées, mais dont la nature « sauvage et incertaine » perdure malgré tout, comme il l’écrit dans Politiques du flamant rose (WildProject, 2020). Raconter comment la mobilité animale chamboule les choix de gestion des acteurs locaux, comment la nature est toujours politique. Raconter les conflictualités autour de la conservation de la nature ou de la libre évolution. Raconter la formation d’une sensibilité naturaliste forgée auprès d’agriculteurs, de forestiers et de chasseurs dans le Haut-Forez et le pays d’Urfé (Loire), avec « la surprise des premiers aboiements de chevreuil ».
Habitué à la fraîcheur des massifs de hêtres et de sapins du Massif central, Raphaël Mathevet s’est parfaitement adapté à cette terre des confins rhodaniens balayés par le soleil et le vent, peuplés de moustiques et d’oiseaux : « Les lumières du ciel et des eaux y sont extraordinairement changeantes et captivantes, tout comme le vol fragile du flamant rose qui, en illuminant une morne matinée, fait paysage : un paysage rare, éphémère et bouleversant », confie-t-il.
« Devenir ensemble »
Ce biologiste, très tôt confronté à la dégradation des milieux et à la régression des espèces sauvages, cherche, en géographe de la politique du vivant, à concilier les activités humaines et la conservation de la biodiversité. Une gageure. En particulier en Camargue, où les flamants roses sont le rêve des uns et le cauchemar des autres. Preuve que l’oiseau aquatique, sauvé grâce aux efforts des hommes, fait partie intégrante de l’identité camarguaise, c’est au « Flamant rose », à Albaron, un restaurant situé entre Arles et les Saintes-Maries-de-la-Mer, que Raphaël Mathevet devise sur le sens et l’orientation de sa recherche-action : « J’aimerais que les espaces protégés prennent toute leur part dans une rapide transition écologique et sociale. Penser la communauté socioécologique à partir de nos jeux d’interdépendances avec le vivant, élargir une éthique du « care » [soin] aux non-humains, permet de forger des territoires capables d’agir pour une véritable transformation de nos sociétés face au changement climatique et à la crise de la biodiversité. »
Une façon de construire cette « solidarité écologique » qui est l’un des principes de la loi de 2006 sur les parcs nationaux et de celle de 2016 sur la biodiversité, solidarité dont « nous avons besoin pour vivre et devenir ensemble ». La solidarité, mais la fraternité aussi. Ancien organiste liturgique, à qui on confiait, dès la prime adolescence, l’orgue Cavaillé-Coll de la paroisse, Raphaël Mathevet s’est éloigné de la religion mais « le sentiment de transcendance, de lien à la nature » perdure. Car, conclut-il, « que celle-ci soit sublime ou plus banale, elle forge des émotions parmi les plus fortes que l’on puisse vivre ».