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Didier Fassin : en France, « la police a gagné la bataille idéologique »

Le chercheur Didier Fassin enseigne à la fois aux États-Unis et en France, où il a étudié l’action de la police dans les quartiers populaires. Pour Mediapart, il revient notamment sur les similitudes et les différences après les meurtres de George Floyd et de Nahel.

Joseph Confavreux

7 juillet 2023

 

Didier Fassin est professeur au Collège de France, directeur d’études à l’EHESS, et enseigne également à l’Institute for Advanced Study de Princeton.

Il a publié aux éditions du Seuil La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, dans lequel il étudiait des brigades anticriminalité (BAC) dont les insignes exhibaient les barres d’une cité prise dans la lunette de visée d’un fusil, des meutes de loups devant des tours d’habitation, une panthère déchirant de ses griffes un quartier plongé dans l’obscurité ou encore une araignée emprisonnant dans sa toile un ensemble d’immeubles. Il y observait des pratiques relevant souvent d’une logique « postcoloniale ».

Pour Mediapart, il revient sur les situations avant – et les mobilisations après – la mort de George Floyd aux États-Unis en 2020 et celle de Nahel M. en 2023.

 

Mediapart : Dans La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, écrit à partir d’une enquête inédite menée pendant 15 mois, entre 2005 et 2007, avec une BAC de la région parisienne, vous dressiez un constat catastrophique de l’action des BAC dans les banlieues, qui relevait davantage d’un processus de chasse dans une « jungle » que d’une opération de maintien de l’ordre ou de lutte contre la délinquance. On a pu vous dire alors que cette unité n’était pas représentative de la police française : ce qui se passe aujourd’hui vous ferait-il dire qu’elle était plutôt préfigurative de tendances racistes de la police française ? 

Didier Fassin : Je ne généraliserais pas de la sorte pour ce qui est de tous les policiers. Lorsque mon livre est sorti, on a dit en effet que j’avais dû étudier des unités très atypiques, car j’indiquais la sympathie que les agents avec lesquels je patrouillais manifestaient ouvertement à l’égard de Jean-Marie Le Pen. Six ans plus tard, en 2017, on découvrait que les deux tiers des policiers en activité avaient voté pour sa fille au premier tour de l’élection présidentielle, soit plus de trois fois plus que la population générale.

Mais plutôt que le racisme individuel, ce qui m’intéresse, et m’inquiète, c’est le racisme institutionnel, qu’il soit celui de la police en général, dont on voit qu’elle ne sanctionne pas les pratiques violentes et discriminatoires de ses agents, ou de certains syndicats en particulier, dont on vient de lire qu’ils considéraient les jeunes des quartiers difficiles comme des « nuisibles » qu’il faut mettre « hors d’état de nuire ».

Dans cette perspective, je pense que les choses se sont encore aggravées depuis que j’ai conduit mon enquête, et c’est largement la responsabilité des gouvernements successifs qui, d’une part, n’ont pas cessé de céder devant les exigences de l’institution et des syndicats, et, d’autre part, n’ont jamais tenté d’engager de réforme.

 

Pourtant, la police semble être une des institutions publiques qui s’est ouverte aux personnes racisées, peut-être davantage que d’autres. Comment expliquer alors cette persistance d’un racisme institutionnel ?

Je ne sais pas, je n’ai pas de chiffres, et je ne crois pas qu’il en existe. Je ne suis cependant pas frappé par la présence de minorités au sein de la police dans la rue, en particulier ce sont très souvent des policiers blancs qui interviennent dans les quartiers populaires où vivent en majorité des personnes racisées. Mais quoi qu’il en soit, je dirais deux choses. Premièrement, il est bon pour la démocratie que la police ressemble à la population. Deuxièmement, ce n’est nullement une garantie de sa déontologie.

On le voit aux États-Unis, où ce sont souvent des policiers noirs qui tuent des hommes noirs. Ce qui m’avait frappé, dans mon enquête, c’est que les gardiens de la paix les plus respectueux des personnes et des normes de leur métier étaient ceux qui avaient vécu, notamment durant leur enfance, dans le même milieu que celui auquel ils avaient affaire.

Quelle que soit leur couleur, originaires de quartiers populaires eux-mêmes, ils n’étaient pas nourris des préjugés de leurs collègues blancs de villages du Nord ou bien noirs des Antilles. Au fond, au risque de simplifier, c’était une question d’environnement social.

 

Dans un entretien que vous nous aviez accordé voilà déjà quelques années, vous disiez que « l’usage excessif de la force policière traduit une perte d’autorité politique ». Diriez-vous que ce processus s’est accentué et que le pouvoir politique a désormais les mains liées vis-à-vis des syndicats policiers ? Et la situation est-elle comparable aux États-Unis où l’autorité sur la police est davantage décentralisée ?

Ce sont aujourd’hui les syndicats policiers qui font la politique de sécurité publique en France. Un ministre de l’intérieur me l’avait dit à demi-mot il y a quelques années. Le pouvoir a peur de la police, et c’est ce qui explique le silence assourdissant du gouvernement face aux menaces de sédition d’Alliance et Unsa Police. Il me semble même qu’aucun pouvoir n’a autant redouté sa police que celui en place depuis 2017, et pour une raison simple.

Le président a été élu pour mener une politique néolibérale, qu’il conduit en effet, mais son passé de banquier ne l’a absolument pas préparé à devoir faire face à des problèmes d’ordre public, qu’il s’agisse de manifestations de rue ou de protestations urbaines. Preuve de son absence d’autorité politique, sa réaction a été purement autoritaire, et pour ce faire, il s’en est complètement remis à l’institution policière, elle-même minée par les syndicats les plus durs, comme on vient de le voir.

Le choc provoqué en France par la mort de Nahel est-il comparable à celui suscité aux États-Unis par la mort de George Floyd ? 

Non, les réactions sont très différentes. Pour George Floyd, toute la société s’était mobilisée, il y avait eu des manifestations dans tout le pays. Ça a été un choc majeur. Pour Nahel, seuls les quartiers populaires ont bougé. Le lendemain, on ne parlait plus que de désordres urbains et, le surlendemain, de l’incendie de la maison d’un maire.

Alors qu’aux États-Unis, l’idée de réformes de la police a fait du chemin, notamment grâce à des mobilisations sociales, en France, il n’est question que de lui donner plus de libertés pour agir, y compris en changeant sans cesse la législation, sans guère de réaction dans la population. La police a gagné la bataille idéologique.

 

Les sciences sociales ont longtemps résisté à une lecture de la société française avec un prisme états-unien. Mais cette fois la comparaison n’est-elle pas justifiée : ghettoïsation, lecture ethnoraciale des tensions sociales et des inégalités urbaines, armement croissant avec militarisation du côté de la police et assauts inédits des émeutiers… ?

Il est vrai que les sciences sociales états-uniennes ont souvent un effet d’épouvantail dans une partie des sciences sociales françaises sur certains sujets, comme on a pu s’en rendre compte récemment avec des accusations contre celles et ceux qui travaillent sur les questions de genre, de minorités, de discriminations raciales ou religieuses, et qu’on accuse d’un terme qui se veut infamant : le wokisme.

Dans le cas présent, je ne sais pas si les sciences sociales devraient regarder de l’autre côté de l’Atlantique plus qu’elles ne le devraient sur d’autres sujets, car il y a beaucoup à apprendre de part et d’autre, et de plus en plus de chercheuses et de chercheurs participent de cet échange fructueux.

Pour ce qui est de la réalité sociale elle-même, alors que les dimensions ethno-raciale et socio-économique sont étroitement liées dans la production des inégalités, on a en France une forte résistance de celles et ceux qui, aveugles à ces inégalités, continuent de défendre l’illusion d’un modèle républicain. Quant aux forces de l’ordre, elles ont souvent pour modèle la police états-unienne, rarement pour le meilleur, quand les polices britannique, allemande ou néerlandaise leur permettraient de devenir plus démocratiques.

 

Plusieurs projets de réformes de la police ont émergé aux États-Unis. Ont-elles débouché sur des éléments intéressants ? Et la police française vous semble-t-elle encore réformable compte tenu de la puissance de l’extrême droite en son sein qui est difficilement mesurable mais semble supérieure aux quelques « brebis galeuses » habituellement désignées ? 

La police aux États-Unis est locale et a une responsabilité à l’égard de sa population, ce qui est le contraire de la France où elle est nationale et rend compte au gouvernement. Malgré ce qu’on pourrait croire un désavantage, à savoir un éparpillement dans le cas états-unien, certains drames, comme la mort de George Floyd, et les réactions qui ont suivi, et certains rapports, comme à Ferguson après le décès de Michael Brown, ont conduit à des réformes et, dans certains cas, à des refontes complètes de la police.

Le mot d’ordre « defund the police », littéralement ne plus financer la police, mais en réalité diminuer ses ressources pour les réorienter, a connu un certain succès. Dans certains cas, comme à New York, les contrôles d’identité au faciès ont considérablement diminué. Dans d’autres, comme à Los Angeles, une partie des budgets de la police ont été réinvestis dans des programmes sociaux.

On est loin d’une police idéale dans une société marquée par une longue histoire de racisme et d’inégalités, mais certaines avancées ont eu lieu. En France, le déni de réalité du gouvernement et le silence des parlementaires qui ne se saisissent pas de ces occasions pour lancer des enquêtes indépendantes ne laissent guère entrevoir de réformes, pourtant urgentes, dans un avenir proche, et ce, malgré les injonctions des Nations unies.