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Affaire Oussekine, trente-cinq ans après : “Malik est encore si vivant”

Marjolaine Jarry
8-10 minutes

Écrans & TV

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Publié le 15/05/22 mis à jour le 16/05/22

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Mohamed Oussekine : « J’avais appris à Malik qu’on était en sécurité dans notre pays. »

Mohamed Oussekine : « J’avais appris à Malik qu’on était en sécurité dans notre pays. »

Photo Marie Rouge pour Télérama.

Le 6 décembre 1986, le jeune Malik Oussekine est frappé à mort par deux policiers à moto. Un choc pour toute une génération. Trente-cinq ans après, une série en quatre épisodes sur Disney+ relate cette affaire d’État. Mohamed, le frère aîné de Malik, témoigne.

S’il avait vécu, Malik Oussekine aurait 57 ans aujourd’hui. Vision irrémédiablement abstraite quand il s’agit d’évoquer ceux qui sont morts avec la bouille de leurs 20 ans, réalité fugace dont on aperçoit les contours quand on rencontre Mohamed Oussekine, son frère le plus âgé, désormais septuagénaire. Lui a eu le temps de vieillir, au fil des trente-cinq années qui se sont écoulées depuis « la mort de Malik », presque un mot-valise dans sa bouche, qui rythme ses phrases, marque le tempo d’une vie. Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, alors qu’il revenait d’un concert, Malik Oussekine, étudiant de 22 ans, fils d’immigrés algériens, est frappé à mort, derrière la porte d’un immeuble du Quartier latin, par deux voltigeurs, ces policiers à moto et matraque chargés de semer la terreur parmi les manifestants contre le projet de loi Devaquet, censé réformer l’université.

Racisme virulent et institutionnel

« C’est magique », dit souvent Mohamed Oussekine, et le sucré de l’expression dissone avec la cruauté des faits. Mais il persiste : c’est magique que Malik soit encore « si vivant ». Ces jours-ci, il est sur tous les écrans : Rachid Bouchareb revient sur l’affaire avec le film Nos frangins, qui sera présenté dans quelques jours au Festival de Cannes. Et le 11 mai, la plateforme Disney + a lancé Oussekine, minisérie pour laquelle Mohamed Oussekine a rassemblé ses souvenirs, alimentant l’enquête du réalisateur Antoine Chevrollier. « Il y a des choses enfouies qui ont ressurgi et d’autres qui étaient intactes. Parfois, on a l’impression de regarder ce qui nous arrive d’au-dessus, cela reste en tête comme une scène… de film. » L’appel par lequel il apprend le décès de son frère, le trajet d’avion (il était en Sicile pour le travail) à retourner les hypothèses dans sa tête, « complètement perdu », le ténor du barreau maître Kiejman qui l’attend à l’aéroport et l’emmène aussitôt dans un amphithéâtre rempli d’étudiants révoltés avec la mission d’appeler au calme. Sobres et denses, les quatre épisodes articulent avec acuité intime et politique, brossent le portrait d’une famille déterminée à obtenir la vérité comme celui d’une époque au racisme virulent et institutionnel. Un temps où le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua pouvait dire de son bras droit Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité, à la manœuvre pour enterrer l’affaire, qu’il n’était « pas plus raciste que n’importe quel autre membre du gouvernement ». On y retrouve ce qu’on savait — le retrait du projet de loi Devaquet, toute une génération recueillie dans les rues de Paris, soudain vieillie par ce deuil collectif —, mais on y découvre aussi toute l’ampleur perverse des manipulations pour dédouaner la police, les persécutions dont ont été victimes les Oussekine, le téléphone qui crache des menaces de mort.

Malik Oussekine, chez lui, dans le 17e arrondissement.

Malik Oussekine, chez lui, dans le 17e arrondissement.

Philippe Ledru / akg-images / Philippe Ledru / akg-images

« Malik ne sera pas mort sans histoire. » Aux yeux de son aîné, telle est la raison d’être de la série. Un récit pour dépasser la violence littérale, la visite à la morgue, le visage abîmé du petit dernier adoré. Pour les besoins du scénario, Antoine Chevrollier a resserré la fratrie — huit frères et sœurs dans la vie, cinq à l’écran. Deux autres de ses membres, Sarah et Ben Amar, ont accepté, après avoir longtemps gardé le silence et malgré les désaccords qui fracturent aujourd’hui le trio, de convoquer leur cadet, interprété ici par le comédien Sayyid El Alami. Alors à la tête d’une entreprise de matériel hôtelier, Mohamed Oussekine voulait donner toutes les chances à ce jeune homme aux rêves frémissants de rattraper le temps volé par une lourde maladie dans l’enfance et avait financé les études de droit, les cours d’escrime, les voyages… « Ils ont tué un petit frisé… bien habillé », épingle-t-il, avec une amertume à laquelle résiste farouchement le sourire. Devant la cour d’assises, lors du procès des policiers, il ira jusqu’à se reprocher cet élan de confiance : « Je me sens responsable de la mort de Malik, parce que c’est moi qui lui ai appris qu’on était en sécurité dans notre pays. »

Policiers condamnés avec sursis

Reconnus coupables d’avoir « provoqué la mort sans intention de la donner », les deux hommes ne sont condamnés qu’à du sursis en janvier 1990. On enjoint à la famille d’accepter la décision pour ne pas déclencher de ratonnades. « À l’époque, il y en avait souvent. On s’est dit que les morts, ça suffisait », admet Mohamed Oussekine. À 12 ans déjà, il s’était retrouvé au seuil du massacre du 17 octobre 1961 au cours duquel des centaines d’Algériens furent jetés dans la Seine — « un de mes oncles nous a extraits de la manif à temps ». Il évoque dans un souffle l’importance actuelle de l’extrême droite : « À croire que les gens ne comprennent pas que le pire peut recommencer. » Lui ne vote pas. Né au Maroc, il n’a pas la nationalité française. Son arbre généalogique est foudroyé par la souffrance des engagements trahis et la brûlure de la colonisation. Le père a combattu sous le drapeau français pendant la Seconde Guerre mondiale (« il avait été à Monte Cassino, il était couvert de cicatrices ») puis espéré l’indépendance de l’Algérie. Il y a des contradictions irréductibles : Mitterrand venant présenter ses condoléances à leur mère endeuillée et dont on apprendra, plus tard, le rôle dans les exécutions de nationalistes algériens ; le hiatus des années « Touche pas à mon pote ». « Liberté, égalité, fraternité… Après la mort de Malik, ça ne collait plus », constate celui qui prend alors quelques distances avec la France. Confronté à des difficultés administratives récurrentes, lassé par une procédure judiciaire (liée à une affaire financière) dans laquelle il attend de pouvoir se défendre depuis quinze ans, il vit aujourd’hui entre Meudon, la ville de l’enfance, le Canada, où habitent ses trois enfants, et l’Espagne. « Malik, lui, était complètement français, né à Versailles. Quand on a un prénom qui signifie, en arabe, “le roi”, c’est pas mal, non ? Et il est mort rue… Monsieur-le-Prince. »

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Ces derniers temps, le symbole de l’étudiant tabassé à mort a été réactivé à travers la dénonciation des violences policières. Son nom a été agité jusqu’à entendre Jean-Michel Fauvergue, député LREM et ancien chef du Raid, déclarer qu’il fallait « oublier cette affaire Malik Oussekine », ce fantôme prétendument trop encombrant pour la liberté d’action des forces de l’ordre… Étrange sentiment que de voir une histoire si inscrite dans la mémoire hexagonale racontée, in fine, sur une plateforme venue des États-Unis. Et pourtant, il y a des échos. « Cela fait penser au mouvement Black Lives Matter », note Mohamed Oussekine, avant d’insister : « Quoi qu’il en soit, je ne voulais surtout pas d’une série qui aurait été “À bas les flics !”. » Le réalisateur lui a proposé de faire une apparition dans le premier épisode : il joue l’un des spectateurs du concert auquel son frère a assisté avant de mourir. « Dans la scène, il vient s’asseoir juste derrière moi. Tous les deux, on adorait ça : le jazz, le blues, James Brown. » Le temps d’une chanson, à rebours du réel, la fiction leur offre alors ce moment qu’ils n’ont pas eu, une dernière chance de respirer le même air.

Antoine Chevrollier : “‘Oussekine’ est une série militante qui dit que l’État français a failli” 5 minutes à lire

À voir  
r Oussekine, minisérie d’Antoine Chevrollier, à partir du 11 mai sur Disney+.