En Espagne, les fonds d’investissement achètent en masse des terres agricoles
En 2023, des groupes financiers ont acquis des exploitations espagnoles pour 2 milliards d’euros. Le principal syndicat des petits agriculteurs s’inquiète d’une ubérisation des campagnes, tandis que d’autres tentent de vendre au meilleur prix.
Par Sandrine Morel (Madrid, correspondante)
Un verger de pistachiers appartenant à Agroptimum, à Villanueva de la Jara (Espagne), le 19 septembre 2023. RAúL MARQUEñO
De nouveau, une centaine de tracteurs ont entouré la plaza de Cibeles à Madrid, lundi 26 février. Alors que les agriculteurs protestent contre la faible rentabilité de leurs exploitations, les difficultés bureaucratiques, la concurrence de pays tiers ou les normes environnementales imposées à Bruxelles, un autre mouvement de fond se produit en Espagne : l’arrivée massive de fonds d’investissement dans les terres agricoles.
En novembre 2023, la société Atitlan a ainsi acheté 800 hectares de pistachiers au groupe agricole castillan Agnbro Capital, portant à 3 200 hectares les exploitations de pistachiers de sa plate-forme agricole Elaia. En septembre 2023, le fonds canadien Fiera Capital, qui gère 120 milliards de dollars (111 milliards d’euros) d’actifs dans le monde, a racheté pour sa part 8 000 hectares d’oliviers au Portugal et en Espagne du groupe Innoliva pour plus de 300 millions d’euros.
En avril, c’est le fonds américain Solum Partners, lié à l’université Harvard, qui parvenait à un accord avec un autre investisseur, Magnum Industrial Capital Partners, pour l’acquisition de la holding de production de fruits et légumes espagnol Greentastic, pour une somme estimée entre 250 et 300 millions d’euros. En décembre 2022, le fonds Climate Asset Management, lancé par HSBC et Pollination, s’est rendu propriétaire de 400 hectares d’amandiers en Estrémadure… Une liste non exhaustive.
En 2023, le monde de la finance a ainsi investi près de 2 milliards d’euros pour l’acquisition de terrains agricoles en Espagne, selon la compagnie internationale de conseil en immobilier commercial CBRE. « C’est presque le double des années pré-Covid », résume Manuel Valadas de Albuquerque, responsable d’agribusiness pour CBRE Espagne, qui met en avant le prix relativement bas des terres espagnoles, mais aussi un climat favorable, même s’il est marqué par davantage de sécheresse, de bonnes infrastructures, notamment en matière d’irrigation, des agriculteurs qui se sont beaucoup professionnalisés, et des exploitations agricoles de bonnes tailles, moins fragmentées par exemple qu’en Italie.
« Un bon sol vaut de l’or »
« Les terres agricoles constituent un actif alternatif à ceux du secteur immobilier traditionnel, explique M. Valadas de Albuquerque. Il y a de moins en moins de sols productifs disponibles, alors que la population mondiale augmente, tout comme les besoins alimentaires. Si on y ajoute les effets du changement climatique, un bon sol, avec un bon accès à de l’eau, vaut de l’or. C’est un actif défensif, qui n’est pas sensible aux grands cycles économiques, et en Espagne les exploitations d’amandiers, par exemple, valent moitié moins cher qu’en Californie. »
Cette irruption des fonds s’accompagne d’une technicisation de l’agriculture espagnole. Au milieu de ses quelque 220 hectares de pistachiers, plantés en plein champ ou en pépinière au cœur de la province de Cuenca, et en partie destinés à la recherche agronomique, Angel Minaya confirme cette évolution. A 33 ans, ce petit-fils d’agriculteurs très modestes de Castille-La Manche a trop longtemps vu son grand-père s’user dans ses champs de céréales contre quelques pesetas pour regretter le temps des petites exploitations familiales traditionnelles. « C’est bien beau l’amour de la terre, mais l’agriculture doit être rentable, capable de créer de la richesse, de se professionnaliser et de fonctionner comme n’importe quelle entreprise, appliquer des économies d’échelle, se techniciser et améliorer sa productivité », déclare-t-il au Monde.
Dès qu’il en a eu l’occasion, l’homme a racheté les terres de son aïeul, troqué les céréales pour des vignes, ajouté des amandiers et des oliviers et introduit des moyens techniques modernes dans les champs, avant de dénicher un filon − celui de la pistache − et de créer en 2016 la société Agroptimum. Devenu le principal fournisseur de plants de pistachiers d’Espagne, à partir de semences californiennes, sa société offre aussi des services de conseil et de sous-traitance, allant de la transformation et du suivi de la plantation à l’entretien de l’exploitation.
Agroptimum emploie cent cinquante personnes et a affiché près de 15 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022. La moitié de ses clients sont des agriculteurs indépendants, séduits par les promesses de hauts revenus de cette culture en vogue souvent qualifiée de nouvel or vert, tant les pistachiers s’adaptent particulièrement bien au climat sec de Castille, très chaud en été et très froid en hiver, et souvent sujet à des gelées tardives au printemps. L’autre moitié, ce sont des acteurs institutionnels, grandes entreprises ou fonds d’investissement nationaux et internationaux qui, ces dernières années, ont jeté leur dévolu sur les terres agricoles d’Espagne.
Une relève générationnelle souvent absente
S’ils font leurs choux gras d’entreprises espagnoles qui, comme Agroptimum ou Balam, et ses plantations « superintensives » d’oliviers vendues « clés en main », se sont spécialisées dans le conseil et les services en agriculture, les fonds d’investissement inquiètent aussi. Depuis 2019, le syndicat des organisations d’agriculteurs et d’éleveurs (COAG), qui regroupe les petits et moyens exploitants, alerte sur un risque d’« ubérisation » de l’agriculture.
Son constat est simple : actuellement, 6,6 % des exploitations agricoles espagnoles à peine appartiennent à des acteurs institutionnels, des grandes entreprises ou des fonds d’investissement. Or, elles concentrent à elles seules 42 % de la valeur de la production agricole du pays. Sur le terrain, ce phénomène s’est traduit par la réduction, en dix ans, de 20 % du nombre d’agriculteurs, alors que la surface agricole a augmenté dans le même temps de 10 %. Et ce mouvement risque de s’accélérer, ne serait-ce que parce que l’âge moyen des agriculteurs en Espagne est de 62 ans et la relève générationnelle souvent absente.
« Si le nouveau modèle d’oligopole agricole s’impose, l’Espagne avance vers une agriculture sans agriculteurs, craint José Luis Miguel, directeur technique de COAG. Le modèle traditionnel, celui de l’exploitant qui prend toutes les décisions et a la sensation de tout contrôler, est sur le point d’être remplacé par celui de salariés agricoles pour de grandes corporations agroalimentaires concentrant la production et la richesse, sur le modèle des Etats-Unis. »
Déjà, dans le secteur porcin, le modèle des fermes « intégrées » a pris le dessus sur celui des éleveurs locaux indépendants et des coopératives et représente 75 % de la production. Les entreprises « intégratrices » sont de grands groupes qui fournissent cochons de lait, fourrage et soins vétérinaires. A charge pour les éleveurs de respecter le délai fixé pour l’engraissement et gérer les purins.
Pour les éleveurs, fini les aléas du marché et de l’inflation : la vente est garantie à un prix fixé à l’avance, le risque zéro et les quantités vendues compensent en partie le montant payé par cochon, relativement bas. Pour les entreprises, la production peut croître très rapidement. « Le modèle de l’intégration s’est étendu aussi dans le secteur de la volaille et avance dans les cultures végétales, car il est de plus en plus complexe de gérer une exploitation, souligne José Luis Miguel. L’agriculteur perd le contrôle de son entreprise et est désormais assujetti aux intérêts de l’entreprise qui l’intègre. »
Sur le bord des routes de campagne d’Espagne, aux pieds de champs d’oliviers d’Andalousie, de vignes d’Estrémadure ou de vastes étendues de céréales de Castille-La Manche, les pancartes « A vendre » sont légion. Producteur de melons et de pastèques dans un hameau près de Molina de Segura, dans la région de Murcie, Manuel Cutillas a vu comment certains agriculteurs, autour de lui, « ont vendu leur exploitation et sont restés comme gérants ou chefs de culture, soit parce qu’ils étaient incapables de trouver les financements pour se moderniser, soit parce que leurs enfants ne voulaient pas reprendre l’exploitation », explique l’agriculteur, qui, entre juin et octobre, vend sa production sur trois stands répartis dans la banlieue de Madrid, seule façon, dit-il, de « contourner la pression sur les prix exercée par les grands groupes comme Bollo ».
Grands mouvements de concentration
Marque centenaire appartenant à la famille Vercher, des grands exploitants espagnols, Frutas Bollo est symptomatique des grands mouvements de concentration qui s’opèrent en Espagne, comme de l’appétit des fonds d’investissement. Fin 2022, ce groupe valencien spécialisé dans la production de melons a été racheté pour 300 millions d’euros par le fonds d’investissement international Fremman Capital.
Frutas Bollo a rejoint son conglomérat The Natural Fruit Company, qui depuis 2019 a absorbé six compagnies agricoles familiales espagnoles. Après avoir été contrôlé par les fonds d’investissement GPF et Blacklabel Investments jusqu’en 2021, The Natural Fruit Company est à présent détenu à 76 % par Fremman Capital. Avec 4 500 employés et une présence sur trois continents, le groupe a réalisé plus de 500 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023.
Selon le type d’investisseurs, les stratégies des fonds divergent. Les fonds de pension et les compagnies d’assurances optent pour le « buy and lease-back » : ils achètent la terre avant de la mettre aussitôt en location, en espérant un retour sur investissement de 5 % à 8 % à long terme (sur vingt à trente ans ou plus). Les fonds d’investissement et de capital-risque cherchent, eux, des rentabilités de 8 % à 12 % à moyen terme (six ou sept ans), en misant sur des projets industriels ou de prises de participation.
Quant aux cultures, l’agriculture de rotation (tomates, pommes de terre ou carottes, par exemple) est remplacée au profit de plantes ligneuses, traditionnellement amandiers ou oliviers, ou d’autres, qui, comme les pistachiers, présentent un fort retour sur investissement mais demandent beaucoup de patience avant de voir les arbres produire, au bout de cinq à dix ans.
« Dans ce nouveau modèle, le choix des investissements est motivé uniquement par des intérêts spéculatifs. Il menace donc la diversification des cultures et présente un risque en matière de sécurité et souveraineté alimentaires », avertit M. Miguel. « Si toutes les cultures parviennent à se techniciser et à devenir rentables, elles auront leur place », veut croire pour sa part M. Minaya. Face à un accaparement des terres et une financiarisation de l’agriculture qu’ils perçoivent comme une menace, les membres du syndicat COAG ne voient qu’une solution pour ne pas perdre le contrôle de leur travail tout en restant compétitifs : la création de grandes coopératives.