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Climat.

L’étrange phénomène qui intrigue les scientifiques dans le Pacifique

Alors que la mer Méditerranée et l’Atlantique Nord connaissent des records de chaleur, une zone dans l’océan Pacifique se refroidit, depuis maintenant trente ans. Un mystère que les scientifiques s’échinent à comprendre pour évaluer au mieux l’impact de cette “langue froide”, qui pourrait faire basculer notre avenir climatique.

Des manchots sur un iceberg en fusion près de Villa Las Estrellas, village chilien de l’Antarctique, en 2015. Photo Daniel Berehulak / The New York Times

 

Des années durant, les modèles climatiques ont prédit que l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre entraînerait une élévation de la température de l’océan. Ces modèles ont globalement vu juste. Dans une région de l’océan Pacifique, c’est pourtant l’inverse qui est en train de se produire. À l’ouest de la côte de l’Équateur, s’étirant sur plusieurs milliers de kilomètres, une langue d’eau se refroidit depuis maintenant trente ans. Pourquoi cette zone du Pacifique est défie-t-elle nos prévisions ? C’est le mystère de la “langue froide”.

Il ne s’agit pas d’une simple énigme scientifique. Pedro DiNezio, de l’université du Colorado à Boulder, parle de “la question en suspens la plus importante du domaine de la climatologie”. Le hic, c’est que, si on ne parvient pas à expliquer ce refroidissement, ça veut dire qu’on ne sait pas non plus quand il va s’arrêter, ni s’il ne va pas s’inverser subitement pour laisser la place à un réchauffement. L’affaire pourrait avoir des incidences planétaires.

 

Selon la manière dont elle évolue, la “langue froide” pourrait ainsi soumettre la Californie à un état de sécheresse permanent et l’Australie à des feux de végétation de plus en plus meurtriers. Le phénomène a également une incidence sur l’intensité de la mousson en Inde et aggrave les risques de famine dans la Corne de l’Afrique. Il pourrait même influer sur l’ampleur du dérèglement climatique à l’échelle mondiale, en augmentant la sensibilité de l’atmosphère à la hausse des émissions de gaz à effet de serre.

Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que les climatologues mettent les bouchées doubles pour tenter d’avoir le fin mot de cette histoire. Tous les ingrédients d’un bon mystère sont ici réunis : une intrigue, le brouillard [qui l’entoure], et des hypothèses concurrentes. Le phénomène n’est pas encore élucidé, mais le simple fait de prendre acte de son existence nous aidera à prendre en compte ses éventuelles évolutions. Sans compter que, si nous perçons ce mystère, nous ferons la lumière sur les dernières zones d’ombre de l’avenir climatique qui nous attend.

 

Le Pacifique, plus vaste que toutes les terres émergées

L’océan Pacifique est un parfait nid à mystères. C’est l’océan le plus étendu et le plus profond de la planète – il est si vaste qu’il couvre une plus grande superficie que toutes les terres réunies. Parvenir à deviner sa réaction à la hausse des émissions des gaz à effet de serre dans l’atmosphère est un défi de taille. Notamment parce que les grandes variations naturelles du climat du Pacifique tropical jouent sur la météo du monde entier.

Par exemple, tous les trois à cinq ans environ, le Pacifique passe d’un épisode La Niña, avec une température relativement fraîche des eaux de surface dans la zone équatoriale, à un épisode El Niño, où ces eaux se réchauffent plus que la normale. Ce cycle, connu sous le nom d’“oscillation australe El Niño”, ou [selon son acronyme anglais] “ENSO”, est causé par des changements dans les régimes des vents qui soufflent sur l’océan et par le déplacement de l’eau, entre le fond de l’océan, plus froid, et la surface, plus chaude.

À quoi s’ajoute l’oscillation décennale du Pacifique (ODP), dont l’origine exacte reste indéterminée, mais dont les effets sont les mêmes que ceux de l’ENSO, quoique généralement durant une période comprise entre vingt et trente ans. Ces variations compliquent le calcul des tendances de long terme. C’est la raison pour laquelle, quand ils ont décelé ce phénomène de “langue froide” dans les années 1990, les chercheurs en ont imputé l’existence à la variabilité extrême (mais naturelle) de la région.

Richard Seager, de l’université Columbia, à New York, a été l’un des premiers à contester cette analyse. En 1997, il a cosigné un article [paru dans Science] dans lequel il mettait en lumière le refroidissement du Pacifique équatorial, une tendance que l’on ne retrouvait pas dans les modèles climatiques. Depuis, les données sur les températures de surface de la mer ont confirmé les soupçons du chercheur. Le Pacifique est (côté Amériques) a toujours été plus frais de 5 °C à 6 °C en moyenne que le Pacifique ouest (côté Asie), mais, entre 1980 et 2019, cette différence de température s’est creusée d’environ 0,5 °C.

 

Aujourd’hui, de plus en plus de scientifiques partagent les doutes de Richard Seager sur l’imputabilité de la “langue froide” à la variabilité naturelle. Or l’incapacité des modèles climatiques à tenir compte de cette zone froide nuit possiblement gravement à la fiabilité de leurs prévisions.

Si l’affaire est aussi importante, c’est parce que les répercussions sur l’avenir du climat sont potentiellement considérables. Le réchauffement du Pacifique ouest et le refroidissement du Pacifique est entraînent la formation de nuages bas au-dessus de ce dernier. “Or une nébulosité accrue accentue la réflexion de la lumière solaire”, rappelle David Battisti, de l’université de Washington à Seattle. Autrement dit, la chaleur pénètre moins facilement dans l’atmosphère terrestre et n’y est donc pas autant piégée par les gaz à effet de serre. En d’autres termes, un refroidissement du Pacifique est ralentirait le réchauffement planétaire.

À quel avenir se préparer ?

Si la tendance actuelle se poursuit, la “langue froide” pourrait réduire l’ampleur du réchauffement climatique attendu de 30 % par rapport aux prévisions des modèles climatiques. La température mondiale moyenne ne s’accroîtrait plus de 1,9 °C, mais de 1,3 °C d’ici à la fin du siècle, alors que le même volume de gaz à effet de serre pénètre dans l’atmosphère dans les deux scénarios. Cependant, cela voudrait aussi dire que l’état de base du climat serait plus proche d’un phénomène La Niña, accroissant le risque de sécheresse dans la Corne de l’Afrique et dans le sud-ouest des États-Unis.

 

En revanche, si les modèles climatiques ont vu juste et que le Pacifique est monte en température, le climat se réchauffera plus vite et les répercussions régionales seront différentes. L’état de base du climat serait alors plus proche de celui d’El Niño, accélérant le blanchissement des récifs coralliens, réchauffant et asséchant le bassin de l’Amazone, entraînant une multiplication des sécheresses en Australie et en Indonésie, et des vagues de chaleur meurtrières en Inde, avec la disparition des moussons. Parallèlement, certaines régions des Amériques connaîtront une multiplication des tempêtes, les pluies torrentielles occasionnant des crues dévastatrices et des glissements de terrain dans des pays comme le Pérou et l’Équateur.

 

À quoi faut-il se préparer pour l’avenir ? Si le refroidissement du Pacifique est perdure, il aura “des répercussions notables sur les prévisions climatiques régionales”, prévient Malte Stuecker, de l’université d’Hawaii à Manoa. Or, pour l’heure, les décideurs politiques, les urbanistes et les dirigeants d’entreprise ont tendance à regarder les prévisions climatiques fondées sur des modèles qui tablent sur un réchauffement du Pacifique est.

Pour prédire la suite des événements, il nous faut d’abord comprendre ce qui est en train de se passer à l’heure où l’on parle. C’est la raison pour laquelle certains des esprits les plus brillants de la climatologie mettent les bouchées doubles pour découvrir les raisons des écarts notables constatés entre les observations du monde réel et leurs modèles climatiques. Et les hypothèses concurrentes ne manquent pas.

 

Certains pensent ainsi que la réponse pourrait se trouver dans les mers froides de l’océan Austral, autour de l’Antarctique. Ces eaux, comme celles du Pacifique est, font partie des rares endroits où la température de surface de la mer a baissé ces dernières années. Une des causes probables en est la fonte des glaciers de l’Antarctique, elle-même due à la hausse des températures mondiales.

Une autre possibilité est que l’amincissement de la couche d’ozone et la hausse des émissions de gaz à effet de serre entraînent un renforcement de la puissance des vents dans la région, accélérant les mouvements d’air froid en provenance de l’Antarctique vers les eaux de surface de l’océan Austral.

Quelle que soit la cause du refroidissement de cette zone, David Battisti et d’autres supposent qu’il exerce un effet d’entraînement sur le Pacifique tropical. Les modèles climatiques ne tiennent pas tous compte des eaux issues de la fonte de l’Antarctique dans leurs calculs et ont du mal à rendre compte précisément des changements affectant la température de l’eau, les vents et les courants de l’océan Austral. Yue Dong, de l’université Columbia, a cependant montré que, lorsqu’on appliquait les corrections nécessaires, les modèles climatiques faisaient bel et bien état d’un refroidissement du Pacifique tropical. Autrement dit, “les prévisions de réchauffement fournies par les modèles climatiques mondiaux actuels dans un futur proche sont peut-être exagérées”.

 

Besoin de modèles climatiques capables de tout simuler

Une autre explication possible de cette “langue froide” est que le dérèglement climatique serait en train de modifier le régime des vents et le phénomène océanographique d’“upwelling”, c’est-à-dire de remontée d’eau froide des profondeurs de l’océan vers la surface dans le Pacifique [les vents poussent l’eau de surface permettant à l’eau plus froide des profondeurs de remonter]. Comme nous l’avons déjà évoqué, le Pacifique ouest est naturellement plus chaud que le Pacifique est, en raison notamment de ce phénomène de remontée d’eau froide dans ce dernier, qui y maintient les températures de surface plus fraîches.

À mesure que le climat se dérègle, le phénomène s’amplifie, observe Alexeï Fedorov, de l’université Yale. “Quand vous augmentez la concentration de dioxyde de carbone, les effets radiatifs [du soleil] sont plus forts à l’ouest, parce qu’il n’y a pas cet effet modérateur des eaux froides qui remontent à la surface.” Quand l’air chaud qui se trouve au-dessus du Pacifique ouest se dilate, il monte, et l’air froid, plus lourd, le remplace aussitôt, de sorte que les vents dominants (les alizés) soufflent plus fort d’est en ouest, ce qui amplifie le phénomène de remontée d’eau froide dans le Pacifique est, accélérant encore le refroidissement de la zone. Or cet effet est rarement pris en compte. “Les modèles climatiques souffrent de certains biais tenaces qui les empêchent de rendre totalement compte de ce mécanisme”, pointe Alexeï Fedorov.

 

Il est fort probable qu’une combinaison de mécanismes soit ici à l’œuvre – les variations naturelles faisant également partie des facteurs. Pour percer ce mystère, nous avons besoin de modèles climatiques qui soient capables de tout simuler, de la couverture nuageuse aux courants océaniques, en passant par les vents et la fonte des glaciers.

Pedro DiNezio étrenne justement cette nouvelle génération de modèles qui fait appel à des superordinateurs. Les premiers résultats en sont prometteurs, révélant des tendances de températures dans le Pacifique qui ressemblent davantage aux mesures relevées sur le terrain. Seulement voilà, l’exécution de ces modèles coûte cher et consomme beaucoup d’énergie, à quoi il faut ajouter que l’accès aux superordinateurs est limité en raison d’une forte demande.

 

L’identification des erreurs commises par les modèles n’est cependant que la première étape de la résolution du mystère de la “langue froide”. Au bout du compte, ce que tout le monde veut savoir, c’est si cette tendance au refroidissement est permanente ou provisoire.

Certains chercheurs estiment que la validité des modèles climatiques actuels se vérifiera sur le long terme – que le simple fait d’émettre des quantités considérables de gaz à effet de serre dans l’atmosphère entraînera un “basculement” du Pacifique est vers un régime de réchauffement. Reste à savoir quand cette inversion aura lieu : certains l’annoncent dans vingt ans, d’autres plutôt dans un siècle.

 

La dernière pièce du puzzle climatique

Si tant est qu’elle ait vraiment lieu, il faut savoir quelles seront les incidences de cette inversion sur le dérèglement climatique mondial. L’épisode El Niño en cours, qui devrait atteindre son pic dans le courant de l’année, est l’occasion de creuser la question.

Un basculement du Pacifique est vers un régime de réchauffement aurait des effets perturbateurs à l’échelle planétaire, surtout s’il nous prend par surprise. Les programmes d’adaptation au changement climatique, qui couvrent tous les sujets, de la sécurité hydrique à l’agriculture, pourraient se retrouver caducs du jour au lendemain ou presque, obligeant les pays à revoir en catastrophe leurs infrastructures et leur économie. “Faute de capacité à prédire le moment où ça va se produire, on risque de voir tout à coup, dans les phénomènes climatiques régionaux, de grandes variations auxquelles on n’était pas préparés”, prévient Robert Wills, de l’École polytechnique fédérale de Zurich.

 

Les tentatives de résoudre le mystère de la “langue froide” n’ont cependant pas pour but premier de montrer que les modèles climatiques se fourvoient. Sur les grands sujets, qu’il s’agisse des températures de surface moyennes dans le monde ou de la fonte des glaces de l’Arctique, ils se sont montrés d’une précision redoutable. Quand ils nous annoncent que nous allons au-devant d’un avenir plus chaud et plus mouvementé, nous pouvons leur faire confiance. La “langue froide” serait ici plutôt la dernière (grosse) pièce du puzzle. Lorsqu’elle trouvera sa place, nous aurons une idée plus précise de la manière dont notre vie va changer dans un monde qui se réchauffe – et dont il faudra nous préparer.