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La vie politique du capital humain – Luttes du troisième type (2/2), Par Michel Feher


Revers de l’aspiration à se faire apprécier, le discrédit – davantage encore que l’exploitation et les discriminations – est la malédiction qui hante les assujettis au capitalisme financiarisé. Pour le contester, de nouveaux mouvements sociaux apparaissent qui n’hésitent pas à jouer le jeu de la spéculation : l’indexation de la dignité d’une personne sur l’appréciation de son capital humain leur apparaît moins comme un mal à conjurer que comme un défi à relever.

Pendant deux bons siècles, l’accumulation du capital industriel dans les pays développés s’est conjointement nourrie de la marchandisation du travail constitutive du salariat et des différenciations que le genre et la race introduisent dans l’application des règles de droit. Si ces deux modes d’extraction de la plus-value demeurent d’actualité, le capitalisme financiarisé tel qu’il sévit aujourd’hui en privilégie un troisième, dans la mesure où le faible taux de croissance économique dont il peut se prévaloir procède avant tout de la prolifération et de l’appréciation des titres financiers. C’est en effet d’une titrisation généralisée des ressources naturelles mais aussi humaines que les investisseurs escomptent le maintien de leur prospérité.

Envisager une personne comme un capital ouvert à la spéculation revient à assumer que, loin d’être inestimable, sa valeur dépend du cours des actifs qui composent son portefeuille. Parce qu’un tel système de notation n’offre rien moins qu’une manière de mesurer l’importance relative de chacun, sa mise en œuvre inflige un tort distinct de l’exploitation et des discriminations générées et légitimées par la condition libérale. Plus que la captation de ce que Marx appelle le surtravail – par les biais du contrat salarial mais aussi de l’extorsion sans contrepartie du labeur des femmes et des colonisés – elle favorise le désinvestissement des vies mal notées. En tant que revers de l’aspiration à se faire apprécier, le discrédit est donc bien la malédiction qui hante les assujettis au capitalisme financiarisé : quiconque se montre incapable de susciter un minimum de confiance dans les composantes de son portefeuille risque en effet de tomber sous le seuil de visibilité requise pour revendiquer ses droits et poursuivre librement ses intérêts.

La peur de venir grossir les rangs des discrédités – ou, pour le dire comme Achille Mbembe, des « inexploitables » – permet sans doute aux employeurs d’inciter celles et ceux qui l’éprouvent à gager leur employabilité sur des dispositions appréciables telles que la disponibilité et la flexibilité. Reste que la précarité générée par la valorisation de ces deux vertus place aussitôt les gouvernants devant un redoutable dilemme : tributaires de l’attractivité de leur territoire aux yeux de leurs créanciers, il leur faut certes conjurer la détérioration de leurs comptes en sabrant dans les budgets sociaux mais tout en veillant à ne pas offrir le spectacle d’une population rendue potentiellement séditieuse par la négligence des édiles.

Si les pouvoirs publics s’acquittent de leur obligation de responsabilité financière en durcissant sans cesse les conditions d’accès à leurs services, c’est avant tout en masquant les effets de leur sélectivité croissante qu’ils s’appliquent à projeter une image de paix sociale. Autrement dit, leur principal souci est de dissimuler les populations les plus affectées par leurs désinvestissements. D’aucuns vont donc être soustraits aux regards – tels les migrants enfermés dans des centres de rétention ou livrés à la noyade – tandis que d’autres seront seulement effacés des registres – tels les demandeurs d’emplois radiés ou encouragés à interrompre leurs efforts.

Initialement enchâssées dans des luttes contre l’exploitation du travail et les traitements discriminatoires, les premières mobilisations provoquées par la dévalorisation de certaines vies surviennent dans la foulée de la contre-réforme néolibérale et néoconservatrice. Le prototype en la matière est sans doute le défi d’Act Up à la politique d’occultation des malades du Sida menée de concert par l’industrie pharmaceutique et les institutions de santé publique. Confronté au silence mortifère entretenu par les décideurs, le collectif formé à New York en 1987 ne s’est pas seulement élevé contre les normes qui dédouanaient les autorités de leur inaction en imputant les ravages de l’épidémie aux pratiques « déviantes » des populations à risque. Déterminés à retourner l’accusation d’irresponsabilité adressée aux victimes du VIH contre les instances qui s’abritaient derrière elle pour justifier leur inertie, les militants d’Act Up se sont employés à rendre les patients visibles par des actions spectaculaires mais surtout à valoriser leur expertise d’usagers de la médecine pour demander des comptes aux laboratoires et aux gouvernants.

Par la suite, la revalorisation d’existences dépréciées a informé d’autres combats, tels celui des travailleurs sans papiers dès les années 1990 : récusant leur relégation dans la masse anonyme des miséreux dont les pays développés pourraient légitimement rationner l’accueil, les déboutés du droit au séjour ont préfiguré les « premiers de corvée » révélés par la pandémie de Covid-19 en s’ingéniant à faire valoir le caractère indispensable de leur contribution aux sociétés qui s’obstinaient à leur refuser l’hospitalité.

Il faudra toutefois attendre la première crise mondiale du capitalisme financiarisé pour que la conjuration du discrédit s’impose comme un motif majeur d’agitation sociale et même de soulèvement politique. D’abord au cœur des « Printemps arabes » de 2011, qui voient les insurgés se mobiliser pour la reconquête de leur dignité bafouée, elle se retrouve, la même année, dans le mouvement des places en Espagne et les différentes itérations d’Occupy: l’indignation qui s’y exprime porte en effet sur le contraste entre le renflouement des responsables de la débâcle financière et la déconsidération des victimes de leurs paris frauduleux.

Le sort des vies dépréciées présidera ensuite à l’éclosion de nouveaux mouvements antiracistes et féministes. Côté race, lutter contre la dévalorisation est en effet l’affaire de #BlackLivesMatter – mot-dièse composé en 2013 après l’acquittement du meurtrier de Trayvon Martin, un jeune Noir de Floride, et qui désignera une mobilisation d’ampleur l’année suivante, suite aux violences policières qui ont coûté la vie à Michael Brown et à Eric Garner. Côté genre, la même motivation anime les relayeuses de #MeToo – appel aux victimes de harcèlement et d’agressions sexuelles lancé dès 2006 par Tarana Burke, mais qui ne sera popularisé qu’en 2017, lorsqu’éclate l’affaire Weinstein – ainsi que les cortèges défilant sous la bannière de Ni Una Menos – campagne contre les féminicides qui débute en Argentine au printemps 2015, en réaction aux assassinats de Daiana Garcia et Chiara Paez, avant de déferler sur l’Espagne, l’Uruguay, le Chili et le Pérou.

Plus récemment, les griefs des « gilets jaunes » français à l’encontre des dirigeants de leur pays s’inscrivent eux aussi sur le registre de la dévalorisation. Si l’introduction d’une taxe sur les carburants est à l’origine du mouvement, la révolte va rapidement déborder de sa motivation initiale pour se fixer sur le mépris social dont les « gilets jaunes » s’estiment l’objet – et qu’ils décrivent comme le produit d’un cercle vicieux où le désinvestissement de l’État et l’invisibilité de ceux qu’il déserte s’entretiennent mutuellement.

Enfin, une évolution semblable peut être observée dans la représentation de leur cause qu’offrent les militants écologistes. Depuis longtemps déjà, ceux-ci se sont départis de la vision protestante de l’écologie – qui appelle les hommes à se conduire en régisseurs responsables de l’environnement naturel qui leur a été confié – pour embrasser une représentation plus animiste du vivant en titulaire de droits. Mais notamment en raison des problèmes d’actualisation que rencontre cette approche, c’est à présent la valeur de leurs propres vies, compromises par l’irresponsabilité de leurs aînés que mettent en avant les jeunes qui se mobilisent pour la justice climatique.

Bien qu’aussi hétérogènes dans leur composition que dans leurs préoccupations, les coalitions évoquées ci-dessus se rejoignent dans l’attention qu’elles prêtent aux modes d’évaluations qui produisent des existences négligeables. Sans doute ne cessent-elles pas pour autant de défendre des intérêts et de revendiquer des droits. On peut notamment rappeler que le chômage des jeunes et la hausse du prix des produits de première nécessité ont joué un rôle décisif dans le déclenchement des révolutions tunisienne et égyptienne, que l’incidence des premières mesures d’austérité sur les perspectives d’emploi a largement contribué aux mobilisations des indignés de la Puerta Del Sol et des occupants de Zuccotti Park, et que le pouvoir d’achat figure en bonne place dans les préoccupations des « gilets jaunes ».

Quant à Black Lives Matter, Me Too et Ni Una Menos, une partie importante de leur action consiste à montrer que l’égalité devant la loi restera une chimère aussi longtemps qu’une même atmosphère de normalité entourera le profilage ethnique pratiqué par les forces de l’ordre, les soupçons qui accueillent les plaintes des victimes d’agression sexuelle et, plus généralement, la complaisance des juges et des législateurs à l’égard des violences policières et domestiques. Il n’en demeure pas moins que ce sont bien les mécanismes de dévalorisation des personnes, plus encore que leurs répercussions sur le marché du travail et dans l’administration de la justice, que vise au premier chef toute une nouvelle génération de mouvements sociaux.

Spéculation militante

Est-ce à dire que le message dont les luttes contre le discrédit sont porteuses se résume à une protestation humaniste ? S’agit-il seulement de proclamer que chaque vie humaine revêt une valeur proprement incomparable, de sorte qu’il est intolérable de l’appréhender comme un capital dont l’appréciation varie au gré des notes conférées à ses composantes ? La dénonciation de la tyrannie des évaluations est assurément le propos d’un nombre croissant de dystopies – de Super triste histoire d’amour, le roman de Gary Shteyngart à l’épisode de la série britannique Black Mirror intitulé « Nosedive ».

En revanche, les militants engagés dans la conjuration de leur discrédit ne versent guère dans la déploration du temps révolu où l’accumulation du capital reposait exclusivement sur l’exploitation et les discriminations. Fidèles à la stratégie des syndicalistes, des féministes et des abolitionnistes de l’ère industrielle, ils abordent la condition qui leur est imposée avec la même ambivalence que leurs prédécesseurs ont montrée au sujet d’intérêts et de droits reconnus par les institutions libérales. Autrement dit, leur critique de la titrisation des ressources matérielles et humaines s’accompagne d’emprunts à la perspective des investisseurs.

Ainsi, plutôt qu’à opposer une simple fin de non-recevoir aux spéculations sur les attributs et dispositions de chacun, les mouvements sociaux dont l’incubation procède de la financiarisation du capitalisme tendent à assumer le caractère spéculatif de la valeur, et par conséquent à jouer le jeu de la valorisation pour leur compte. À la question de savoir qui importe, ils ne se bornent donc pas à répondre que tout le monde mérite la même considération : l’indexation de la dignité d’une personne sur l’appréciation de son capital humain leur apparaît moins comme un mal à conjurer que comme un défi à relever – en pesant sur les cours par leurs propres mobilisations.

Exemplaire à cet égard, Black Lives Matter doit se comprendre comme une proposition performative : les militants qui s’emparent de ce mot d’ordre cherchent bien moins à faire reconnaître que les vies noires valent autant que les autres qu’à faire procéder leur valorisation de l’engouement et de la solidarité qu’il suscite. Rien n’éclaire mieux la nouvelle orientation de leur militantisme que le peu d’écho rencontré par leurs ennemis lorsque ceux-ci ont cru bon de leur opposer que « toutes les vies comptent ».

Resucées de l’identification entre la condamnation des traitements discriminatoires et l’octroi d’avantages spéciaux à leurs victimes, tant le slogan « All Lives Matter », promu aux États-Unis par des figures médiatiques de droite et des politiciens du Parti républicain, que les accusations de communautarisme ou d’identitarisme proférées par leurs homologues français témoignent d’une profonde méprise sur l’objectif du mouvement pour les vies noires. Naguère, sans doute, les néoconservateurs ont pu invoquer l’universalisme pour entraver la mise en cause des normes – au motif qu’attenter aux discriminations dont elles assurent l’entretien serait contraire à l’égalité des droits. Leur vieille rhétorique se révèle en revanche peu à même d’affecter des luttes pour la réévaluation de populations dépréciées, dès lors que celles-ci misent moins sur le rappel des garanties économiques et juridiques dont chaque être humain devrait bénéficier que sur l’appréciation que leurs propres mobilisations parviennent à générer.

Les ratiocinations sur les dangers des « politiques identitaires » et des « postures victimaires » manifestent la même usure lorsqu’elles tentent d’endiguer le déferlement de la vague #MeToo. Car les militantes que leurs détracteurs, et détractrices, appellent volontiers « néo-féministes » sont aussi peu enclines à exclure les hommes de leur combat que disposées à amender celui-ci pour préserver on ne sait quelle harmonie entre les sexes. La vindicte qui les anime porte plutôt sur les conduites qui relèvent de la masculinité toxique et qu’elles accusent d’entretenir la dépréciation des femmes. Lasses de compter sur l’évolution des mœurs, mais aussi d’attendre que des lois précipitent le changement, leur stratégie consiste à spéculer contre la tolérance des comportements qu’elles jugent nocifs, soit à peser sur la réputation de ceux qui les adoptent, afin de favoriser la revalorisation des vies qui y sont exposées.

L’antiracisme et le féminisme ne sont pas les seuls terrains où la conjuration du discrédit passe par la spéculation. Celle-ci se retrouve également dans la mise en avant de la jeunesse de leurs membres par des mouvements tels que Fridays for Future, Sunrise et Extinction Rebellion Youth : car au-delà des propositions précises qu’elles ne manquent pas de formuler, sur la transition énergétique comme sur le maintien de la biodiversité, ces nouvelles associations écologistes attendent avant tout des gouvernements que leur action pour la justice climatique soit à la mesure de la valeur que les parents accordent à l’avenir de leurs enfants. Figure emblématique de cette attente, Greta Thunberg joue à elle seule le rôle d’une véritable agence de notation : son visage opère en effet comme un écran où l’engagement des responsables politiques en faveur de sa génération peut être jaugé à l’aune de leurs réactions à son impassible obstination.

Le caractère performatif de la valeur s’illustre enfin dans la catégorie émergente de « travailleurs essentiels ». Entendus lorsque la pandémie de Covid-19 a vidé les rues, les appels à revaloriser la contribution des métiers qui permettent à une société de survivre au confinement ne se résument ni à des revendications salariales ni à l’exigence d’une protection sociale moins lacunaire, même si ces deux dimensions sont évidemment importantes. À l’image de l’introduction d’un titre en bourse, le lancement, en France, de l’expression « premiers de corvée » s’est aussitôt traduit par un concours d’estimations sur l’importance relative des différents types d’acteurs sociaux, et en particulier ceux que le président de la République se plaît à nommer les « premiers de cordée », et qui englobe les chefs d’entreprises, les hauts fonctionnaires et les intermédiaires financiers.

Le débat soulevé par la notion de « travailleurs essentiels » ne porte toutefois pas seulement sur les inégalités de revenus entre les professions et ne vise pas davantage à imposer une définition incontestable de l’utilité sociale. Plus que de hâter la substitution d’une échelle des salaires fixée par les représentants du peuple ou la science de l’organisation à la rémunération du travail par le mécanisme des prix, il ambitionne de peser sur les critères d’appréciation des tâches qui président aux politiques d’investissements.

Car telle est bien la vocation de la spéculation, dans l’action militante non moins que sur les marchés financiers et les réseaux sociaux : si la distribution du produit et l’aménagement des normes sont les objets respectifs de la négociation des intérêts collectifs par les organisations syndicales et des procès intentés aux pratiques discriminatoires par les avocats de l’égalité effective des droits, l’allocation du crédit est quant à elle l’enjeu des estimations qui nourrissent les luttes pour la revalorisation des vies dépréciées. La notion de crédit doit ici s’entendre dans sa double ambivalence, puisqu’elle désigne à la fois l’argent qu’on avance et la confiance qu’on octroie mais aussi l’aptitude à attirer l’un comme l’autre. Soustraire les discrédités au cercle vicieux de la défiance et du désinvestissement requiert par conséquent de spéculer sur l’attractivité d’un autre partage des ressources mais aussi contre les conduites et les représentations qui retardent son avènement.

Investir, désinvestir

Les revendications des soignants français illustrent bien l’ascendant de l’allocation du crédit, y compris sur la question salariale. Antérieure à l’apparition du nouveau coronavirus, mais exacerbée par l’impéritie et l’arrogance des gouvernants une fois l’épidémie déclarée, la colère qu’elles expriment compte sans doute l’insuffisance des salaires et la pénibilité des conditions de travail parmi ses motifs. Toutefois, la priorité définie par les médecins, infirmiers, aides-soignants, brancardiers et agents d’entretien mobilisés pour la défense de l’hôpital ne se situe ni dans les fiches de paye ni du côté de la reconnaissance symbolique – comme l’atteste leur réaction indignée lorsque, pour les apaiser, il a été envisagé de leur décerner une médaille.

La préoccupation centrale de leur mouvement réside plutôt dans la mise en œuvre d’une politique budgétaire adéquate à la revalorisation de la santé publique et des métiers qu’elle implique. Autrement dit, les soignants entendent miser sur le prestige qu’ils ont glané tout au long de la crise sanitaire pour exiger des investissements et une réorganisation des services hospitaliers qui répondent à l’appréciation du soin par les usagers.

Le fléchage des investissements est également l’enjeu majeur des mobilisations de la jeunesse contre les atermoiements de ses aînés face au dérèglement climatique. C’est en effet pour hâter la conversion des déclarations d’intentions en ressources effectivement allouées à la décarbonation des activités humaines que les adolescents en grève pour le climat et leurs alliés de XR Youth et du Sunrise Movement choisissent d’interpeler les décideurs comme des parents censément soucieux de l’avenir de leurs enfants. En insistant sur l’hypothèque que l’inertie des gouvernements fait peser sur leurs propres vies, il s’agit pour eux d’incarner et de dater l’urgence. Ainsi espèrent-ils contrer les manœuvres dilatoires – platitudes sur le développement durable, paralogismes sur la croissance verte, sermons sur la patience et la complexité des problèmes – dont usent les responsables politiques pour reporter la réorientation des dépenses et des choix requis par la dégradation du climat.

C’est toujours l’allocation du crédit, financier non moins que moral qui concentre l’attention des militants de Black Lives Matter, en particulier depuis la mort de George Floyd. À sa création, l’agenda du mouvement pour les vies noires a été identifié à une dénonciation de ces manifestations particulièrement flagrantes du racisme structurel à l’encontre de la communauté afro-américaine que sont les violences policières – autour de mille personnes tuées par an dont environ un tiers de Noirs, alors que ceux-ci représentent 12 % de la population – l’impunité des auteurs de ces meurtres – systématiquement disculpés par le système judiciaire – et la politique d’incarcération massive – un tiers des détenus sont Afro-Américains et un Noir est six fois plus susceptible de se retrouver derrière les barreaux qu’un Blanc.

Toutefois, dès 2016, le site de M4BL (Movement for Black Lives) publiait « A Vision for Black Lives », un manifeste dont l’un des chapitres, intitulé « Invest-Divest » (« Investir-Désinvestir »), appelait le gouvernement fédéral, les États et les municipalités à opérer un vaste transfert des fonds consacrés à la police et aux prisons vers le budget de l’éducation, les programmes de création d’emplois et le financement d’institutions vouées à la justice réparatrice.

À l’époque, les lecteurs du manifeste ont surtout retenu la place qu’y tenait l’intersectionnalité – puisque la lutte contre le racisme y était présentée comme indissociable des combats contre le sexisme, l’homophobie et la transphobie mais aussi pour les droits des travailleurs et la justice climatique. En revanche, au printemps 2020, quand les quelque cinquante associations locales qui composent le Mouvement pour les vies noires sont parvenues à assembler des foules d’une ampleur sans précédent – aux États-Unis mais aussi dans de nombreux autres pays – c’est bien de l’argumentaire du chapitre « Invest-Divest » qu’est venu le principal cri de ralliement des manifestants. Comme le signifie l’équation peinte sur l’asphalte aux abords de la Maison Blanche : « Black Lives Matter = Defund the Police » (« coupez les crédits à la police »). Autrement dit, les vies noires ne pourront compter tant que l’argent public continuera de se déverser sur l’institution responsable du renforcement mutuel de leur précarisation et de leur dépréciation.

Aux États-Unis, la réflexion sur les rapports entre la production de la race et la fonction criminogène du dispositif policier et carcéral précède largement l’apparition du Mouvement pour les vies noires. Notamment menée par le collectif Critical Resistance – fondé à Berkeley en 1997 par Angela Davis, Ruth Wilson Gilmore et Rose Braz –, elle définit les contours d’un abolitionnisme à la fois radical et pragmatique : l’horizon que les abolitionnistes veulent atteindre est en effet celui d’une société sans police ni prison – au motif que l’une et l’autre entretiennent les problèmes sociaux qu’elles prétendent traiter – mais pour rendre cet objectif pensable, ils entendent s’impliquer dans tous les débats locaux sur l’édification de nouvelles maisons d’arrêt ou les budgets des forces de l’ordre.

Or, si sur le terrain des litiges où ses membres se sont engagés, Critical Resistance affiche un bilan plus qu’honorable, et si, dans le monde académique, un nombre croissant d’auteurs prolongent le travail de Gilmore et Davis, force est d’admettre que jusqu’au printemps 2020, la cause de l’abolition n’a guère remporté l’adhésion, y compris au sein des milieux les plus critiques de l’incarcération de masse et des violences policières.

Aussi irrépressible qu’inattendue, la nouvelle donne s’impose cinq jours à peine après le mort de George Floyd, lorsque le Black Visions Collective de Minneapolis, la ville où le meurtre a eu lieu, lance une pétition demandant au conseil municipal de renoncer à financer un département où les violences policières sont monnaie courante. Aussitôt, « Defund the Police » devient le mot d’ordre dont se réclament les centaines de milliers de manifestants qui vont battre les pavés des grandes villes américaines pendant plusieurs semaines. L’appel à priver les policiers de ressources financières se heurte sans doute à une opinion majoritairement hostile. Toutefois, certains sondages signalent que quatre personnes sur dix sont à présent favorables à un transfert de revenus fiscaux vers d’autres postes – éducation ou services sociaux – et bon nombre de municipalités anticipent déjà l’évolution en cours : outre Minneapolis, des réallocations de fonds plus ou moins substantielles ont été annoncées à New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Austin.

À la différence de Critical Resistance, le M4LB ne fait pas reposer sa stratégie discursive sur l’articulation entre l’idéal abolitionniste et une pratique militante aux ambitions modestes – qu’il s’agisse d’empêcher la construction d’une nouvelle prison, de limiter les dépenses engagées dans le recrutement ou l’armement des policiers, ou de faire obstacle à des lois et réglementations toujours plus répressives. Dans les marches qui se succèdent sans discontinuer depuis la mort de George Floyd, l’accent est davantage mis sur la circulation du crédit – comme l’énonçait déjà le manifeste de 2016 – mais aussi sur sa convertibilité, soit, en l’occurrence, sur le rapport de proportionnalité inverse entre l’appréciation des vies noires et les investissements dans la police et les prisons.

L’impact de Black Lives Matter sur les critères d’évaluation du racisme ne va pas seulement traverser les océans. Rapidement, la volatilité introduite par la performativité de ce mot d’ordre gagne en effet d’autres objets que l’institution policière. Aux estimations désobligeantes sur l’action et même sur la fonction des forces de l’ordre s’ajoutent en particulier les spéculations sur le bienfondé des hommages monumentaux rendus aux défenseurs de l’esclavage et aux artisans de la colonisation.

Sans doute existait-il déjà, des deux côtés de l’Atlantique, des collectifs appelant à libérer l’espace public de l’effigie des chefs de file de la Confédération des États sécessionnistes et des figures les plus sinistres de l’impérialisme colonial européen. Ce n’est toutefois qu’à la faveur de la corrélation imposée par l’antiracisme spéculatif du M4BL, entre la valorisation des vies noires et la décote des récits et représentations à la gloire des instigateurs de leur dépréciation, qu’une indignation jusque-là peu audible a pu déboucher sur le déboulonnage immédiat d’un nombre conséquent de statues – Robert Lee à Richmond, Edward Colston à Bristol, Theodore Roosevelt à New York, le roi Léopold II à Anvers, Cecil Rhodes à Oxford, et bien d’autres encore.

La cascade de réévaluations provoquées par Black Lives Matter n’épargne pas le secteur privé, même si elle ne s’y traduit guère que par une inflexion marginale de la stratégie commerciale des firmes. Ainsi peut-on citer les mesures cosmétiques, dans les deux sens du terme, prises par les dirigeants de L’Oréal et d’Unilever – ceux-ci ont en effet estimé judicieux de ne plus se positionner comme les champions de l’éclaircissement des peaux – mais aussi les séminaires de sensibilisation à la question raciale que les GAFAM ont promis d’offrir à leur personnel. Dérisoires et empreintes d’hypocrisie – comme l’attestent l’organigramme et la grille salariale de ces entreprises –, les dépenses qu’occasionnent ces protestations de solidarité ne révèlent pas moins l’incidence du Mouvement pour les vies noires sur les critères d’appréciation des titres.

Enfin, c’est une fois encore à hâter des transferts de crédit qu’aspirent des initiatives telles que #MeToo et Ni Una Menos. Qu’elles occupent les rues, prennent la parole dans les médias traditionnels ou utilisent les réseaux sociaux, les féministes qui mènent ces campagnes s’efforcent en effet de favoriser les investissements mais aussi de provoquer les désinvestissements nécessaires à la résorption des violences de genre.

D’une part, au-delà du renforcement des mesures de prévention des actes et de protection des victimes, elles réclament la mise en œuvre des moyens nécessaires à leur application – création d’observatoires habilités à enquêter sur les lieux de travail, d’enseignement, d’habitation et d’incarcération, ouverture de foyers équipés pour l’accueil des plaignantes, recrutement de personnel formé à l’écoute et au soin. D’autre part, afin de contourner les obstacles à la libération de la parole des femmes, les militantes inspirées par #MeToo et Ni Una Menos entendent jeter le discrédit sur les conduites relevant du harcèlement ou de l’agression sexuelle mais couvertes par les accords de confidentialité, les menaces de licenciement, le chantage et les démentis des conjoints, l’indifférence des policiers et le scepticisme des juges.

Parce que des exemples concrets de masculinité prédatrice lui ont servi d’illustrations, l’offensive estampillée #MeToo n’a pas manqué de produire des réactions indignées : accusées de mener une véritable chasse aux sorciers, ses promotrices ont aussitôt bénéficié de paternelles leçons sur la présomption d’innocence et le danger de substituer le tribunal de l’opinion aux procédures judiciaires – alors même que dans l’immense majorité des cas, les plaintes sont étouffées avant d’être instruites ou classées sans suite. Reste que pour le public auquel leurs révélations s’adressent, les reproches dont leur démarche fait l’objet ne tarderont pas à se diluer dans l’accablement suscité par la profusion des abus qu’elles relatent.

L’exposition et la requalification de comportements jusque-là tolérés – au nom d’un ordre des choses réputé immuable ou en tant que prime offerte au talent et à la compétence – ne visent nullement à allumer une quelconque guerre des sexes. Si conflit il y a bien, les adversaires qu’il met aux prises ne sont pas les hommes et les femmes mais plutôt les tenants de deux conceptions inconciliables de l’attractivité. Comme dans toute attaque spéculative, c’est sur la sélection des placements que les militantes de #MeeToo et de Ni Una Menos ambitionnent d’agir. En l’occurrence, il s’agit pour elles de constituer certains oripeaux de la virilité en actifs toxiques qu’aucun investisseur soucieux de plus-value ne souhaiterait conserver dans son portefeuille.

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Les résistances à la précarisation des vies dépréciées se distinguent des combats qui les ont précédées par l’objet sur lequel elles portent, la méthode qu’elles privilégient et le but qu’elles poursuivent. On peut en effet constater qu’elles sont axées sur la valeur attribuée à une personne – là où leurs prédécesseurs se concentraient respectivement sur ses intérêts et ses droits – mais aussi qu’elles interviennent dans la valorisation des populations négligées en spéculant sur leur appréciation – plutôt qu’en négociant la juste compensation de leur labeur ou en plaidant pour qu’elles soient traitées à l’égal des autres – et enfin que leurs paris s’efforcent d’agir sur l’allocation du crédit – davantage que sur la distribution de la plus-value ou la définition des normes.

Étroitement corrélées à l’accumulation du capital industriel et à l’expansion du salariat, les mobilisations contre l’exploitation des travailleurs se sont appuyées sur la communauté de leurs intérêts pour imposer la négociation collective d’avancées dans la répartition du produit. Quant aux mouvements pour l’abolition des discriminations raciales et de genre, leurs représentants se sont saisis des droits censément accordés à chacun, d’abord pour instruire le procès des législations dérogatoires au principe d’universalité et ensuite pour dénoncer les normes responsables de la perpétuation des inégalités de traitement et d’accès.

Or, à la différence de leurs prédécesseurs, les militants tributaires de la financiarisation du capitalisme ne s’occupent plus de détourner les catégories de la pensée libérale de l’individualisme possessif qu’elles ont vocation à légitimer. Autrement dit, les luttes qu’ils mènent ne visent pas à convertir des intérêts en solidarité de classe afin de négocier un partage des revenus moins inéquitable, et ne consistent pas davantage à s’armer de droits censément reconnus à tous pour exposer la nocivité des normes qui entravent leur exercice. Contraints d’identifier leur sort à la notation de leur capital humain, ils y puisent l’ambition de contribuer à une réallocation des ressources en spéculant pour leur compte sur la valeur des existences mésestimées.

 

Cet article est la suite du premier volet « Trouble dans la condition libérale – Luttes du troisième type » paru dans AOC le 1er février 2021.

Michel Feher, PHILOSOPHE, FONDATEUR DE ZONE BOOKS