Gena Rowlands, interprète de toutes les nuances de l’expérience féminine
Au cinéma, l’actrice, morte le 14 août à l’âge de 94 ans, avait notamment joué dans « Une femme sous influence », « Gloria » ou « Streams », du réalisateur et acteur John Cassavetes, avec lequel elle formait un couple qui alliait l’art et l’amour.
Par Murielle Joudet
Gena Rowlands, à Deauville (Calvados), en 2010. JEAN-FRANÇOIS ROBERT/MODDS
Il suffit d’évoquer le nom de Gena Rowlands pour voir le visage des actrices, comédiennes, mais aussi peut-être de toutes les femmes subitement s’illuminer. Cela traduit bien plus qu’une immense admiration pour son travail : une compréhension profonde, intime, de ce que faisait cette femme, de la manière dont, justement, elle nous représentait toutes. Gena Rowlands, morte mercredi 14 août, à son domicile d’Indian Wells (Californie) des suites de la maladie d’Alzheimer, à l’âge de 94 ans, était un peu plus qu’une artiste qui révolutionnait son art. Elle semblait avoir parcouru tout le nuancier de l’expérience féminine, avec un goût prononcé pour les échecs plutôt que les victoires. Ses plus grands rôles racontent l’histoire d’une femme épuisée, incomprise, folle, angoissée à l’idée de vieillir, aimante, mais aimant mal, seule à en pleurer. C’est peut-être, pour une actrice, le seul territoire à parcourir, le seul spectacle à jouer : celui de la fatigue des femmes.
Son nom est indissociable d’un autre, celui du réalisateur et acteur John Cassavetes (1929-1989). Couple mythique s’il en est, mais la formule cache mal la forêt de tout ce qu’ils ont apporté à leur art, l’indépendance jusqu’à y laisser leur propre peau, l’amitié et l’amour comme carburants créateurs. Tant de cinéastes ont voulu faire du Cassavetes, tant d’actrices ont voulu être Gena Rowlands. Mais leur génie était adossé à une manière de faire du cinéma tellement risquée, épuisante et unique qu’elle est par essence impossible à reproduire.
Virginia Cathryn Rowlands naît le 19 juin 1930 dans une famille aisée de Cambria (Wisconsin), d’un père homme politique local et d’une mère femme au foyer qui fait participer sa fille à ses activités artistiques, peinture, musique, théâtre. Jusqu’à l’âge de 12 ans, elle cumule les problèmes de santé, rate l’école, déploie son imagination hors des murs de sa chambre. Remise sur pied, elle intègre, de 14 à 17 ans, une troupe de théâtre très ambitieuse. Trop jeune pour tenter sa chance à New York, elle essaie vainement de s’éloigner du milieu théâtral : « J’ai voulu reprendre pied dans le monde réel, reprendre mes études. Mais c’était trop tard, le théâtre ne me lâchait plus », a-t-elle déclaré dans un entretien avec Stig Björkman (Cahiers du cinéma, 2001).
La télévision, sa sécurité
Gena et John se rencontrent à l’American Academy of Dramatic Arts (AADA) de New York. Elle rejoint l’AADA au moment où il obtient son diplôme. Ils se croisent à plusieurs reprises dans les couloirs. Après chaque pièce, Cassavetes se glisse en coulisses pour féliciter la jeune femme. Ils tombent amoureux, officialiseront leur relation en 1953, non sans angoisse pour l’actrice : « Je n’avais pas du tout l’intention d’abandonner ma carrière et de devenir femme au foyer. J’étais presque contrariée de tomber sur John, parce que je n’avais vu un homme aussi beau, et je me suis dit : “Je suis foutue.” »
Fraîchement diplômé, le couple vit de petits rôles et de petits boulots. John joue à la télévision, Gena se tourne vers le théâtre. Durant quatre ans, ils gravissent les échelons. Il passe du petit écran au cinéma, elle trouve des rôles de plus en plus importants sur les planches et inaugure ses débuts à la télévision, jouant dans des épisodes de grandes séries comme Columbo, Le Virginien, Alfred Hitchcock Presents, Bonanza, Peyton Place. C’est l’autre dimension de la carrière de l’actrice, elle ne lâchera jamais le petit écran, jusqu’à un petit rôle, en 2010, dans NCIS. La télévision, c’est sa sécurité, elle lui assure des revenus réguliers et confortables qui lui permettront de tout risquer aux côtés de son mari et de financer leur utopie artistique.
En 1957, le couple est installé dans la profession. L’histoire aurait pu être la tranquille ascension de deux beaux acteurs, talentueux, qui n’ont pas à rougir de leurs carrières. Mais John Cassavetes constate amèrement que les moyens d’expression d’un acteur sont entre les mains de financiers et de sponsors obnubilés par les profits. Tandis que Gena Rowlands part en tournée, il cherche un moyen d’ériger un lieu soumis à rien d’autre qu’à la liberté de l’artiste. Il faut tout recommencer.
Trois enfants
Il pose les bases d’un atelier de jeu d’acteur, L’Atelier de théâtre Cassavetes-Lane, ouvert à tous, désorganisé, qui se canalise autour d’un projet qui donnera, au bout de deux ans, le film Shadows (1959). En 1958, Cassavetes est obsédé par le montage de son film, qui s’éternise, l’actrice traverse seule sa grossesse, leur couple s’endette et accumule les impayés. Il emprunte à ses proches et pioche dans l’argent mis de côté pour le premier enfant. Heureusement, Shadows est vu, célébré à Cannes et à Londres.
Cassavetes est reconnu comme le nouveau visage du cinéma indépendant américain. La Paramount l’approche : sans y croire, le jeune cinéaste tente l’expérience du système des studios, qu’il connaît bien comme acteur. Bien que donnant lieu à deux beaux films, La Ballade des sans-espoir (1961) et Un enfant attend (1963), l’incursion s’avère infiniment frustrante – il n’est pas libre et n’a pas le dernier mot. En 1959, il publie une tribune dans la revue Film Culture, « What’s Wrong with Hollywood ? », son acte de divorce avec le système. Retour à l’indépendance.
Pour Faces (1968), Cassavetes prendra le temps et l’argent qu’il faut. Six mois de tournage, trois ans de montage. Cette fois-ci, le rêve artistique se fera avec Gena Rowlands ou ne se fera pas. L’amour et le travail deviendront indissociables. Les tournages n’arrêtent pas la vie du foyer, mais la prolongent. Les enfants, bientôt trois (Nick, Alexandra et Zoe), s’y feront, prendront l’habitude de buter sur des câbles traînant au sol, joueront dans les films, en feront à leur tour.
Le cœur du réacteur
Leur vie va changer, leur confort personnel va y passer, les cachets financeront les films. Gena Rowlands accepte, à une condition : continuer d’aller chez le coiffeur. Il faudra aussi y sacrifier ses nuits : le tournage de Faces ne commence pas avant 20 heures et se poursuit jusqu’à minuit, dans la maison du couple et dans celle de Lady Rowlands, la mère. Gena Rowlands traverse la nuit sous les traits de Jeannie Rapp, une call-girl déphasée. Dans ce film sauvage, heurté, dépressif, tout est appelé à se libérer : la parole, les corps, les visages, la narration, la mise en scène. Dans cette nuit immense et alcoolisée, ni les acteurs, ni la narration, ni le cinéma américain ne savent où ils vont.
Faces est un acte d’amour cinématographique, un genre de baptême où l’actrice offre ce qu’elle a de plus fort : sa vulnérabilité, une sensibilité à fleur de peau, une manière d’être piégée dans une froide solitude, même au milieu des autres, même au centre d’une fête. A partir de ce film, elle deviendra le cœur du réacteur, le moteur et la raison d’être de la mise en scène de Cassavetes. Elle n’a jamais été une muse, plutôt un motif obsédant, comme s’il n’en avait jamais terminé de sonder cette femme. C’est aussi une éthique conjugale qu’ils s’offrent en travaillant ensemble : la vie familiale rapproche tellement les êtres qu’ils finissent par ne plus se voir. Le cinéma place une caméra entre eux, les met à bonne distance afin qu’ils puissent se revoir, se donner rendez-vous : Minnie and Moskowitz (1971), Une femme sous influence(1974), Opening Night (1977), Gloria (1980), Love Streams (1984).
Ce n’est pas un hasard si Une femme sous influence sort un an avant Jeanne Dielman, de Chantal Akerman. Les deux films, bien que très différents, montrent une même réalité que personne n’avait su voir : que fait une femme, seule chez elle, le long de ses journées ? Gena Rowlands incarne Mabel Longhetti, une mère de famille que la vie au foyer a rendue folle. Elle a pris l’habitude de faire des séjours en hôpital psychiatrique, alterne entre phase mélancolique et phase maniaque, ne sait ni s’occuper de ses enfants ni tenir la maison. Cassavetes filme précisément cela : une femme qui ne sait pas tenir son rôle, trop lourd et triste pour elle, et démasque ainsi la mascarade de la féminité domestique.
Un « corps traversé »
On croit d’abord que Mabel est folle, jusqu’à comprendre que c’est la normalité qui est insensée, un rôle impossible à tenir. C’est le conformisme qu’il faut chasser de la maison. Sans s’y référer, Cassavetes semble fidèlement porter à l’écran La Femme mystifiée (1964), ouvrage culte de la féministe Betty Friedan. Qu’invente ici Gena Rowlands ? Quelque chose d’inédit, d’effroyablement dur à décrire. A même son propre corps, elle semble effectuer un montage d’attitudes, de postures, de phrases toutes faites. Comme si un robot tentait d’imiter les rôles dévolus aux femmes : gentille épouse, parfaite maîtresse de maison, mère aimante.
Puis, dépassée par tous les rôles à tenir, Gena Rowlands frôle la surchauffe, se détraque, mélange tout. Ici, son corps n’agit pas, il est comme un ciel traversé par des états, un sourire, une phrase, un geste. Sans béquille ni accessoire, l’actrice puise au fond d’elle-même pour exprimer l’idée que la vie de Mabel ne lui appartient pas. Cette capacité à être un « corps traversé » est sans doute ce qui fait événement dans la performance de l’actrice. « Ceci n’est pas un film », ne cessera de dire Cassavetes. Ce sera son plus grand succès.
Film après film, Gena Rowlands est de plus en plus seule, de plus en plus fatiguée, elle vieillit devant nous, l’espace autour d’elle ne cesse de s’étendre : c’est d’abord un appartement, puis une maison, puis un théâtre entier, puis une ville entière qui deviennent sa scène. Dans Opening Night (1977), remake d’All About Eve (1950), de Joseph Mankiewicz, elle est Myrtle Gordon, une grande comédienne qui ne supporte pas de se voir vieillir et s’entretient avec le fantôme d’une groupie tragiquement décédée, symbole d’une jeunesse qui se détache d’elle.
Art de la chute
Pendant des mois, Cassavetes a « enquêté » sur les femmes : il a observé Gena, enregistré ses conversations, lu la presse féminine. De cette enquête naît ce film sidérant de maîtrise, le plus fou et le plus juste sur la vieillesse des femmes. Chaque séquence témoigne de la complicité qu’ils ont atteinte ensemble, comme amoureux, comme artistes.
Myrtle Gordon est une femme que personne ne comprend, sauf le spectateur : voilà l’art de Gena Rowlands, qui exécute là sa figure préférée : elle ne cesse de tomber, s’effondre au sol, trébuche, ne parvient pas à se relever – jusqu’à effrayer l’équipe technique, qui croyait à un malaise. Elle ressuscite : Myrtle, tenant à peine debout, ivre au dernier degré, assure le spectacle un soir de première, puis s’effondre en coulisses. Cet art de la chute, Gena Rowlands l’a perfectionné tout au long de ses films : mieux que des dialogues, il raconte une féminité qui abdique, qui ne veut plus jouer. C’est la vérité ensevelie dans son jeu : chaque jour, partout, toutes les femmes jouent, toutes les femmes sont actrices, souvent fatiguées de l’être.
Dans Gloria (1980), que Cassavetes réalise pour la MGM, le film de gangsters cache une histoire de gosse à aimer. Traqué par une bande de mafieux, Phil, 6 ans, se retrouve pris en charge par sa voisine Gloria, une femme seule et contente de l’être. A travers leur cavale new-yorkaise, Cassavetes et Rowlands mettent en scène un ballet urbain entre un enfant et une femme, font de la maternité un énième rôle à jouer et qui ne va pas de soi.
Discrète, pudique
John Cassavetes a la cinquantaine, sa santé décline, mais c’est un détail : il construit un théâtre, met en scène Trois pièces d’amour et haine, jouées trois soirs successifs. Trop épuisant pour les acteurs, il fusionnera les trois pièces dans le scénario de Love Streams (1984), en partie tourné dans la maison californienne du couple. Gena et John sont Robert et Sarah, et le film tarde à révéler ce qui les lie. Ils sont frère et sœur, leur vie familiale est un champ de ruines, alors ils se retrouvent pour quelques insomnies, errent et boivent dans la maison, filmée comme une autre planète. Sarah, qui déborde d’amour à donner, remplit la maison d’animaux, dresse, cahin-caha, une arche de Noé, sous les yeux stupéfiés de son frère.
Après un dernier film de commande, Big Trouble (1987), John Cassavetes meurt le 3 février 1989, des suites d’un cancer, à l’âge de 59 ans. L’actrice continuera à jouer à la télévision et au cinéma. Citons deux films méconnus et magnifiques : Light of Day (1987), de Paul Schrader, et Une autre femme (1988), de Woody Allen. Discrète, pudique, Gena Rowlands commentera rarement le couple qu’elle formait avec John Cassavetes, ne le théorisera ni ne l’analysera publiquement : pourquoi doubler leur art d’une confession médiatique ? Sur l’écran, ils ont tout dit, tout livré d’eux-mêmes, semblant avoir fait le tour de ce que peuvent faire ensemble un homme et une femme.